La Cloche fêlée
II est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,
D'écouter, près du feu qui palpite et qui fume,
Les souvenirs lointains lentement s'élever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidèlement son cri religieux,
Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente !
Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,
II arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie
Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts
Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.
Charles Baudelaire
I. L'auteur et l'oeuvre :
"La cloche fêlée" se situe dans la section "Spleen et Idéal" des Fleurs du mal de Charles Baudelaire. Il est le 74ème poème de l’œuvre et précède les quatre poèmes du "Spleen".
II. Le genre du texte :
poétique
III. Le type de texte
essentiellement descriptif
IV. Les registres :
- Lyrique : confidence (cri du coeur) à la première personne ("Moi, mon âme est fêlée")
- Epique : "ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente"
- Pathétique : "ennuis", "affaiblie", immenses efforts".
- Tragique : "râle épais d'un blessé qu'on oublie", "lac de sang", "et qui meurt".
- Fantastique : "lac de sang", "grand tas de morts"
V. La versification :
Le poème se présente sous la forme d'un sonnet en alexandrins. Le premier et le second quatrains sont en rimes croisées (abab), le premier et le second tercet, en rimes suivies (ccddee)
VI. Les figures de style :
Alliances de mots : "amer et doux"
Personnifications : "feu qui palpite", "carillons qui chantent", "cloche bienheureuse", "vieillesse allègre et bien portante", "jette fidèlement son cri religieux".
NB : Un carillon, du latin quaternio "groupe de quatre cloches" est un ensemble de cloches accordées à différents tons. Carillon : air exécuté par un carillon ; sonnerie de cloches vive et gaie.
Carillonner : sonner du carillon (les cloches carillonnent) ; proclamer bruyamment une nouvelle (carillonner la victoire) ; source : Le Petit Robert
Comparaisons : "ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente", "sa voix affaiblie... semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie"
Cloche = tente (en vertu d'une ressemblance de forme), battant = vieux soldat qui veille. A l'époque de Baudelaire, les tentes militaires avaient la forme de tentes ("belt tent")
Métaphores : "Moi, mon âme est fêlée".
Hyperboles : "un lac de sang", "un grand tas de morts", "immenses efforts"
VII. Figures grammaticales et syntaxiques :
"Sa voix affaiblie Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie/Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts/Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts." : hyperbate.
VII. Le jeu sur les sonorités :
"près du feu qui palpite et qui fume" : jeu sur les plosives et les labiales (harmonie imitative)
Jeu sur les liquides : "Les souvenirs lointains lentement s'élever"
alliteration sur l'occlusive bilabiale : bruit/brume
assonance sur la voyelle "o" : cloche/gosier
assonance sur la voyelle "i" : Bienheureuse/gosier/vigoureux/qui/vieillesse - "cri religieux" (religieux = diérèse : re-li-gi-eux)
alliteration sur l'occlusive dentale "t" : alerte/bien portante/jette
alliteration sur la fricative labio-dentale "v" : vieux/veille
allitération sur la nasale bi-labiale "m" : moi mon âme
accent tonique sur le mot "fêlée" à la fin de l'hémistiche
jeu sur les diphtongues : "peupler l'air froid des nuits" (eu, oi, u) - "il arrive souvent que sa voix affaiblie" (ou, oi, ai).
jeu sur la sifflante : souvent/sa
jeu sur les labiales et les plosives : "le râle épais d'un blessé"
accentuation de la fricative uvulaire voisée "r" (râle)
"au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts" : suite de monosyllabes
assonances : bord/morts - lac/tas
rimes internes : amer/hiver
jeu sur les sonorités des champ sémantiques : morts/meurt
VIII. Mots clés :
"hiver", feu", "souvenirs", "cloche", "religieux", "soldat", "âme", "fêlée", "ennuis", "chants", "râle", "blessé", "morts".
premier quatrain : 'souvenirs'
deuxième quatrain : "cloche"
premier tercet : "âme fêlée"
deuxième tercet : "râle"
IX. Connecteurs logiques et spatio-temporels :
- prépositions : "pendant les nuits d'hiver", près du feu, sous la tente, dans la brume, "au bord d'un lac gelé", "sous un grand tas de morts", "dans d'immenses efforts".
- adverbes de temps : lorsqu'en ses ennuis.
- pronoms relatifs : "qui palpite et qui fume", "qui chantent dans la brume", "qui veille sous la tente", "la cloche qui jette", "qu'on oublie", "qui meurt sans bouger..."
- Conjonctions de coordination : amer et doux", "qui palpite et qui fume", "alerte et bien portante, "et lorsqu'en ses ennuis", "Et qui meurt"
- Conjonctions de subordination : "il arrive souvent que sa voix affaiblie..."
X. Structure des phrases, analyse grammaticale :
Le poème se compose de trois phrases.
La première phrase s'étend sur le premier quatrain.
La deuxième s'étend sur le second quatrain.
La troisième phrase s'étend sur les deux tercets.
Première phrase :
Il est amer et doux d’écouter près du feu pendant les nuits d’hiver les souvenirs lointains : proposition principale (écouter n’a pas de sujet propre)
Qui palpite : proposition subordonnée relative
Et qui fume : proposition subordonnée relative
Les souvenirs lointains lentement s’élever au bruit des carillons : proposition infinitive (s'élever a un sujet propre)
Qui chantent dans la brume : proposition subordonnée relative
Deuxième phrase :
Bienheureuse (est) la cloche au gosier vigoureux : proposition principale
Qui malgré sa vieillesse alerte et bien portante jette fidèlement son cri religieux ainsi qu’un vieux soldat : proposition subordonnée relative
Qui veille sous la tente ! : proposition subordonnée relative
Troisième phrase :
Moi mon âme est fêlée : proposition indépendante coordonnée
Et lorsqu’en ses ennuis elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits : proposition subordonnée conjonctive
Il arrive souvent : proposition principale
que sa voix affaiblie semble le râle épais d’un blessé : proposition subordonnée conjonctive
qu’on oublie au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts : proposition subordonnée relative
et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts : proposition subordonnée relative
XI. Temps et valeur d'aspect des verbes :
Présents de vérité générale (ou présents gnomiques) ; énoncés exprimant une vérité générale, un fait d'expérience : "Il est amer et doux" - "qui palpite et qui fume" - "chantent" - "jette" - "veille".
Présents de caractérisation (descriptifs) : "est fêlée", "elle veut", "il arrive", "semble", (qu'on) oublie", (et qui) meurt.
Infinitifs : "écouter", "s'élever" - réalisation imaginaire du désir. Le poète se projette mentalement dans une situation rêvée, idéale. Les infinitifs soulignent la valeur intemporelle et durative du procès.
XII. Champs lexicaux :
l'hiver : "brume", "froid"
la voix : "cloche (personnification), "écouter", "bruit", "carillon", chantent", "gosier", "jette", "cri", "chants", "voix", "râle"
La santé : "vigoureux", "alerte", "bien portante"
La maladie, l'agonie, la mort : "fêlée", "ennuis", "affaiblie", "râle", "blessé", "sang", "mort", "meurt", efforts
XIII : Plan du poème :
Le poème est construit en deux parties :
Les deux quatrains évoquent le chant "bienheureux" des cloches
Les deux tercets, "l'âme fêlée" du poète.
Synthèse :
Le poème est construit sur une série d'oppositions : feu/froid - intérieur/extérieur - santé/maladie - vivacité/lenteur - puissance/impuissance - allégresse/ennui - âme bienheureuse/âme fêlée - bénédiction/malédiction - rêve/cauchemar
Le poème est l'image même d'une cloche fêlée. Il comporte une fêlure dans son organisation, il est lui-même fêlé.
Le poème évoque la "fêlure" de l'âme du poète, "l'ennui", le spleen, mais aussi l'impuissance, la paralysie de l'inspiration, la stérilité, l'impossibilité d'écrire.
Il traduit la "double postulation" (vers le ciel et vers l'enfer) qui structure (et déstructure) le recueil des Fleurs du Mal. L'oxymore "cloche fêlée" est le symbole même de cette postulation contradictoire.
Il épouse le mouvement intérieur d'une rêverie dont l'élément déclencheur est le "chant" des cloches. A partir de ce chant, l'âme du poète se tourne vers elle-même et constate le contraste entre l'impression religieuse, tonique, salubre produite par le chant des cloches et son propre sentiment de faiblesse et d'impuissance.
On glisse donc d'une rêverie euphorique, joyeuse (deux quatrains), vers une vision d'enlisement et de cauchemar (deux tercets).
Les cloches
Une cloche est un objet simple destiné à l'émission d'un son. C'est un instrument de percussion et un idiophone. Un idiophone, ou autophone, est un instrument de musique de la famille des percussions dont le son est produit par le matériau de l'instrument lui-même, lors d'un impact produit soit par un accessoire extérieur (comme une baguette), soit par une autre partie de l'instrument (comme des graines sur un filet qui l'entoure).. Sa forme est habituellement un tambour ouvert et évidé d'une seule pièce qui résonne après avoir été frappé. Un objet de cette forme est dit campaniforme.
La partie qui frappe le corps de la cloche est soit un battant, sorte de langue suspendue dans la cloche, soit une petite sphère libre comprise dans le corps de la cloche, soit un maillet ou un battant (souvent un tronc de bois suspendu par des cordes) séparé qui frappe la cloche depuis l'extérieur.
La cloche est généralement surmontée dans sa partie supérieure, au-dessus de l'axe support, d'une masse métallique ou de bois jouant le rôle de contrepoids : le mouton. L'ensemble des cloches est supporté par un ensemble complexe de poutres en bois, le beffroi : le bois absorbe les vibrations importantes, ce que ne pourrait faire directement une maçonnerie.
Composition des cloches
Les cloches sont généralement faites en airain, mais certaines cloches ou clochettes peuvent être en fer, en fonte ou en acier (fondeur Jacob Holtzer d'Unieux). Les cloches sont fondues (fabriquées) et coulées par le fondeur de cloches (ou encore « saintier »). Le métal traditionnel pour ces cloches est un alliage : l'airain (un alliage de bronze), comprenant généralement en France 22 % d'étain et 78 % de cuivre.
Fonction des cloches
Les cloches rythment la vie quotidienne tant profane (indication des heures et des moments de l'emploi du temps) que sacrée : matines, angélus, messe, vêpres, mariage, baptême, enterrement, glas… Les cloches ou clochettes accompagnent et ponctuent les cérémonies et les processions à l'intérieur et à l'extérieur des édifices. On peut parler de langage des cloches, riche et bien varié.
Les cloches des églises pouvaient autrefois être utilisées comme système d'alerte d'un danger avec le tocsin, d'une mort avec le glas, ou d'un événement majeur. L'usage religieux pouvait être distinct de l'usage civil selon le type de cloche utilisé ou selon sa localisation (cloches civiles, beffroi…).
Cependant, les cloches ont pour fonction normale de signaler les temps réguliers. Dans ce cas, une séquence particulière de sons peut être produite par un groupe de cloches pour indiquer l'heure et ses subdivisions. L'une des plus connues et celle dite des « quart de Westminster », une série de seize notes qui est émise par le carillon de l'horloge du palais de Westminster dont la grande cloche qui sonne l'heure même jouit du nom de Big Ben. La plupart du temps, seules les heures pleines sont sonnées (en général à raison d'un coup par heure, en allant de 1 à 12), parfois en deux séries de coups : le pic et le repic (ou rappel).
Cloches et carillons
Les cloches sont utilisées comme des instruments de musique, organisées en carillon : un ensemble d'au moins quatre cloches (quadrillon) couvrant tout ou partie de la gamme. Cependant l'ensemble campanaire n'est souvent reconnu en tant qu'instrument de musique que si le nombre de cloches est supérieur ou égal à 23. Un tel ensemble peut être commandé, soit par un seul musicien par l'intermédiaire d'un clavier "coup de poing" ou artisanal et d'un système de transmission, soit par un ensemble de joueurs de cloches, commandant chacun à la main une ou plusieurs cloches aux tons différents. Certains carillons sont composés de cloches dont le corps est constitué d'un simple tube métallique : ce sont des cloches tubulaires.
Symbolique des cloches
Le Rationale divinorum officiorum médiéval de l'évêque Guillaume V Durand (1230-1296) associe la dureté du métal de la cloche à la force du prêcheur. La percussion du battant rappelle que le prédicateur doit se frapper symboliquement lui-même pour se corriger. De plus le joug qui supporte l'instrument évoque la croix du Christ, tandis que la corde qui lui est attachée symbolise la juste compréhension des Écritures qui découle du mystère de la croix.
Les cloches de Pâques.
Selon une tradition chrétienne en cours dans l’Occident catholique depuis le VIIe siècle, les cloches restent silencieuses en signe de deuil à partir du Jeudi Saint. On rapporte aux enfants qu'elles sont parties pour Rome pour se faire bénir et qu'elles reviennent le jour de Pâques en ramenant des œufs qu'elles sèment sur leur passage après la Semaine sainte. Cette tradition s'explique par le fait que pour marquer la passion et le deuil relatif à la mort du Christ, on s'abstient de sonner les cloches le Jeudi Saint, le Vendredi et le Samedi Saint. Des crécelles ou trétrèles sont alors utilisées dans les paroisses et dans les communautés religieuses tant catholiques qu'anglicanes. Ce n'est qu'au Gloria de la Messe de la Vigile Pascale que les cloches résonnent à nouveau. La tradition d'offrir des œufs remonte à l'Antiquité. Déjà, les Égyptiens et les Romains offraient des œufs peints au printemps car ils étaient le symbole de la vie et de la renaissance. L'Église ayant instauré au IVe siècle l'interdiction de manger des œufs pendant le Carême et les poules continuant à pondre (!), les œufs étaient alors décorés puis offerts le jour de Pâques. L'œuf en tant que symbole de vie, de fécondité et de renouveau est à l'image d'une vie nouvelle. Il était tout désigné pour devenir l'un des symboles profanes de Pâques et exprimer le renouveau inauguré par la résurrection, saluée symboliquement par les sonneries de cloches. En Italie, en signe de deuil, on attache les cloches des églises pour éviter qu'elles ne sonnent à partir du Jeudi Saint À Pâques les cloches déliées de leurs liens peuvent à nouveau sonner. En Roumanie, le simandre remplace entre le jeudi Saint et le dimanche de Pâques, les cloches qu’il est interdit de sonner en signe de deuil.
En Bucovine (Roumanie) et toujours la nuit de Pâques, les jeunes filles du village montent dans le clocher de l’église paroissiale pour laver le battant de la cloche (sa langue) avec de « l’eau non-commencée », c'est-à-dire de l'eau puisée à la fontaine par une personne qui ne parlera pas jusqu’à ce que cette eau soit utilisée pour laver le battant de la cloche. Par la suite, à l’aube du jour de Pâques, les jeunes filles se lavent elles-mêmes avec cette eau pour être belles toute l’année, symbole de jeunesse et de résurrection.
L'esprit de clocher
L'attachement aux cloches comme élément identitaire, de l'esprit de clocher au sens premier, cristallise les deux dimensions de l'institution ecclésiale à la fois autorité spirituelle et autorité temporelle et sociale. Il s'est manifesté notamment lors des mouvements d'opposition aux réquisitions de cloche pendant la période révolutionnaire et sous le Premier Empire, comme en 1806 à Lageyrat (Haute-Vienne) ou encore lors des pillages de cloches lors de la Première et Deuxième guerre mondiale.Gabriel Le Bras (1891-1970) juriste, historien, sociologue et professeur d'université dit à cet effet : « le clocher est le symbole même de la paroisse et sa personnalité ».
Le pouvoir des cloches.
Selon une tradition occidentale, les sonneries de cloches éloigneraient la foudre et la grêle. Les agriculteurs utilisaient les sonneries de cloches afin d'éloigner les orages et briser les coups de grêle et donc protéger les hommes, les bêtes et les récoltes. La cloche porte encore le nom de « sauveterre » dans certaines régions, en référence à cet usage ancien. Un autre pouvoir des cloches était celui supposé de permettre la délivrance plus rapide des parturiantes. Faire sonner les cloches faciliterait l'accouchement. Paul Sebillot (1843-1918) ancien président de la Société d'Anthropologie, rapporte dans son ouvrage de 1908 : Le Paganisme contemporain chez les peuples celtolatins, l'habitude dans certaines régions de lier la ceinture de la femme enceinte à une cloche de l'église paroissiale et d'en sonner trois coups. (d'après l'Encyclopédie en ligne wikipedia)