
L'extrait se situe à la fin de la pièce, composée de dix actes. Une seule voix se fait entendre, celle d'Alexandre le Grand. Au premier acte, il se prépare à mourir et chasse tous ceux qui se pressent autour de lui. Il raconte à la Mort, qu'il imagine face à lui, comment le Tigre bleu lui est un jour apparu et comment il a su que le but de sa vie était de le suivre, toujours plus loin, à travers le Moyen-Orient. Mais, cédant à la prière de ses soldats, il cesse de suivre le Tigre bleu pour faire demi-tour.
Je vais mourir seul
Dans ce feu qui me ronge,
Sans épée, ni cheval,
Sans ami, ni bataille,
Et je te demande d'avoir pitié de moi,
Car je suis celui qui n'a jamais pu se rassasier,
Je suis l'homme qui ne possède rien
Qu'un souvenir de conquêtes.
Je suis l'homme qui a arpenté la terre entière
Sans jamais parvenir à s'arrêter.
Je suis celui qui n'a pas osé suivre jusqu'au bout le tigre bleu de l'Euphrate.
J'ai failli.
Je l'ai laissé disparaître au loin
Et depuis je n'ai fait qu'agoniser.
A l'instant de mourir,
Je pleure sur toutes ces terres que je n'ai pas eu le temps de voir.
Je pleure sur le Gange
lointain de mon désir.
Il ne reste plus rien.
Malgré les trésors de Babylone,
Malgré toutes ces victoires,
Je me présente à toi, nu comme au sortir de ma mère.
Pleure sur moi, sur l'homme assoiffé.
Je ne vais plus courir,
Je ne vais plus combattre,
Je serai bientôt l'une de ces millions d'ombres qui se mêlent et
s'entrecroisent dans tes souterrains sans lumière.
Mais mon âme, longtemps encore, sera secouée du souffle du cheval.
Pleure sur moi,
Je suis l'homme qui meurt
Et disparaît avec sa soif.
(Laurent Gaudé, Le tigre bleu de l'Euphrate, acte X)
L'œuvre
Ce texte est extrait d’une pièce de théâtre : Le Tigre bleu de l’Euphrate (2002)
L'auteur
Laurent Gaudé, dramaturge contemporain
Le thème
L’empereur Alexandre Le Grand, le conquérant à la fois historique et légendaire de l’antiquité hellénistique se prépare à mourir. Il raconte à la Mort, qu’il imagine face à lui, comment le Tigre bleu de l'Euphrate lui est un jour apparu et comment il a su que le but de sa vie était de le suivre.
La situation
L’extrait se situe à la fin de la pièce (acte X). Alexandre a chassé tous ceux qui se pressaient autour de lui : ses servantes, ainsi que les femmes de son harem.
Le genre
Il s’agit d’un extrait de pièce de théâtre en vers irréguliers (parfois en alexandrins : Sans épée, ni cheval/Sans ami, ni bataille ») – « Je pleure sur le Gange lointain de mon désir » - « Je ne vais plus courir/je ne vais plus combattre » -
Les registres
Lyrique : Alexandre s’adresse à la mort en employant la première personne du singulier (« je vais mourir seul », « ce feu qui me ronge », « je te demande d’avoir pitié de moi »…
Pathétique : (du grec pathos = souffrance) ; ce terme qualifie toute scène théâtrale ou romanesque propre à susciter l’émotion du lecteur. Une scène pathétique définit la situation d’un personnage souvent écrasé par le destin qui exprime sa souffrance par des plaintes;
Le registre pathétique sa caractérise par le champ lexical de la souffrance et la pitié, des apostrophes, des amplifications (hyperboles), des modalités interrogatives ou impératives, des répétitions (anaphores) et des descriptions.
Tragique : Le tragique est le caractère de ce qui est funeste, alarmant ou attaché à la tragédie. Un personnage tragique semble soumis au destin, à la fatalité ; il est emporté par ses passions ou subit un conflit intérieur proche de la folie ; le registre tragique est proche du registre pathétique parce qu'ils suscitent l'un et l'autre la pitié, mais il s'en distingue par le caractère terrifiant des situations dans lesquelles se trouvent les personnages. C'est le fait d'avoir, dans un roman par exemple, un personnage dont le destin est irrémédiable, souvent funeste. Une autre caractéristique d'une « fin tragique » peut être la mort du personnage dans d'atroces souffrances. Le tragique mène le protagoniste à une fin irrévocable, contre laquelle il va lutter jusqu'au bout mais en vain. Le tragique mêle des sentiments forts et exacerbés par celui qui lutte contre son destin. La passion et la haine se confondent dans une tension qui retranscrit la menace omniprésente de la fatalité, qui tomberait soudainement et accomplirait la destinée.
Elégiaque : l’élégie (du grec elegeia) désigne un poème lyrique où s’exprime un chant funèbre plaintif. Il était très à l’honneur dans l’antiquité. Le lexique est au service de sentiments mélancoliques (méditation sur la mort, la perte d’un être cher…). Le registre élégiaque met en avant la subjectivité d’un épanchement presque toujours lié à un destinataire (ici la Mort). Le développement de la méditation déplorative est ample et pathétique. La forme est toujours harmonieuse, avec un travail sur le rythme, les sonorités et les images.
Epique : Le registre épique (ou héroïque), également appelé "tonalité épique", repose sur la réaction d'admiration du lecteur devant les exploits de héros surhumains. Utilisant le sublime et les procédés d'amplification (accumulations, images, hyperboles, superlatifs…) les textes épiques exaltent des figures dépassant l'humanité et les réalités ordinaires.
Argumentatif : « je te demande d’avoir pitié de moi/Car je suis celui qui n’a jamais pu se rassasier » - « Pleure sur moi (car)/Je suis l’homme qui meurt/Et disparaît avec sa soif. Alexandre justifie sa demande.
La situation d'énonciation
Alexandre de Macédoine s’adresse à la Mort ; il lui demande d’avoir pitié de lui, il évoque l’homme qu’il a été, il lui parle du Tigre bleu de l’Euphrate qu’il n’a pas suivi jusqu’au bout, il envisage ce qu’il va devenir après sa mort.
Les types de textes utilisés
Le texte présente une alternance de récit, d’analyse et de description.
Les champs lexicaux et/ou les concepts-clés
Concepts clés : le désir, la guerre, la victoire, la solitude, la pitié, la mort
La guerre : « cheval », « épée », « conquêtes », « victoires »
Le désir : « se rassasier », « le Gange lointain de mon désir », soif »
La solitude : « je vais mourir seul », « sans épée, ni cheval, sans ami, ni bataille… »
Le néant : « sans » - « jamais » - « rien » - disparaître » (deux fois) - « plus » - « sans lumière »
La souffrance physique : « ce feu qui me ronge »,
La mort : « mourir seul », « agoniser », « mourir », « ombres », « souterrains sans lumière », « l’homme qui meurt et disparaît… »
La pitié : « je te demande d’avoir pitié de moi »,
Les figures de style lexicales et grammaticales
Métaphores :
« ce feu qui me ronge » : Alexandre compare la fièvre à un feu dévorateur. Le "feu dévorateur" n'est pas seulement la fièvre physique qui le brûle, mais aussi la soif de connaissances et d'infini symbolisé par le tigre bleu de l'Euphrate.
« Le tigre bleu de l’Euphrate » : ce tigre bleu est à la fois un animal imaginaire et, par syllepse de sens le Tigre, l’autre grand fleuve qui irrigue la Mésopotamie avec l’Euphrate. Les deux interprétations sont possibles et se superposent pour donner à l’expression une aura irradiante et poétique. « Le tigre bleu de l’Euphrate » symbolise l’inaccessible objet du désir.
Hypallages :
"tigre bleu" est un "'hypallage" : on paraît attribuer à certains mots d'une phrase ce qui appartient à d'autres mots de cette phrase (c'est l'Euphrate qui est "bleu" et non le tigre), sans qu'il soit possible de se méprendre au sens. Selon Guiraud, le procédé relève de l'esthétique du vague ; il tend, en supprimant le caractère de nécessité entre le déterminé et le déterminant, à libérer ce dernier. L'hypallage devient ainsi une variété de l'irradiation. (Bernard Dupriez, Dictionnaire des procédés littéraires).
Comparaisons : "Je me présente à toi, nu comme au sortir de ma mère."
Allégories : La mort est personnifiée. Alexandre s'adresse à elle, lui demande d'avoir pitié de lui ; il se présente à elle "nu comme au sortir de sa mère", il lui dit qu'il sera bientôt "l'une de ces millions d'ombres qui se mêlent et s'entrecroisent dans ses souterrains sans lumière, il lui demande de pleurer sur lui "(car) il est l'homme qui meurt et disparaît avec sa soif".
Anaphores :
Répétition du pronom « je », généralement en début de vers (15 fois)
Sans épée, ni cheval/ Sans ami, ni bataille – « je suis l’homme qui n’a jamais pu se rassasier » - « je suis l’homme qui ne possède rien » - « Je suis l’homme qui a arpenté la terre entière – « Je suis celui qui n’a pas osé suivre jusqu’au bout le tigre bleu de l’Euphrate – « Je pleure » (deux fois) – « malgré les trésors de Babylone » - « malgré toutes ces victoires » - « je ne vais plus courir » - « je ne vais plus combattre
Antithèses : rien/la terre entière – arpenter/s’arrêter – terres, trésors de Babylone, victoires/rien, nu
Généralisations : Alexandre parle de lui-même, mais en même temps de la condition humaine. Qui que nous soyons et quels que soient nos désirs en cette vie, nous sommes tous comme Alexandre : « Je suis l’homme qui meurt/Et disparaît avec sa soif. »
Les niveaux de langues
Registre courant et soutenu : « se rassasier », « arpenter », « faillir », « agoniser », « assoiffé », « s’entrecroiser »
Les temps et les modes et leur valeur d'aspect
Présent d’énonciation : « Je pleure sur toutes ces terres» - « Je pleure sur le Gange lointain de mon désir » - « Je me présente à toi, nu comme au sortir de ma mère. »
Présent d’énonciation à valeur de futur immédiat : « je vais mourir » - « Je ne vais plus courir/Je ne vais plus combattre » -
Présent de description : « dans ce feu qui me ronge » - « Il ne reste plus rien. » - « l’une de ces millions d’âmes qui se mêlent et s’entrecroisent dans tes souterrains sans lumière. »
Présent de vérité générale : « Je suis celui qui n’a jamais pu se rassasier » - « Je suis l’homme qui ne possède rien » - « Je suis l’homme qui a arpenté la terre entière/Sans jamais parvenir à s’arrêter. »
« Je suis celui qui n’a pas osé suivre jusqu’au bout le tigre bleu de l’Euphrate. »
Passé composés : « J’ai failli. » - « Je l’ai laissé disparaître au loin. » - « Et depuis je n’ai fait qu’agoniser » - « ces terres que je n’ai pas eu le temps de voir. » - « Je n’ai fait qu’agoniser »
Présent de l’impératif : « Pleure sur moi » (deux fois)
Futur de l'indicatif : "Je serai bientôt", "Mais mon âme, longtemps encore sera secouée du souffle du cheval".
Les connecteurs temporels, spatiaux, logiques et argumentatifs :
Conjonctions de coordination : « et je te demande d’avoir pitié de moi,/Car je suis celui qui n’a jamais pu se rassasier. » - "Et depuis je n’ai fait qu’agoniser. » - « Mais mon âme, longtemps encore, sera secouée du souffle du cheval » - « Et disparaît avec sa soif »
Les types de phrases
La plupart des phrases sont déclaratives ; on note la présence de deux phrases injonctives : « Pleure sur moi, sur l’homme assoiffé » - Pleure sur moi,/Je suis l’homme qui meurt/Et disparaît avec sa soif.
La structure des phrases (en construction)
Les modalisateurs (la présence de l'énonciateur dans l'énoncé)
« sans » - « jamais » - « rien » - Je suis celui qui n’a pas osé suivre jusqu’au bout le tigre bleu de l’Euphrate » - J’ai failli » - « Je l’ai laissé disparaître au loin » - « le Gange lointain de mon désir » - rien… malgré les trésors de Babylone,/Malgré toutes ces victoires – « nu comme au sortir de ma mère » - « l’homme assoiffé » - souterrains sans lumière » - « l’homme qui meurt et disparaît avec sa soif ».
Alexandre porte un jugement sur sa vie et sur son œuvre : il insiste sur sa solitude, sur le caractère insatiable de son désir, sur le fait qu’il ne possède plus que des souvenirs, sur son échec, sur ce qu’il aurait fallu faire et qu’il n’a pas fait, sur sa souffrance morale car sa vie, depuis lors n’a été qu’une longue agonie. Il exprime des regrets et verse des larmes sur tout ce qu’il n’a pas vu. Il se rend compte qu’il ne lui reste plus rien, qu’il est sans avenir sur la terre. Il envisage sa vie après sa mort, ombre parmi les ombres dans les souterrains obscurs de la mort. Il demande par deux fois à la Mort de pleurer sur lui.
Plan du texte :
du vers 1 à 6 : Alexandre demande à la mort d'avoir pitié de lui
Du vers 7 à 14 : Il lui raconte que le but de sa vie était de suivre "le tigre bleu de l'Euphrate."
Du vers 15 à 21 : Il lui dit qu'il se présente à elle comme un enfant qui vient de naître.
Du vers 22 à la fin : Il lui demande de pleurer sur lui.
Synthèse :
L’empereur Alexandre Le Grand, le conquérant à la fois historique et légendaire de l’antiquité hellénistique se prépare à mourir. Il raconte à la Mort, qu’il imagine face à lui, comment le Tigre bleu de l'Euphrate lui est un jour apparu et comment il a su que le but de sa vie était de le suivre.
L’extrait se situe à la fin de la pièce (acte X). Alexandre a chassé tous ceux qui se pressaient autour de lui : ses servantes, ainsi que les femmes de son harem.
Il s’agit d’un extrait de pièce de théâtre en vers irréguliers (parfois en alexandrins : Sans épée, ni cheval/Sans ami, ni bataille ») – « Je pleure sur le Gange lointain de mon désir » - « Je ne vais plus courir/je ne vais plus combattre ».
Le texte joue sur plusieurs registres :
- Lyrique : Alexandre s’adresse à la mort en employant la première personne du singulier (« je vais mourir seul », « ce feu qui me ronge », "je te demande d’avoir pitié de moi " ;
- Pathétique : (du grec pathos = souffrance) ; ce terme qualifie toute scène théâtrale ou romanesque propre à susciter l’émotion du lecteur. Une scène pathétique définit la situation d’un personnage souvent écrasé par le destin qui exprime sa souffrance par des plaintes ;
- Argumentatif : il demande à la mort d'avoir pitié de lui et il lui explique pourquoi ;
- Elégiaque : l’élégie (du grec elegeia) désigne un poème lyrique où s’exprime un chant funèbre plaintif. Il était très à l’honneur dans l’antiquité. Le lexique est au service de sentiments mélancoliques (méditation sur la mort, la perte d’un être cher…). Le registre élégiaque met en avant la subjectivité d’un épanchement presque toujours lié à un destinataire (ici la Mort). Le développement de la méditation déplorative est ample et pathétique. La forme est toujours harmonieuse, avec un travail sur le rythme, les sonorités et les images.
Problématique : Comment l'auteur suscite-t-il la compassion du spectateur ou du lecteur ?
Axes d'étude :
I. Le rapport à la mort
II. Le rapport au désir
III. Le rapport au temps
Eléments pour l'introduction :
Dans Le Tigre bleu de l’Euphrate, Laurent Gaudé présente Alexandre le Grand au moment de quitter le monde qu’il a tant parcouru. Conquérant à l’appétit insatiable, chef de guerre assoiffé de connaissance et d’infini, il a abattu son ennemi Darius, a conquis Babylone, a fondé la ville d’Alexandrie… Héros au destin unique mais aussi être humain vulnérable, seul face à la mort, il se retourne sur sa vie, glorieuse et misérable, pour en faire le bilan avant l’ultime voyage.