Né le 21 juin 1905 à Paris, Jean-Paul Sartre, avec ses condisciples de l"Ecole Normale Supérieure, critique très jeune les valeurs et les traditions de sa classe sociale, la bourgeoisie. Il enseigne quelque temps au Havre, puis poursuit sa formation philosophique à l'Institut français de Berlin. Dès ses premiers textes philosophiques : L'imagination (1936), Esquisse d'une théorie des émotions (1939), l'Imaginaire (1939) - apparaît l'originalité d'une pensée qui le conduit à l'existentialisme, dont les thèses sont développées dans L'Etre et le Néant (1943) et dans L'existentialisme est un humanisme (1946).
Sartre s'est surtout fait connaître du grand public par ses récits et ses romans : La nausée (1938), Le mur (1939), Les chemins de la liberté (1943-1949) et ses textes de critique littéraire et politique : Réflexion sur la question juive (1946), Baudelaire (1947), Saint Genêt comédien et martyre (1952), Situations (1947-1976), L'Idiot de la famille (1972). Son théâtre est plus vaste encore : Les mouches (1943), Huis clos (1945), La p... respectueuse (1946), Les mains sales (1948), Le diable et le bon dieu (1951). Soucieux d'aborder les problèmes de son temps, Sartre a mené jusqu'à la fin de sa vie une intense activité politique : participation au Tribunal Russell contre la guerre du Vietnam, refus du Prix Nobel de littérature. Il est mort à Paris le 15 avril 1980.
Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ? NRF Gallimard (Folio essais), 1948
Publié pour la première fois, en plusieurs parties, à partir de 1947, dans la revue Les Temps modernes dirigée par Sartre (et fondée par lui en 1945), l'Essai retouché constitue en 1948 le volume Situations II chez Gallimard.
Il s'agit d'un manifeste de la conception sartrienne de la littérature engagée, conception qu'il défend contre ses critiques. Sartre y répond aux trois questions suivantes : Qu'est-ce qu'écrire ? Pourquoi écrire ? Pour qui écrit-on ?
I. Qu'est-ce qu'écrire ?
Jean-Paul Sartre se défend tout d'abord de ne pas faire de différence entre la littérature et les autres arts, comme la peinture ou la musique. Ce n'est pas seulement la forme qui les différencie, mais aussi la matière : "c'est une chose que de travailler sur des couleurs et des sons, c'en est une autre que de s'exprimer par des mots. Les notes, les couleurs ne sont pas des signes, elles ne renvoient à rien qui leur soit extérieur."
Sartre se réfère à Merleau-Ponty (dans la Phénoménologie de la perception) : il n'y a pas de qualité ou de sensation qui ne soit pénétrée de signification, mais le sens qui habite les couleurs et les sons leur demeure immanent ; il sont couleur ou son.
"Pour l'artiste, la couleur, le bouquet, le tintement de la cuiller sur la soucoupe sont choses au suprême degré ; il s'arrête à la qualité du son ou de la forme, il y revient sans cesse et s'en enchante ; c'est cette couleur-objet qu'il va transporter sur la toile et la seule modification qu'il lui fera subir c'est qu'il la transformera en objet imaginaire. Il est donc le plus éloigné de considérer les couleurs et les sons comme un langage."
Sartre prend l'exemple d'un tableau du Tintoret : "Cette déchirure jaune du ciel au-dessus du Golgotha, le Tintoret ne l'a pas choisie pour signifier l'angoisse ; elle est angoisse, et ciel jaune en même temps. Non pas ciel d'angoisse, ciel angoissé ; c'est une angoisse faite chose, une angoisse qui a tourné en déchirure jaune du ciel..."
On ne peut pas exiger d'un peintre ou d'un musicien qu'ils s'engagent en tant que tels car on ne peint pas les significations et on ne les met pas en musique. Seul l'écrivain a affaire aux significations.
Remarque : Deux objections viennent à l'esprit : Guernica de Picasso et Tres de Mayo de Goya.
La poésie
Sartre examine le cas de la poésie. La poésie, selon lui, est du côté de la peinture, de la sculpture, de la musique. La poésie se sert des mots comme la prose, mais elle ne s'en sert pas de la même manière, et même, ajoute Sartre, elle ne s'en sert pas du tout, elle les sert. "Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage."
L'attitude poétique considère les mots comme des choses et non comme des signes. On peut traverser le signe vers la chose signifiée ou tourner son regard vers la réalité du signe et considérer le signe comme un objet à part entière. L'homme qui parle, explique Sartre, est au-delà des mots, près de l'objet ; le poète est en deçà. "Pour l'homme qui parle, les mots sont des conventions utiles, des outils ; pour le poète, ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l'herbe et les arbres."
C'est donc une sottise que de réclamer au poète un engagement poétique. le poète peut s'engager en tant qu'homme, mais il ne peut pas s'engager en tant que poète, sauf à dénaturer l'essence même de la poésie.
Remarque : Aragon ? Eluard ? Les poètes de la Résistance ?
La prose
Mais s'il est défendu au poète de s'engager en tant que poète, doit-on pour autant en dispenser le prosateur ?
Jean-Paul Sartre souligne le fait qu'en dehors de l'acte d'écrire, c'est-à-dire de tracer des lettres, le poète et le prosateur n'ont rien en commun et ce qui vaut pour l'un ne vaut pas pour l'autre. La prose est utilitaire par essence, le prosateur est un homme qui se sert des mots ; la prose est l'instrument privilégié d'une entreprise. Parler c'est agir. Le prosateur est un homme qui a choisi un mode d'action secondaire, "l'action par dévoilement". Il est donc légitime de lui demander quel aspect du monde il veut dévoiler et quel changement il veut apporter au monde par ce dévoilement. Le style, s’ajoute au fond et ne doit jamais le précéder. Ce sont les circonstances et le sujet que l’on désire traiter qui vont pousser l’écrivain à chercher de nouveaux moyens d’expression, une langue neuve, et non l’inverse.
Les critiques
Jean-Paul Sartre s'en prend aux critiques qui refusent que la littérature ait le moindre rapport avec le monde réel : "nos critiques sont des cathares : ils ne veulent rien avoir à faire avec le monde réel, sauf d'y manger et d'y boire puisqu'il faut absolument vivre dans le commerce de nos semblables, ils ont choisi que ce soit dans celui des défunts. Ils ne se passionnent que pour des affaires classées, les querelles closes, les histoires dont on sait la fin. Ils ne parient jamais sur une issue incertaine et comme l'Histoire a décidé pour eux, comme les objets qui terrifiaient ou indignaient les auteurs qu'ils lisent ont disparu, comme à deux siècles de distance la vanité des disputes sanglantes apparaît clairement, ils peuvent s'enchanter du balancement des périodes et tout se passe pour eux comme si la littérature tout entière n'était qu'une vaste tautologie et comme si chaque nouveau prosateur avait inventé une nouvelle manière de parler pour ne rien dire..."
L'engagement
Le chapitre se termine par une apologie de la littérature engagée :
"Mais puisque pour nous, un écrit est une entreprise, puisque les écrivains sont vivants avant que d'être morts, puisque nous pensons qu'il faut tenter d'avoir raison dans nos livres et que même si les siècles nous donnent tort par après, ce n'est pas une raison pour nous donner tort par avance, puisque nous estimons que l'écrivain doit s'engager tout entier dans ses ouvrages, non pas avec une passivité abjecte, en mettant en avant ses vices, ses malheurs et ses faiblesses, mais comme une volonté résolue et comme un choix, comme cette totale entreprise de vivre que nous sommes chacun, alors il convient que nous reprenions du début ce problème et que nous demandions à notre tour : pourquoi écrit-on ?"
II. Pourquoi écrire ?
Le dévoilement
Les écrivains n'écrivent pas tous pour les mêmes raisons. Pour les uns, l'écriture est une fuite, pour les autres un moyen de conquête. Mais, remarque Sartre, on peut désirer fuir le monde ou le conquérir par d'autres moyens que par l'écriture. Pourquoi avoir recours à l'écriture ?
Sartre revient à un concept déjà évoqué à la fin du premier chapitre ("Qu'est-ce que la littérature ?") : le concept de "dévoilement". Ce concept est issu de la phénoménologie de Husserl et de la définition héideggerienne de la vérité comme "aléthéia". La réalité humaine (le "Dasein") est "dévoilante". L'homme est celui pour qui "il y a de l'être" (Heidegger définit le Dasein comme "le là de l'être"), il est le lieu où les choses se manifestent.
"C'est notre présence au monde qui multiplie les relations, c'est nous qui mettons en rapport cet arbre avec ce coin de ciel ; grâce à nous cette étoile, morte depuis des millénaires, ce quartier de lune et ce fleuve sombre se dévoilent dans l'unité d'un paysage..."
Mais si nous savons que nous sommes les "dévoileurs" de l'être, nous savons aussi : a) qu'il y a d'autres consciences dévoilantes dans le monde b) que nous ne sommes pas les producteurs de l'être.
Ainsi, souligne Sartre, à notre certitude intérieure d'être "dévoilants" s'adjoint celle d'être inessentiels (contingents, non nécessaires) par rapport à la chose dévoilée.
Balthus, Le cerisier, 1940
Un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde. Cet aspect des champs ou de la mer, cet air de visage que j'ai dévoilés, si je les fixe sur une toile, dans un écrit, en resserrant les rapports, en introduisant de l'ordre là où il ne s'en trouvait pas, en imposant l'unité de l'esprit à la diversité de la chose, j'ai conscience de les produire, c'est-à-dire que je me sens essentiel par rapport à ma création.
Ainsi, dans la perception l'objet se donne comme l'inessentiel et le sujet comme l'essentiel ; celui-ci recherche l'essentialité dans la création et l'obtient, mais alors c'est le sujet qui devient inessentiel.
L'écriture et la lecture
L'opération d'écrire implique celle de lire et ces deux actes nécessitent deux agents distincts. C'est l'effort conjugué de l'auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et imaginaire qu'est l'ouvrage de l'esprit. Il n'y a d'art que pour et par autrui.
Puisque la création ne peut trouver son achèvement que dans la lecture, puisque l'artiste doit confier à un autre le soin d'accomplir ce qu'il a commencé, puisque c'est à travers la conscience du lecteur seulement qu'il peut se saisir comme essentiel à son oeuvre, tout ouvrage littéraire est un appel. Ecrire, c'est faire appel au lecteur pour qu'il fasse passer à l'existence objective le dévoilement que j'ai entrepris par le moyen du langage.
La liberté
Et puisque celui qui écrit reconnaît la liberté de ses lecteurs et que celui qui lit reconnaît la liberté de l'écrivain, l'oeuvre d'art, de quelque côté qu'on la prenne, est un acte de confiance dans la liberté des hommes.
On ne saurait supposer un instant qu'on puisse écrire un bon roman à la louange de l'antisémitisme. Car on ne peut exiger de moi, dans le moment où j'éprouve que ma liberté est indissolublement liée à celle de tous les hommes, que je l'emploie à approuver l'asservissement de quelques-uns d'entre eux. Ainsi, qu'il soit essayiste, pamphlétaire, satiriste ou romancier, qu'il parle seulement des passions individuelles ou qu'il s'attaque au régime de la société, l'écrivain, homme libre s'adressant à des hommes libres, n'a qu'un seul sujet : la liberté.
Évoquant les écrivains collaborateurs et la figure de Drieu La Rochelle, Sartre écrit : "On n'écrit pas pour les esclaves. L'art de la prose est solidaire du seul régime où la prose garde un sens : la démocratie. Quand elle est menacée, l'autre l'est aussi. Et ce n'est pas assez que de les défendre par la plume. Un jour vient où la plume est contrainte de s'arrêter et il faut alors que l'écrivain prenne les armes. Ainsi, de quelque façon que vous y soyez venu, quelles que soient les opinions que vous avez professées, la littérature vous jette dans la bataille ; écrire, c'est une certaine façon de vouloir la liberté ; si vous avez commencé, de gré ou de force, vous êtes engagé."
Mais engagé à quoi ? A des "valeurs idéales" ou à la liberté concrète et quotidienne, qu'il faut protéger en prenant parti dans les luttes politiques et sociales ? La question est liée à une autre question : "Pour qui écrit-on ?"
III. Pour qui écrit-on ?
Dans la troisième partie de Qu'est ce que la littérature ?, Sartre pose la question de la place et du rôle de l'écrivain dans la société. Il montre que si l'on écrit "théoriquement" "pour tout le monde", ce que l'on écrit s'adresse en réalité à un public bien précis. Les notions de "dévoilement" et de "liberté" dont il a été question dans la seconde partie de l'Essai ne sont pas des réalités éternelles, des paradigmes platoniciens ("de tous temps, les hommes n'ont pas pensé que..."). Le contenu et la réception des œuvres dépend d'un contexte socio-historique (même si l'oeuvre n'en est pas le "reflet" pur et simple) et l'acte créateur de la "situation" de l'écrivain en tant qu'individu, mais aussi en tant que membre d'une classe sociale ou d'un groupe déterminé. Il prend l'exemple de l'écrivain noir américain Richard Wright.
Richard Nathaniel Wright, né le 4 septembre 1908 à Natchez (Mississipi) et mort le 28 novembre 1960 à Paris, est un écrivain et journaliste. Il a été le premier écrivain afro-américain à écrire un roman à succès (Black Boy)
Richard Wright est un noir américain d'origine pauvre qui a écrit des romans et des essais sur le racisme et la condition des noirs aux Etats-Unis. A qui s'adresse Richard Wright ? En théorie à tout le monde, mais en réalité à un public susceptible de lire ses livres et de s'y intéresser, c'est-à-dire aux Noirs ayant un certain niveau d'instruction et aux Blancs "de bonne volonté" (intellectuels, démocrates de Gauche, radicaux, ouvriers syndiqués du CIO), car il sait que les Blancs racistes des Etats du Sud des Américains ne prendront pas la peine d'ouvrir ses livres. La connaissance de son lectorat conditionne en partie l'oeuvre de Wright, son "style" et son contenu : "Eût-il parlé aux Blancs seuls, il se fût peut-être montré plus prolixe, plus didactique, plus injurieux aussi ; aux Noirs, plus elliptique encore, plus complice, plus élégiaque. Dans le premier cas, son oeuvre se fût rapprochée de la satire ; dans le second des lamentations prophétiques : Jérémy ne parlait qu'aux Juifs. Mais Wright écrivant pour un public déchiré, a su maintenir, à la fois, et dépasser cette déchirure : il en a fait le prétexte d'une oeuvre d'art (p. 103)
Lorsqu'on s'intéresse à un écrivain, il faut donc étudier son oeuvre, mais aussi le contexte dans lequel elle a été écrite : l'oeuvre de La Rochefoucaud est inséparable de son "public" : les gens de la cour et les habitués des salons pour qui elle a été écrite et qui s'y reconnaissent. L'optimisme aventureux des écrivains des Lumières (Voltaire, Rousseau...) est lié à leur appartenance à la bourgeoisie, qui est à ce moment-là une "classe révolutionnaire" et à ses idéaux de liberté et d'égalité. Voltaire et Rousseau anticipent l'Histoire, préparent la Révolution française et la Nuit du 4 août (l'abolition des privilèges). Ils sont en parfaite adéquation avec leur lectorat. Le "spleen" baudelairien, sa nostalgie de l'Ancien Régime s'expliquent, au moins en partie, sans pour autant s'y réduire par sa situation de "marginal" dans une société où la bourgeoisie a triomphé avec ses valeurs "antipoétiques".
Tout en concédant qu'il s'agit là d'une utopie, Jean-Paul Sartre imagine pour finir ce que pourrait être, la littérature d'une société sans classes en révolution permanente : "Ainsi, dans une société sans classes, sans dictature et sans stabilité, la littérature achèverait de prendre conscience d'elle-même : elle comprendrait que forme et fond, que public et sujet sont identiques, que la liberté formelle de dire et la liberté matérielle de faire se complètent et qu'on doit utiliser l'une à réclamer l'autre, qu'elle manifeste le mieux la subjectivité de la personne lorsqu'elle traduit le plus profondément les exigences collectives et réciproquement que sa fonction est d'exprimer l'universel concret et sa fin d'en appeler à la liberté humaine pour qu'ils réalisent et maintiennent le règne de la liberté humaine. "(p. 196)