Antonia Grunenberg, Hannah Arendt et Martin Heidegger, Histoire d'un amour, Editions Payot, 2009
Antonia Grunenberg est professeur de sciences politiques à l'université d'Oldenbourg, où elle dirige également depuis 1999 le Centre Hannah Arendt.
"Les amants les plus scandaleux du XXe siècle en furent aussi les deux plus importants philosophes. En 1924, Hannah Arendt a dix-huit ans. C'est une jeune étudiante avide de savoir, mince, avec des yeux rayonnants et une intelligence vive comme l'éclair. Elle rencontre Martin Heidegger, trente-quatre ans, marié et père de famille, qui enseigne la philosophie à l'université de Marbourg. De petite taille, maigre et d'allure sportive, introverti, plein de fureur mais aussi d'une surprenante modestie, il attire à son cours les étudiants les plus prometteurs, notamment Hans-Georg Gadamer, Max Horkheimer, Herbert Marcuse, Karl Löwith, Günther Anders, Leo Strauss, Hans Jonas... Comme l'expliquera quarante ans plus tard Hannah Arendt, "la rumeur le disait : la pensée est redevenue vivante, les trésors de la culture qu'on croyait morts reprennent sens. Il y a un maître, il est peut-être possible d'apprendre à penser."
Entre Arendt et Heidegger débute alors une liaison durable et turbulente où l'amour et la philosophie vont s'entremêler. Avec en toile de fond un moment dramatique de l'histoire intellectuelle, celui qui, en Allemagne, a vu la pensée "allemande" et la pensée "juive" séparées dans la violence."
"Heidegger est considéré comme ayant appartenu à la mouvance de la « révolution conservatrice » anti-libérale proche du nazisme. Adhérent du parti nazi (NSDAP) de 1933 à 1945, il écrit, en 1933, une profession de foi envers Hitler et l'État national-socialiste (Le discours du rectorat du 27 mai 1933).
Il est élu recteur de l’université de Fribourg-en-Brisgau par ses collègues en 1933, Heidegger a démissionné de son poste en avril 1934, tout en restant membre de l'université, du point de vue administratif, jusqu'à la fin de la guerre."
Le parti nazi ne considérait de toute façon pas Heidegger comme un militant fiable, il suspectait son œuvre et ses cours qu’il ne comprenait pas, jusqu'à l'empêcher d'enseigner en 1944. Les Français en 1945 ne feront que reconduire cette mesure en lui interdisant d'enseigner jusqu'en 1951. Il est classé en 1949 comme Mitläufer (en) (« suiveur » ou compagnon de route) par la Commission de dénazification.
Hannah Arendt, philosophe d’origine juive, avec laquelle il a eu une liaison alors qu’elle était son étudiante, a toujours témoigné son admiration et son affection pour lui. Heidegger a affirmé que le nazisme était « un principe barbare », qu'il avait commis « la plus grande idiotie de sa vie » (die größte Dummheit seines Lebens) en s'inscrivant au parti nazi. D'un autre côté, il remet en question l'idée que la démocratie serait « le meilleur système politique ». Les premiers volumes des carnets privés de Heidegger, publiés en 2014 sous le titre Cahiers noirs, contiennent des passages antisémites, diffusés dès la fin 2013.
En 1945, Heidegger proposa une explication de son attitude :
"Je croyais que Hitler, après avoir pris en 1933 la responsabilité de l’ensemble du peuple, oserait se dégager du Parti et de sa doctrine, et que le tout se rencontrerait sur le terrain d’une rénovation et d’un rassemblement en vue d’une responsabilité de l’Occident. Cette conviction fut une erreur que je reconnus à partir des événements du 30 juin 1934. J’étais bien intervenu en 1933 pour dire oui au national et au social (et non pas au nationalisme) et non aux fondements intellectuels et métaphysiques sur lesquels reposait le biologisme de la doctrine du Parti, parce que le social et le national, tels que je les voyais, n’étaient pas essentiellement liés à une idéologie biologiste et raciste."
Ce texte, écrit en allemand, provient du Denktagebuch d'Hannah Arendt de 1953. Elle aurait pu être écrite par Franz Kafka.
« Heidegger déclare avec fierté : "Les gens disent que Heidegger est un renard."
Telle est la véritable histoire de Heidegger le renard : Il était une fois un renard si dépourvu de ruse que non seulement il ne cessait de se faire prendre au piège mais qu'il ne savait même pas faire la différence entre ce qui était un piège et ce qui ne l'était pas.
Ce renard souffrait aussi d'une autre faiblesse. Sa fourrure était en mauvais état, si bien qu'il se trouvait complètement démuni de protection naturelle contre les épreuves d'une existence de renard. Après avoir passé toute sa jeunesse à tomber dans les pièges des autres, maintenant qu'il ne lui restait plus, pour ainsi dire, une seule touffe intacte de fourrure sur le dos, le renard décida de se retirer du monde des renards et de se fabriquer un terrier.
Dans sa cruelle ignorance de la différence entre ce qui était un piège et ce qui n'en était pas un, en dépit de son expérience considérable des pièges, il lui germa dans l'esprit une idée totalement nouvelle et inconnue des renards. Il allait se fabriquer un piège en guise de terrier. Il s'installa à l'intérieur, comme dans un terrier normal - non par ruse, mais parce qu'il avait toujours cru que les pièges des autres étaient leurs terriers -, puis il décida de devenir sournois et d'adapter aux autres le piège qu'il avait conçu pour lui et qui ne convenait qu'à lui. Voilà qui à nouveau démontrait sa grande ignorance des pièges : personne ne voulait pénétrer dans son piège, car il y était lui-même installé.
Il s'en agaça. Après tout, personne n'ignore qu'en dépit de leur habileté tous les renards, de temps en temps, se laissent prendre au piège. Pourquoi un piège de renard - surtout conçu par un renard ayant plus d'expérience des pièges qu'un autre - ne rivaliserait-il pas avec les pièges des êtres humains et des chasseurs ? De toute évidence parce que ce piège ne montrait pas assez clairement le piège qu'il était !
Il vint donc à l'idée de notre renard de décorer son piège et d'accrocher des écriteaux sans équivoque qui annonçaient clairement : "Venez tous ; ceci est un piège, le plus beau piège du monde." A partir de ce moment, il était certain qu'aucun renard ne s'aventurerait dans ce piège par erreur. Néanmoins beaucoup vinrent. Car ce piège était le terrier de notre renard, et si vous désiriez lui rendre visite quand il était chez lui, il fallait pénétrer dans son piège.
Tout le monde, à l'exception de notre renard, pouvait, bien sûr, en ressortir. Il était littéralement taillé à sa mesure. Mais le renard qui habitait le piège disait fièrement : "Ils sont si nombreux à me rendre visite dans mon piège que je suis devenu le roi de tous les renards." Et il y avait du vrai dans son propos, aussi, car personne ne connaît mieux la nature des pièges que celui qui y demeure toute sa vie durant. »
(Hannah Arendt, "Heidegger le renard" in La philosophie de l'existence et autres essais, PBP 2015, p.309)