Tzvetan Todorov, Nous et les autres, La réflexion sur la diversité humaine, Editions du Seuil, coll. La couleur des idées, 1989
Tzvetan Todorov, né en Bulgarie, vit en France depuis 1963. Chercheur au CNRS, il est l'auteur de plusieurs ouvrages de théorie littéraire, d'histoire de la pensée et d'analyse de la culture.
"Le sujet de ce livre est la relation entre "nous" (le groupe culturel et social auquel on appartient) et "les autres" (ceux qui n'en font pas partie); le rapport entre la diversité des peuples et l'unité de l'espèce humaine. Un sujet que la France vient de redécouvrir - et qui me touche aussi personnellement.
Cependant, plutôt que d'exposer mes idées sur la question, j'ai voulu interroger les penseurs français qui y avaient déjà réfléchi, de Montesquieu à Segalen, voire de Montaigne à Lévi-Strauss. Ne disposant pas de la vérité, je suis parti à sa recherche - avec, et parfois contre, ces penseurs.
Ce faisant, j'ai dû renoncer aussi à la réserve de l'historien : tout au long de ce travail, mon but a été d'apprendre, non seulement comment les choses ont été, mais aussi comment elles doivent être ; j'ai voulu connaître et juger. Car nous ne pouvons pas seulement étudier les autres : toujours, partout, en toutes circonstances, nous vivons avec eux."
"Comment peut-on, comment doit-on se comporter à l'égard de ceux qui n'appartiennent pas à la même communauté que nous ? La première leçon apprise consiste à renoncer à fonder nos raisonnements sur une distinction comme celle-là. Les êtres humains l'ont pourtant fait depuis toujours en changeant seulement l'objet de leur éloge. Suivant la "règle d'Hérodote", ils se sont jugés les meilleurs du monde, et ont estimé les autres mauvais ou bons selon qu'ils étaient plus ou moins éloignés d'eux. Inversement, en se servant de la "règle d'Homère", ils ont trouvé que les peuples les plus éloignés étaient les plus heureux et les plus admirables, alors qu'ils n'ont vu chez eux-mêmes que la décadence.Mais il s'agit dans les deux cas d'un mirage, d'une illusion d'optique : "nous" ne sommes pas nécessairement bons, les "autres" non plus ; tout ce qu'on peut dire à ce sujet c'est que l'ouverture aux autres, le refus de les rejeter sans examen est chez tout être humain une qualité. La séparation qui compte, suggérait Chateaubriand, est celle entre les bons et les méchants, non entre nous et les autres ; les sociétés particulières, elles, mélangent le bien et le mal (dans des proportions il est vrai inégales). A la place du jugement facile, fondé sur la distinction puremenr relative entre ceux qui appartiennent à mon groupe et ceux qui n'en font pas partie, doit advenir un jugement fondé sur des principes éthiques.
Cette première conclusion soulève à son tour deux grands problèmes : quelle est la signification de notre appartenance à une communauté ? et : comment légitimer nos jugements ?"