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Henrik Ibsen, Le Canard Sauvage, traduction, introduction, bibliographie et chronologie par Régis Boyer, GF-Flammarion, 1995 

"Où trouver une épithète assez splendide pour Le Canard sauvage ? Etre là, à pénétrer toujours plus profondément dans la maison Ekdal, et s'enfoncer en même temps de plus en plus profondément dans sa propre vie jusqu'à oublier tout à fait qu'on est dans un théâtre, suivre avec horreur et pitié la poignante tragédie, tout en étant tout le temps secoué de rire devant cette irrésistible comédie." (G. Bernard Shaw, De la quintessence de l'ibsénisme)

Henrik Johan Ibsen (20 mars 1828, Skien, Norvège - 23 mai 1906, Christiania) est un dramaturge norvégien.

Distribution :

Hakon Werle, négociant en gros, propritaire d'usine, etc.

Gregers Werle, son fils

Le vieil Ekdal

Hjalmar Ekdal, fils du vieil Ekdal, photographe

Gina Ekdal, épouse de Hjalmar

Hedvig, leur fille, quatorze ans

Madame Sorby, veuve, gouvernante (et future épouse) du négociant

Relling, médecin

Molvik, ancien étudiant en théologie

Graberg, comptable

Pettersen, domestique du négociant

Jensen, domestique extra

Un monsieur pâle et gras

Un monsieur au cheveu rare

Un monsieur myope

Six autres messieurs, invités à dîner chez le négociant

Plusieurs domestiques extra

Le premier acte se passe chez le négociant Werle, les quatre actes suivants, chez le photographe Ekdal.

L'histoire :

La famille Ekdal est parvenue à un équilibre précaire en jetant un voile sur des secrets inavouables : le père de Hjamar a été emprisonné jadis pour un délit commis par le père de Gregers, un riche négociant et propriétaire d'usine. Ce dernier a mis enceinte sa gouvernante Gina, puis l'a mariée à Hjalmar qui est persuadé que l'enfant, la petite Hedvig, est de lui.

Tous, - à l'exception de Gina - vivent en dehors de la réalité : le père se rêve grand inventeur, le grand-père se rappelle un passé de glorieux chasseur, Hedvig se réfugie dans un grenier transformé en forêt imaginaire où vivent des lapins, des poules, des pigeons et  un canard sauvage estropié.

Pour Gregers Werle, le fils du négociant, un idéaliste exalté, revenu dans sa ville natale après un long exil, les membres de cette famille sont dans le mensonge. Le remède est donc d'affronter la réalité, de parler honnêtement, de tout mettre en lumière.

Mais la révélation de la vérité remet en cause les fondements mêmes de la famille Ekdal. Quand les squelettes sortent du placard, les rêves s'effondrent...

Extrait :

Relling

Seigneur Dieu, je suis censé être quelque chose comme docteur, tout de même ! Et il faut bien que je m'occupe des pauvres malades dans la maison desquels j'habite !

Gregers

Tiens ! Hjalmar Ekdar aussi est malade ?

Relling

A peu près tout le monde est malade, malheureusement.

Gregers

Et quel traitement employez-vous pour Hjamar ?

Relling

Mon traitement habituel. Je m'emploie à entretenir en lui le mensonge vital.

Gregers

Le mensonge... vital ? Je n'ai pas bien entendu... ?

Relling

Si ! J'ai dit le mensonge vital. Parce que le mensonge vital, c'est le principe qui stimule, voyez-vous.

"(...) Lorsque paraît Le Canard sauvage - en 1884 -, donc, - les réactions que déclenche cette étrange pièce peuvent surprendre. Disons tout de suite (...) que ce drame fustige durement en en tirant les conséquences maximales, l'imbécilité des beaux parleurs ou moralisateurs, des doctrinaires ou prédicants, quelle que puisse être leur sincérité d'autre part. Que valent "l'exigence d'idéal" ou la "mission vitale" en face du suicide d'une petite fille de quatorze ans ? Et dès lors, ce doute fondamental, dévastateur qui vient de s'installer en majeur dans l'inspiration ne quittera plus le grand Norvégien. Etre libre, affirmer sa personnalité, faire droit aux exigences impérieuses de sa vocation, ne jamais tricher, aimer sans détour ni calcul... Que de belles formules ! Mais cela se peut-il ? Cela se rencontre-t-il jamais ? Et davantage : est-ce vraiment souhaitable ? Entre tant de tension roide et forcenée, et une veulerie, une lâcheté certes condamnables, n'y aurait-il pas place pour un compromis que l'on vomissait si fort quand on était encore dans la trentaine ? Stat in medio virtus, dit le bon vieil adage (latin !) : ne serait-ce pas préférable à la frénésie brutale du Wer will, der kann ? Car, prenons-y garde, désormais (c'est-à-dire, après Le Canard sauvage), ce thème du doute rongeant ne cessera plus de se faire entendre, parfois avec une ironie dure qui surprend encore : comme dans Le constructeur Solness dont nous savons bien, d'avance, qu'il finira par se tuer du haut de sa magnifique tour érigé par amour pour une gamine ! Nous y gagnons, s'il faut le préciser : il y a une chaleur, une épaisseur humaines plus sensibles dans ces pièces sans prédication lourde ; il y a surtout, me semble-t-il, une vérité autrement convaincante et, le trait doit être fortement mis en valeur, une renonciation à ce qui, sans conteste, alourdit tant de productions scandinaves, surtout à l'articulation des XIXème et XXème siècle, ce que nous appelons "naïveté" - dont les propos de Grangers Werle font inconsciemment preuve." (Régis Boyer)

Notes de lecture :

Fraîchement accueillie à sa sortie. On a souligné ses bizarreries, l'étrangeté de son décor, ce grenier rempli de lapins et de volatiles divers : poules, pigeons "grosse gorge" et surtout ce fameux "canard sauvage" qui sert de titre à la pièce et dont la valeur symbolique se dévoile au fur et à mesure, jusqu'à la tragédie finale.

Mécanique de précision, comme toutes les pièces d'Ibsen. On retrouve la "technique de la mémoire rétrospective", "l'événement déterminant qui, dans le passé, a enténébré une destinée et qui, après un long temps de silence, naturel ou volontaire, resurgit soudain avec une violence extrême." (Régis Boyer) Ici, il s'agit du supplice que la mère de Gregers est censée avoir subi de la part de son époux, le négociant Werle, ainsi que la relation entre Akon Werle et Gina Ekdal et la naissance d'Hedvig. Le modèle d'Ibsen est le Français Eugène Scribe et ses "pièces bien faites".

Bizarrerie des personnages, depuis le vieil Ekdal, le grand-père qui se croit encore dans la forêt de ses anciens exploits cynégétiques, son fils Hjamar, perdu dans les rêves d'une invention chimérique... Marginaux.

Deux imbéciles sympathiques : le vieil Ekdal et son fils

Deux imbéciles antipathiques : les deux locataires du dessous, l'étudiant en théologie Molvig et son compère Graber : bons à rien, dépravés, entraînent Hjamal dans leurs bamboches. Personnages sortis d'un roman de Dostoïevski (Les Démons).

Le vieil Ekdal : ancien officier. Personnage comique. Chimérique. Perdu dans ses rêves d'ancien chasseur. Prend le grenier pour la forêt dans laquelle il a vécu autrefois. Vaincu de la vie, "canard sauvage" à sa manière. Ancien associé d'Akon Werle.  A fait de la prison à sa place pour une obscure affaire de coupe illégale dans une forêt domaniale ("La forêt se venge."). Son drame : ne peut pas sortir dans la rue avec son uniforme.

Hjamar Ekdal : pauvre type intégral, perdu dans ses rêves, faible, incapable de rien faire de ses dix doigts, se repose entièrement sur sa femme, Gina. Eminemment suggestionnable. Personnage comique, malgré tout. Est toujours sur le point de faire l'invention du siècle (découverte d'un procédé photographique révolutionnaire), mais se contente d'y rêver. Esprit chimérique. On apprend vers la fin que c'est le médecin de la famille, Relling, qui lui a suggéré cette idée (le "mensonge vital").

Gina Ekdal : La femme forte de la Bible. Vient d'un milieu social inférieur à celui de son mari. Travailleuse, positive, Esprit pratique, pragmatique. C'est elle qui tient la baraque. Aime sincèrement son mari. Lui épargne les désagréments de l'existence. N'attache aucune importance à sa relation avec le négociant Werle. Pour elle, c'est du passé. Légèrement comique (déforme la prononciation de certains mots par désir de "faire chic".)

Gregers Werle : incarne l'esprit romantique dans ce qu'il a de plus détestable. Disciple de Kierkegaard. Partisan de la vérité à tout prix. Déteste son père. Rivalité avec Akon Werle. Ne veut rien lui devoir. A vécu seul, "sur les hauteurs", dans l'usine, revient, après treize ans (invraisemblance). Tout son comportement vient de la haine, du ressentiment qu'il éprouve à l'égard de son père qu'il rend responsable de la mort de sa mère. Le plus fou de tous. C'est lui qui déclenche le drame (la catastrophe) en révélant la vérité (qu'il n'est pas le père d'Hedvig) à Hjamar Ekdal. Pense que tout va s'arranger. Est incapable d'évaluer la conséquence de son initiative. Surestime complètement Hjamar qu'il prend pour un "chevalier de la Foi". Fait du vilain partout où il passe. Salit et détruit la famille Ekdal, comme il a sali, dès son arrivée la chambre qu'il a louée aux Ekdal en allumant le poële (très symbolique). Refuse la mesure. Personnage invraisemblable. Régis Boyer, pense qu'il est là "pour les besoins de la cause".

Hakon Werle : esprit pratique avant tout. Bourgeois respectable, un peu débauché. A fait un enfant à Gina une quinzaine d'années auparavant (la petite Hedvig) et trempé dans une affaire de coupes illégales dans une forêt appartenant à l'Etat. C'est le vieil Ekdal qui a porté le chapeau. Soucieux malgré tout de "réparer ses torts". Donne du travail au vieil Ekdal en le payant plus qu'il ne vaut et de l'argent à Gina, en cachette de Hjamar qu'il a aidé à s'établir comme photographe. Sous l'influence de Madame Sorby, décide de verser une pension conséquente au vieil Ekdal et de doter Hedvig. Devient aveugle, comme sa fille.

Hedvig Ekdal : Pure et innocente. "Elle évolue à l'intérieur d'un monde d'adultes qu'elle ne comprend pas, exactement comme un canard sauvage que l'on chercherait à domestiquer et qui n'entend rien à tout ce qui ne ressemble pas à sa forêt natale." ; "Elle ne survivra pas à la découverte, intuitive d'abord, de la fausseté fondamentale de son papa tant chéri." (Régis Boyer). Aime sincèrement et inconditionnellement son père, comme seule une enfant peut aimer. Ne comprend pas ce qui se passe. Victime des adultes. S'identifie au canard sauvage. Gregers lui suggère de sacrifier l'animal pour sauver la famille en prouvant à son père son amour. Ne comprend pas pourquoi son père la repousse avec horreur. Se sacrifie elle-même. Bouc émissaire. L'un des personnages emploie l'expression "sacrifice d'enfant".

Le rôle de la suggestion :

C'est Relling, le médecin de famille qui joue le rôle de "stabilisateur" de la famille jusqu'à l'arrivée de Greggers Werle. Il stabilise également le locataire du dessous, l'étudiant en théologie en l'orientant vers le "démoniaque" au lieu de se suicider (cf. le dialogue entre Relling et Gregers à la fin de la pièce).

Parallèle avec Othello de Shakespeare. Gregers Werle joue le rôle de Iago. Iago ment (Desdémone est innocente). Gregers dit la vérité (Gina a eu un enfant avec Akon Werle), mais le résultat est le même. Hjamar est un être faible et influençable. Il subit la double influence contradictoire de Relling, le médecin de famille qui l'entretient dans le "mensonge vital" (l'idée qu'il est un grand inventeur) et de Greggers Werle qui voudrait le voir vivre dans une vérité (en l'occurrence une "vérité mortifère") qu'il est incapable d'assumer.

Greggers suggère également à la petite Edvig de sacrifier son canard sauvage et/ou de se sacrifier elle-même.

Un tournant dans l'oeuvre d'Ibsen

Le Canard sauvage marque un tournant dans l'oeuvre d'Ibsen, dont le "message" a sans doute davantage désarçonné les spectateurs de l'époque que la bizarrerie des décors et des personnages : Ibsen semble défendre dans cette oeuvre un point de vue complètement opposé à celui qui apparaît dans les oeuvres précédentes, par exemple dans La maison de poupée.

Le souci "d'authenticité" est une fort belle chose, assurément, mais il peut avoir des conséquences dramatiques  quand il est exercé sans discernement.

Ce qui est valable pour un génie tel que Kierkegaard ne l'est pas forcément pour le premier venu, surtout quand ce premier venu, comme Gregers est un névrosé animé par l'esprit de ressentiment qui agit à tort et à travers.

On peut et on doit sans doute fuir le mensonge, mais nul n'est fondé à exiger cette attitude des autres, surtout si, comme Gregers, on ne commence pas par soi-même.

Ibsen ne nous invite donc pas forcément à adopter les valeurs communes ou à cultiver le "mensonge vital", mais à la prudence et au doute.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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