Corpus : TEXTE A : Plaute, La marmite, Acte I, Scène 1. TEXTE B : Marivaux, L'Île des esclaves, Acte I, fin de la scène 1, début de la scène 2. TEXTE C : Samuel Beckett, En attendant Godot, Acte I ... Question de corpus : Etudiez la relation maître valet dans ces différents extraits.
Ces trois textes, un extrait de La Marmite de Plaute, une comédie datant du deuxième siècle avant J.-C., un extrait de L'Ile aux esclaves de Marivaux, une comédie du XVIII ème et un extrait d'En attendant Godot, une pièce du XXème siècle, ont pour thème commun la relation entre maîtres et serviteurs.
Ces textes mettent en évidence l'évolution de ces relations de l'antiquité à nos jours.
Dans l'extrait de La Marmite, Staphylla est l'esclave d'Eudion. Ce dernier semble avoir sur elle tous les droits : celui de l'insulter, "sortiras-tu, espion, avec tes yeux fureteurs ?", "une misérable de ton espèce", "gourdin et coups de fouets", "scélérate", "méchante bête" - celui de la battre : "si je prends tout à l'heure un bâton ou un nerf de boeuf, je te ferai allonger ton pas de tortue... et même de la mettre à mort : "je te ferai mettre en croix pour t'apprendre à vivre."
Dans L'île des esclaves, Arlequin est également un esclave et son maître Iphicrate se permet lui aussi de l'insulter : "Esclave insolent !", "Misérable !", de le battre : "Vous avez continué de m'en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là."... et même de le menacer de mort : "Misérable ! Tu ne mérites pas de vivre."
Dans En attendant Godot, Pozzo et Lucky apparaissent sur scène liés par une corde symbolisant leur relation. Pozzo est le maître et Lucky l'esclave. Pozzo se permet de maltraiter Lucky ; il le traite comme un "vieux chien qui ne sert à rien" et dont son maître cherche à se débarrasser.
On note cependant une évolution notable entre les trois textes. dans le premier, Staphyla répond à son maître. Elle a un rôle important dans la famille : Euclion a peur qu'elle ne découvre sa marmite remplie d'or. Dans l'extrait de La Marmite de Plaute et de L'île aux esclaves de Marivaux, les esclaves répondent et se défendent, alors que dans l'extrait d'En attendant Godot, Lucky ne parle pas ; il pleure comme un enfant et donne des coups de pieds comme un animal.
Dans L'île aux esclaves, les valets prennent le pouvoir sur les maîtres et remettent en question l'esclavage : "Tout irait pour le mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi." Mais le statut d'esclave et la notion même d'esclavage sont maintenus : Arlequin prend la place d'Iphicrate.
Dans l'extrait d'En attendant Godot, Lucky se comporte comme un chien, ce qui n'est le cas dans les deux autres extraits. Pozzo reconnaît qu'il pourrait être à la place de Lucky : "Remarquez que j'aurais pu être à sa place et lui à la mienne, si le hasard ne s'y était pas opposé."
Mais cette idée ne modifie en rien son comportement. Lucky, quant à lui, se comporte sans dignité, il fait preuve de sournoiserie et n'est pas plus "sympathique" que son maître. Beckett montre que la relation maître-esclave corrompt aussi les esclaves.
ARLEQUIN. − Mon cher patron, vos compliments me charment; vous avez coutume de m'en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans la chaloupe.
IPHICRATE. − Eh ne sais-tu pas que je t'aime ?
ARLEQUIN. − Oui; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ! s'ils sont morts, en voilà pour longtemps; s'ils sont en vie, cela se passera, et je m'en goberge.
IPHICRATE, un peu ému. − Mais j'ai besoin d'eux, moi.
ARLEQUIN, indifféremment. − Oh ! cela se peut bien, chacun a ses affaires : que je ne vous dérange pas !
IPHICRATE. − Esclave insolent !
ARLEQUIN, riant. − Ah ! ah ! vous parlez la langue d'Athènes; mauvais jargon que je n'entends plus.
IPHICRATE. − Méconnais-tu ton maître, et n'es-tu plus mon esclave ?
ARLEQUIN, se reculant d'un air sérieux. − Je l'ai été, je le confesse à ta honte, mais va, je te le pardonne; les hommes ne valent rien. Dans le pays d'Athènes, j'étais ton esclave; tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi; on va te faire esclave à ton tour; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là; tu m'en diras ton sentiment, je t'attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable; tu sauras mieux ce qu'il est permis de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami; je vais trouver mes camarades et tes maîtres.
Il s'éloigne.
IPHICRATE, au désespoir, courant après lui, l'épée à la main. − Juste ciel ! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis ? Misérable ! tu ne mérites pas de vivre.
ARLEQUIN. − Doucement; tes forces sont bien diminuées, car je ne t'obéis plus, prends-y garde.
Scène II. − Trivelin, avec cinq ou six insulaires, arrive, conduisant une Dame et la suivante,
et ils accourent à Iphicrate qu'ils voient l'épée à la main.
TRIVELIN, faisant saisir et désarmer Iphicrate par ses gens. − Arrêtez, que voulez-vous faire ?
IPHICRATE. − Punir l'insolence de mon esclave.
TRIVELIN. − Votre esclave ! vous vous trompez, et l'on vous apprendra à corriger vos termes. (Il prend l'épée d'Iphicrate et la donne à Arlequin.) Prenez cette épée, mon camarade; elle est à vous.
ARLEQUIN. − Que le ciel vous tienne gaillard, brave camarade que vous êtes !
TRIVELIN. − Comment vous appelez-vous ?
ARLEQUIN. − Est-ce mon nom que vous demandez ?
TRIVELIN. − Oui vraiment.
ARLEQUIN. − Je n'en ai point, mon camarade.
TRIVELIN. − Quoi donc, vous n'en avez pas ?
ARLEQUIN. − Non, mon camarade; je n'ai que des sobriquets qu'il m'a donnés; il m'appelle quelquefois Arlequin, quelquefois Hé.
TRIVELIN. − Hé ! le terme est sans façon; je reconnais ces Messieurs à de pareilles licences. Et lui, comment s'appelle-t-il ?
ARLEQUIN. − Oh, diantre ! il s'appelle par un nom, lui ; c'est le seigneur Iphicrate.
TRIVELIN. − Eh bien ! changez de nom à présent; soyez le seigneur Iphicrate à votre tour ; et vous, Iphicrate, appelez-vous Arlequin, ou bien Hé.
ARLEQUIN, sautant de joie, à son maître. − Oh, oh, que nous allons rire ! seigneur Hé !
TRIVELIN, à Arlequin. − Souvenez-vous en prenant son nom, mon cher ami, qu'on vous le donne bien moins pour réjouir votre vanité, que pour le corriger de son orgueil.
ARLEQUIN. − Oui, oui, corrigeons, corrigeons !
IPHICRATE, regardant Arlequin. − Maraud !
ARLEQUIN. − Parlez donc, mon bon ami; voilà encore une licence qui lui prend; cela est-il du jeu ?
TRIVELIN, à Arlequin. − Dans ce moment-ci, il peut vous dire tout ce qu'il voudra. (A Iphicrate.) Arlequin, votre aventure vous afflige, et vous êtes outré contre Iphicrate et contre nous. Ne vous gênez point, soulagez-vous par l'emportement le plus vif ; traitez-le de misérable, et nous aussi; tout vous est permis à présent; mais ce moment-ci passé, n'oubliez pas que vous êtes Arlequin, que voici Iphicrate, et que vous êtes auprès de lui ce qu'il était auprès de vous; ce sont là nos lois, et ma charge dans la république est de les faire observer en ce canton-ci.
ARLEQUIN. − Ah ! la belle charge !
IPHICRATE. − Moi, l'esclave de ce misérable !
TRIVELIN. − Il a bien été le vôtre.
ARLEQUIN. − Hélas ! il n'a qu'à être bien obéissant, j'aurai mille bontés pour lui.
IPHICRATE. − Vous me donnez la liberté de lui dire ce qu'il me plaira ; ce n'est pas assez : qu'on m'accorde encore un bâton.
ARLEQUIN. − Camarade, il demande à parler à mon dos, je le mets sous la protection de la république, au moins.
TRIVELIN. − Ne craignez rien.
Voir la page originale : http://www.site-magister.com/ilesclav.htm#ixzz3biYyhJAc
L'Île des esclaves est une comédie en un acte de 11 scènes et en prose de Marivaux représentée pour la première fois le lundi 5 mars 1725, à l'Hôtel de Bourgogne par les Comédiens Italiens.
Le mélange des genres se retrouve sur tous les plans : les personnages grecs, le naufrage ainsi que le caractère d'Euphrosine tendent vers une tragédie. Mais la pièce est bien une comédie : confusion des sentiments, échanges de pouvoir entre maîtres et valets, enfin l'aspect résolument comique du personnage d'Arlequin. De plus, la pièce se termine sur une reprise du pouvoir par les maîtres et le retour au statut d'esclave de Cléanthis et d'Arlequin ; ce retour à la situation initiale est le propre de la comédie.
Ce texte est extrait de L'île aux esclaves, une comédie de Marivaux, écrivain et dramaturge du XVIIIème siècle. La pièce se déroule dans l'Antiguité grecque. Après un naufrage, Arlequin et son maître Iphicrate, venus d'Athènes, échouent sur une île dont les habitants ont échangé leur rôle social. Arlequin vient de découvrir comment vivent ces insulaires. Dans ces deux scènes consécutives, Arlequin fait comprendre à son maître que la situation n'est plus à son avantage.
En quoi consiste la leçon de morale que reçoit Iphicrate ?
Nous montrerons dans un premier temps qu'Iphicrate persiste à traiter Arlequin comme un esclave, puis nous analyserons la manière dont Arlequin cherche à retourner la situation à son avantage, d'abord seul, puis à l'aide de Trivelin. Nous monterons enfin que la relation maître-esclave n'est pas vraiment remise en cause.
Iphicrate n'a pas conscience que la situation a complètement changé, qu'Arlequin et lui ne sont plus à Athènes, mais sur une île où ce sont les esclaves qui ont pris le pouvoir. Il cheche d'abord à amadouer Arlequin : "Eh ! ne sais-tu pas que je t'aime ?", puis il l'insulte : "esclave insolent !", "Maraud" ; il lui fait la leçon en rappelant qui est qui : "Mais connais-tu ton maître, et n'es-tu plus mon esclave... Il menace enfin de le mettre à mort : "au désespoir, courant après lui (...) tu ne mérites pas de vivre..."
Iphicrate ne comprend rien à la situation puisqu'il explique à Trivelin, le chef des esclaves, qu'il veut punir l'insolence de son esclave, alors que Trivelin vient de le faire saisir et désarmer par ses gens.
Arlequin se moque de son maître en utilisant l'ironie ou la moquerie : "Vos compliments me charment..." "vous avez coutume de m'en faire à coups de gourdin qui ne valent pas cela et le gourdin n'est pas dans la chaloupe." . Arlequin montre à son maître qu'il n'est pas dupe de ses compliments. Il utilise l'humour : "Ne sais-pas que je t'aime ? - Oui, mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules (...) et cela est mal placé." Il se montre également provocateur : "S'ils sont en vie, cela se passera et je m'en goberge." Il va jusqu'à se moquer de son maître : ""mauvais jargon que je n'entends plus."
A partir de "Je l'ai été...", il redevient sérieux, explique à Iphicrate la situation et lui fait une leçon de morale en bonne et due forme. Il lui fait comprendre que la situation a changé et que c'est lui, Iphicrate, qui va devenir esclave. Il espère qu'ainsi Iphicrate changera de comportement en comprenant ce qu'il lui a fait vivre.
Dans la dernière partie, on remarque que la relation maître-esclave n'a pas vraiment changé. Arlequin prend la place d'Iphicrate, puisqu'il dispose désormais de son épée et il va traiter Iphicrate comme Iphicrate l'a traité.
Trivelin attribue le nom d'Iphicrate à Arlequin et à Iphicrate le nom d'Arlequin. Il autorise même Arlequin à interpeller son maître en l'appelant : "Hé !". Trivelin rappelle cependant à Arlequin qu'il ne s'agit pas de tirer vanité de cette situation, mais de corriger l'orgueil d'Iphicrate. Mais l'avant-dernière réplique laisse penser qu'Arlequin n'appliquera que la moitié de la consigne : "Oui, oui, corrigeons, corrigeons..." Quant à Iphicrate, il est loin d'avoir compris la leçon puisqu'il traite Arlequin de "maraud".
Arlequin et Iphicrate ont échoué sur une île où les maîtres et les esclaves ont changé de rôle. En tant qu'esclave, Arlequin entend profiter de la situation, mais Iphicrate continue à traiter Arlequin comme il le faisait auparavant en alternant les coups de bâton et les insultes. Arlequin utilise tour à tour l'ironie, l'humour, l'indifférence et enfin l'éloquence argumentative. Rien n'y fait. Même l'intervention de Trivelin, le maître de l'île. La fin de la deuxième scène laisse présager que le combat entre Iphicrate et Arlequin n'est pas terminé. La leçon de la pièce est ambiguë. Elle semble assez pessimiste en ce qui concerne la possibilité d'inverser la relation maître-esclave. Les maîtres ne se laissent pas si facilement déposséder de leur pouvoir, et encore moins de la supprimer, car Arlequin entend bien profiter de la situation.