Introduction :
Phrase d'accroche : Nous avons en général le sentiment d'être libres de nos choix. Mais il nous arrive aussi, rétrospectivement, de regretter un choix en nous disant : "si j'avais su..." Ce regret montre que le sentiment ponctuel de choisir librement est peut-être illusoire.
Définition des termes du sujet : le mot "libre" vient du latin "liber" qui signifie "libre", par opposition à "servus", esclave. Un homme libre, dans l'antiquité gréco-romaine, est un homme qui n'est pas soumis à un autre, mais seulement aux Lois de la Cité. Plus généralement, la liberté est le pouvoir d'agir sans contrainte, de choisir ou encore le fait d'un sujet qui agit selon sa propre nature, en l'absence de tout déterminisme. Le choix est l'action de choisir (le choix des mots, le choix d'une carrière) et l'ensemble des choses choisies (un choix de livres).
En psychanalyse, le "choix d'objet" est l'élection par le sujet d'un objet d'amour (narcissique quand le sujet choisit quelqu'un qui lui ressemble, étayage sur les pulsions d'autoconservation quand le sujet choisit par exemple quelqu'un qui resssemble à sa mère.)
Problématique : Tous nos choix sont-ils libres ?
Définition du sujet pris comme un tout : avons nous la liberté de choisir, choisissons-nous librement, sans contraintes extérieures ou intérieures ou bien sommes nous poussés à choisir par des forces que nous ignorons ?
Mise en évidence des présupposés de la question : poser une telle question suppose que l'on puisse y répondre par la négative. Certains de nos choix seraient libres et d'autres non, ou tous seraient libres, ou aucun ne serait libre.
Mise en évidence de ses domaines d'application : le sujet a une dimension :
- "métaphysique" : la liberté existe-t-elle ?
- psychologique : nous avons le sentiment subjectif d'être libres ou d'être contraints.
- socio-politique : les différents modes de conditionnement de l'être humain dans la société moderne (publicité, propagande...)
- juridique : la loi postule l'existence du libre-arbitre, l'idée que le prévenu aurait pu choisir de faire autre chose que ce qu'il a fait. La peine n'a pas seulement une valeur de sanction, de réparation du dommage causé à la société, elle a aussi une fonction d'amendement (permettre de réfléchir). D'après Hegel (Philosophie du Droit), elle est une reconnaissance de la dignité de celui qui a été sanctionné, ce qui ne serait pas le cas si cette personne avait été déclarée "irresponsable de ses actes".
Exemples : choisir un candidat, un Parti politique - "choisir" une femme (pourquoi cette expression est-elle choquante ? Choisit-on de "tomber amoureux" ?) - choisir un métier (la notion de "vocation"), une carrière, une voiture (critères rationnels et irrationnels)...
Mise en évidence de ses enjeux : nous sommes constamment amenés à faire des choix. Il est donc important de savoir si la liberté de choisir est une réalité ou une illusion.
Axes :
1. Nous avons le sentiment subjectif d'être libres (de choisir librement)
2. Ce sentiment subjectif correspond-il à une réalité objective ?
3. Comment (à quelles conditions) nos choix peuvent-ils devenir (plus) libres ?
Références littéraires et philosophiques :
- Platon, République, VII, "Le mythe de la caverne" : les prisonniers se croient libres et ne pensent donc pas avoir besoin de se libérer (première partie du devoir). Nous croyons choisir librement telle ou telle opinion, tel ou tel objet parce que nous ne connaissons pas les raisons de notre choix (cf. Spinoza). Les hommes éprouvent le besoin de croire à la spontanéité de leurs désirs et de leurs actes.
- Les Stoïciens se sont efforcés de penser la liberté indépendamment de toute condition extérieure. Ils conçoivent la liberté comme l'état idéal d'un être humain qui a atteint la sérénité (ataraxie) par la maîtrise de ses passions et l'intelligence de la Nature. Contemporains de la décadence de la Cité grecque, les Stoïciens privilégient la liberté intérieure par rapport à la liberté politique. Cette nouvelle définition de la liberté aura une grande influence sur la pensée philosophique et théologique occidentale.
- Corneille, Le Cid, le monologue de Rodrigue, le conflit entre l'amour et l'honneur. Rodrigue ne pouvait pas choisir l'amour aux dépens de l'honneur car s'il l'avait fait, Chimène l'aurait méprisé. Il n'était donc pas vraiment "libre de son choix".
- Descartes distingue deux sortes de liberté :
a) la liberté d'indifférence, la liberté de "faire tout ce que l'on veut", ou le pouvoir de choisir, même le faux et le mal ;
b) la liberté éclairée par la connaissance du bien. Pour Descartes, la liberté éclairée est la seule véritable liberté.
Ce point de vue rejoint celui de Socrate : "Nul ne fait le mal volontairement". Le mal vient de l'ignorance. On peut choisir le mal, mais on cesse alors d'être libre car le mal nous asservit.
- Spinoza, contemporain de Descartes, conteste l'existence du "libre arbitre". Nous nous croyons libres parce que nous ignorons les causes qui nous font agir.
- Pour Rousseau et pour Kant, il n'y a pas de liberté sans loi. La loi limite notre liberté, mais elle en est aussi la condition. Pour Kant (Critique de la Raison pratique), plus j'obéis à mes penchants, plus je me détermine en fonction de mes intérêts et moins je suis libre. La liberté est le pouvoir d'obéir à la loi morale et non à ses penchants. Cette conception de la liberté comme obéissance à la loi est à la base de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.
- Jean-Paul Sartre et la notion de "situation" : plus nous vieillissons et moins nous avons le sentiment "subjectif" d'être libres, mais ce sentiment provient d'une réalité "objective" que Sartre appelle le "pratico-inerte". En choisissant, je crée des situations qui limitent mes possibilités. Si je me marie, je renonce à toutes les autres femmes, si je choisis telle ou telle formation, je restreins mes possibilités professionnelles (il est très difficile de faire des études d'ingénieur avec un Bac L). La liberté humaine n'est pas une liberté abstraite. Je choisis en fonction d'une situation donnée (ma famille, ma classe sociale d'origine, mes capacités physiques et intellectuelles, etc.) Je ne suis pas libre d'accomplir des actes impossibles (courir le 100 mètres aussi vite que le champion du monde, par exemple).
Je n'ai pas choisi de naître, ni de naître dans tel ou tel pays, à tel ou tel moment, dans telle ou telle famille, de naître fille ou garçon. Nous aurions pu exister sous une autre forme ou même ne pas exister du tout. C'est ce que la scolastique appelle la "contingence de l'être fini" (par opposition au caractère nécessaire de l'être infini, c'est-à-dire Dieu) ; "j'aurais voulu, regrette Sartre, ne me tenir que de moi-même", sachant bien qu'un tel souhait est impossible à réaliser. La liberté humaine n'est pas infinie comme celle que l'on peut prêter à Dieu, elle est limitée par ma situation dans le temps et dans l'espace, par rapport au monde et à autrui (cosmique et intersubjective).
L'expression "si j'avais su..." montre que nous ne connaissons pas toujours les causes qui nous font agir, mais aussi que nous ne sommes par toujours conscients des conséquences de nos actes (les effets de nos actes ne correspondent pas toujours à nos intentions, aussi bonnes soient-elles). Albert Einstein regretta jusqu'à la fin de sa vie d'avoir écrit une lettre au président Roosevelt dans laquelle il lui conseillait de lancer la construction d'une arme thermo-nucléaire pour contrer les projets des nazis dans ce domaine.
Krishnamurti : Chacun de nous doit prendre conscience qu'il est, à son insu, prisonnier de tout un réseau de dogmatisme et de conventions. Nous devons "nous libérer du connu", ne plus accepter une chose comme vraie ou bonne parce qu'elle fait partie d'un système hérité aveuglément. Tant que nous sommes "prisonniers du connu", nos choix ne peuvent pas vraiment être libres.
Notions associées : le désir. L'anthropologie contemporaine (René Girard) met en évidence le caractère imitatif (non spontané) du désir humain. Nous ne désirons pas des objets parce qu'il sont intrinsèquement désirables, mais parce qu'ils sont désirés par d'autres, le désir humain est médiatisé par autrui. La question de savoir si tous nos choix sont libres doit donc être posée en considérant la nature imitative du désir. Plus le désir est imitatif (plus nous imitons les désirs d'autrui) et moins nous sommes libres, puisque nous sommes aliénés à autrui (troisième partie du devoir).
Lettre de Spinoza à Schuller :
"Et voilà cette fameuse liberté humaine que tous se vantent d'avoir ! Elle consiste uniquement dans le fait que les hommes sont conscients de leurs appétits (désirs) et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés. C'est ainsi que le bébé croit librement appéter (désirer) le lait, que l'enfant en colère croit vouloir la vengeance, et le peureux, la fuite. Et puis l'homme ivre croit que c'est par un libre décret de l'esprit qu'il dit des choses qu'il voudrait avoir tues, une fois dégrisé. C'est ainsi que le fou, le bavard et beaucoup d'autres de cette farine (du même genre) croient qu'ils agissent par un libre décret de l'esprit, et non qu'ils sont emportés par une impulsion ! Parce que ce préjugé est inné chez tous les hommes, ils ne s'en libèrent pas si facilement. L'expérience l'enseigne plus qu'assez, rien n'est moins au pouvoir des hommes que de modérer leurs appétits. Souvent, quand des affects contraires s'affrontent, ils voient le meilleur et ils font le pire. Mais, en dépit de cela, ils se croient libres ! Et cela vient du fait qu'ils ont pour certaines choses un appétit léger, et qu'ils peuvent facilement contrarier cet appétit par le souvenir d'une autre chose, souvent rappelée à leur mémoire."
(Spinoza, Correspondance, Lettre 58 à Schuller, 1674, traduction M. Rovere, éditions Garnier-Flammarion, 2010, p. 318-919)
Eléments d'explication :
Cette explication est le fruit d'une réflexion commune avec une élève de Terminale S et un élève de terminale STG :
La thèse de l’auteur :
Les hommes croient qu’ils sont libres parce qu’ils ne sont conscients que de leurs désirs, mais ils ignorent les causes qui les font agir. L’idée de liberté est donc un effet de l’ignorance et de la vanité.
Les étapes de l’argumentation :
1. Thèse : depuis « Et voilà cette fameuse liberté humaine » jusqu’à « par lesquelles ils sont déterminées.
2. Exemples : depuis « c’est ainsi que le bébé » jusqu’à « emportés par une impulsion », le bébé (le lait), l’enfant (la vengeance, la fuite), l’homme ivre, le fou, le bavard.
3. Arguments : depuis « Parce que ce préjugé est inné chez tous les hommes » jusqu’à « rappelée à leur mémoire. »
« Les hommes sont conscients de leurs appétits et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminées ; ils voient le meilleur et ils font le pire. » : Spinoza distingue entre les appétits (les désirs) et les causes qui déterminent les désirs. Il donne l’exemple du bébé qui croit librement désirer le lait. L’appétit pour le lait est un besoin vital pour le petit homme, téter est un instinct. Sans nourriture lactée dans la première phase de sa vie, le bébé est condamné à mourir. S’il pouvait penser, le bébé estimerait qu’il désire librement le lait. En réalité, explique Spinoza, il est poussé par l’instinct de survie propre à l’espèce, l’instinct de conservation, mais il l’ignore.
« Ils voient le meilleur et ils font le pire. » : Spinoza met en évidence un trait constant du comportement humain, une contradiction dans la constitution morale de l’homme : l’homme voit le meilleur, il se représente ce qu’il faudrait faire, il se représente le Bien, mais il ne le fait pas. Il y a donc un conflit des facultés chez l’homme entre l’ « entendement » : savoir ce qu’est le Bien et la « volonté » : avoir l’envie et la force de faire le Bien.
Le point commun entre les points de vue choisis par Spinoza est le fait qu’aussi bien le bébé, l’enfant ou l’homme mûr s’imaginent être libres d’agir comme ils le font : le bébé de téter, l’enfant en colère de se venger, le peureux de s’enfuir et l’ivrogne de délirer, alors qu’ils sont emportés par une impulsion et ne peuvent donc pas se comporter autrement qu’ils ne le font.
L’homme ivre est sous l’emprise de l’alcool, ce qui modifie son comportement habituel. L’alcool « lève les inhibitions » : sous l’emprise de l’alcool, l’homme ivre se met à dire des choses qu’il ne dirait pas dans son état normal. Une fois dégrisé, il se souvient de ce qu’il a dit et il éprouve de la honte. Il voudrait bien avoir tenu sa langue. Mais « Il croit que c’est par un libre décret de l’esprit qu’il a dit ces choses qu’il voudrait avoir tues ». Spinoza met en évidence l’absurdité de ce raisonnement. Si l’on regrette ce que l’on a dit, c’est que l’on n’avait pas la volonté de le faire, qu’on a été poussé par une force contraire plus forte que la volonté et il est absurde de prétendre alors que l’on a agi librement.
On ressent que l’on subit une contrainte lorsqu’on est obligé de faire quelque chose qui nous déplaît. Quand nous faisons quelque chose qui nous plaît, nous avons l’impression d’agir sans contrainte et c’est ce sentiment illusoire que nous appelons « liberté ».
Les hommes parviennent à renoncer à un désir pour faire le meilleur quand leur désir de faire le pire est plus faible ; il leur est facile de « contrarier » ce désir en se rappelant le souvenir d’une chose plus agréable.
La croyance à la liberté que Spinoza qualifie « d’illusoire » est donc le sentiment intérieur, subjectif, d’agir de façon spontané, « par un libre décret de l’esprit ». Je crois être libre de faire telle ou telle chose parce que je pense l’avoir décidé. Il s’agit là, pour Spinoza d’une « illusion » qui repose sur l’ignorance : je me crois libre, alors que et parce que j’ignore les vraies raisons qui me font agir.
Pour le bébé, et même pour l’enfant, la prise de conscience des vraies raisons qui les font agir est problématique, car ils n’ont pas une conscience suffisamment développée. Il en est de même de l’ivrogne, du fou et du bavard. La prise de conscience des causes qui déterminent le désir est difficile, mais possible, par exemple par l’introspection, l’examen de conscience, le « connais-toi toi-même socratique, car pour Socrate, comme pour Spinoza, le mal réside dans l’ignorance : « Nul n’est méchant volontairement. » Le plus grand obstacle demeure cependant la « vanité humaine » : l’homme a toujours tendance à se surestimer, à se croire meilleur, plus « libre » qu’il ne l’est en réalité.
La prise de conscience des causes qui nous font agir est, pour Spinoza, la véritable liberté. Si nous parvenons à connaître les causes qui nous ont poussés à mal agir, nous pourrons peut-être agir sur ces causes et nous libérer des déterminismes négatifs de notre conduite.
Il faut distinguer au sein de la nature les êtres inanimés et les êtres vivants et parmi les êtres vivants, ceux qui sont doués de conscience - les êtres humains, et ceux qui ne le sont pas. L’expérience nous montre que les êtres inanimés sont déterminés par des Lois, par exemple les Lois de la gravitation universelle de Newton. Parmi les êtres vivants, certains sont déterminés par l’instinct - le tigre, par exemple, ne peut pas s’empêcher d’être un « prédateur », d’autres par la raison. En ce qui concerne les êtres déterminés par la raison, l’expérience ne peut pas prouver que tout en eux est déterminé et qu’ils ne peuvent pas choisir librement. On ne peut donc ni démontrer, ni infirmer l’existence du libre-arbitre car l'entendement humain ne peut ni observer, ni concevoir un acte qui échapperait à la causalité (cf. E. Kant, les "antinomies de la raison pure" dans la Critique de la Raison pure). Mais être libre, ce n'est pas agir sans cause. Nous pouvons seulement apprendre à nous servir de notre raison pour connaître les causes qui nous font agir et nous déterminer par des causes conscientes et non par des causes inconscientes. C'est tout le sens de la fameuse phrase de Freud commentée par Paul Ricoeur dans le conflit des interprétations : "Là où était du ça, doit advenir du moi." ("Wo es war, soll ich werden")