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Hannah Arendt, La crise de la culture, éditions Gallimard, collection Folio essais

Hannah Arendt, née Johanna Arendt à Hanovre le 14 octobre 1906 et morte le 4 décembre1975 à New York, est une philosophe allemande naturalisée américaine, connue pour ses travaux sur l’activité politique, le totalitarisme et la modernité.

Elle soulignait toutefois que sa vocation n'était pas la philosophie mais la théorie politique (« Mein Beruf ist politische Theorie »). C'est pourquoi elle se disait « politologue » (« political scientist ») plutôt que philosophe. Son refus de la philosophie est notamment évoqué dans Condition de l'homme moderne où elle considère que « la majeure partie de la philosophie politique depuis Platon s'interpréterait aisément comme une série d'essais en vue de découvrir les fondements théoriques et les moyens pratiques d'une évasion définitive de la politique. »

Ses ouvrages sur le phénomène totalitaire sont étudiés dans le monde entier et sa pensée politique et philosophique occupe une place importante dans la réflexion contemporaine. Ses livres les plus célèbres sont Les Origines du totalitarisme (1951), Condition de l'homme moderne (1958) et La Crise de la culture (1961). Son livre Eichmann à Jérusalem, publié à la suite du procès d'Adolf Eichmann en 1961, a fait l'objet d'une controverse internationale.

Présentation de l'extrait :

Le texte proposé est extrait d'un Essai intégré dans un chapitre de La Crise de la Culture intitulé : "Vérité et Politique", qui a pour objet les relations conflictuelles entre ces deux notions. Le conflit auquel s'attache Hannah Arendt concerne les préjudices que la politique porte aux vérités de faits. Elle dénonce l'atteinte portée aux vérités factuelles par la transformation des faits en opinion. La défense des opinions et le refus de la soumission à la vérité s'expliquent par la volonté de pouvoir faire preuve de persuasion, là où la vérité ne souffre aucune discussion.

Hannah Arendt analyse le mensonge politique comme impuissant à fonder une nouvelle réalité. Le pouvoir du mensonge étant illimité, il est impossible d'en garantir la stabilité dans le temps :

« Le pouvoir, par sa nature même, ne peut jamais produire un substitut pour la stabilité assurée de la réalité factuelle, qui, parce qu'elle est passée, a grandi jusqu'à une dimension hors de notre portée. Les faits s'affirment eux-mêmes par leur obstination, et leur fragilité est étrangement combinée avec une grande résistance à la torsion – cette même irréversibilité qui est le cachet de toute action humaine. Dans leur opiniâtreté, les faits sont supérieurs au pouvoir ; ils sont moins passagers que les formations du pouvoir, qui adviennent quand des hommes s'assemblent pour un but, mais disparaissent dès que le but est atteint ou manqué. Ce caractère transitoire fait du pouvoir un instrument hautement incertain pour mener à bien une permanence d'aucune sorte, et, par conséquent, non seulement la vérité et les faits ne sont pas en sécurité entre ses mains, mais aussi bien la non-vérité et les non-faits. »

Le respect de la vérité, c'est-à-dire l'acceptation de la limitation de la liberté politique par les vérités factuelles, est ainsi la condition de l'action politique. Être fidèle à la vérité est la seule attitude vis-à-vis du passé qui permette d'en faire un sol à partir duquel construire l'avenir.

Georges Benjamin Clemenceau, né le 28 septembre 1841 à Mouilleron-en-Pareds (Vendée) et mort le 24 novembre 1929 à Paris, est un homme d'État français, radical-socialiste, président du Conseil de 1906 à 1909, puis de 1917 à 1920.

Expliquer le texte suivant :

"Est-ce qu'il existe aucun fait qui soit indépendant de l'opinion et de l'interprétation ? Des générations d'historiens et de philosophes de l'histoire n'ont-elles pas démontré l'impossibilité de constater des faits sans les interpréter, puisque ceux-ci doivent d'abord être extraits d'un chaos de purs événements (et les principes du choix ne sont assurément pas des données de fait), puis être arrangés en une histoire qui ne peut être racontée que dans une certaine perspective qui n'a rien à voir avec ce qui a eu lieu à l'origine ? Il ne fait pas de doute que ces difficultés, et bien d'autres encore, inhérentes aux sciences historiques, soient réelles, mais elles ne constituent pas une preuve contre l'existence de la matière factuelle, pas plus qu'elles ne peuvent servir de justification à l'effacement des lignes de démarcation entre le fait, l'opinion et l'interprétation, ni d'excuse à l'historien pour manipuler les faits comme il lui plaît. Même si nous admettons que chaque génération ait le droit d'écrire sa propre histoire, nous refusons d'admettre qu'elle ait le droit de remanier les faits en harmonie avec sa perspective propre ; nous n'admettons pas le droit de porter atteinte à la matière factuelle elle-même. Pour illustrer ce point, et nous excuser de ne pas pousser la question plus loin : durant les années vingt, Clemenceau, peu avant sa mort, se trouvait engagé dans une conversation amicale avec un représentant de la République de Weimar au sujet des responsabilités quant au déclenchement de la Première Guerre mondiale. On demanda à Clemenceau : "A votre avis, qu'est-ce-que les historiens futurs penseront de ce problème embarrassant et controversé ?" Il répondit : "Ça, je n'en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c'est qu'ils ne diront pas que la Belgique a envahi l'Allemagne." (Hannah Arendt, "Vérité et politique", 1964)

inhérent : qui appartient essentiellement à quelque chose

Années vingt : période de 1920 à 1929

République de Weimar : régime politique de l'Allemagne de 1919 à 1933

Se poser les questions suivantes :

1. Quelle est la thèse de l'auteure ? Quels arguments fournit-elle à l'appui de sa thèse ? Quel exemple donne-t-elle ?

2. Qu'est qu'une "opinion" ? Quelle est le sens philosophique de ce mot ? A quoi s'oppose l'opinion ?

3. Expliquer la différence entre "constater" un fait et "interpréter un fait".

4. Pourquoi, selon Hannah Arendt, est-il impossible pour les historiens de constater un fait sans l'interpréter ?

5. Expliquer "un chaos de purs événements".

6. Expliquer "et les principes du choix ne sont assurément pas des données de fait".

7. Commenter "nous refusons d'admettre" ; dans quelle perspective l'auteure se situe-t-elle ? (Comment s'appelle le domaine de la philosophie qui s'en occupe ?)

8. Expliquez l'exemple (la réplique de Clemenceau au ministre allemand) donné par Hannah Arendt.

Eléments de réponse :

Toute la difficulté du texte réside dans la présence de deux thèses en apparence contradictoires et inconciliables.

a) Il n'existe (en histoire) aucun fait qui soit indépendant de l'opinion et de l'interprétation.

b) On (l'historien) a cependant le devoir de distinguer les faits de l'interprétation qu'il leur donne.

L'impossibilité de distinguer en histoire les faits de leur interprétation ne prouve pas :

a) l'existence de faits historiques indépendants de l'interprétation qu'on leur donne.

b) ne peuvent pas servir de justification à l'effacement de la différence entre les faits, l'opinion et l'interprétation.

c) ne peuvent servir d'excuse à la manipulation des faits.

Thèse 1. : "Il n'existe aucun fait qui soit indépendant de l'opinion et de l'interprétation."

Pour bien comprendre les arguments du texte, il faut avoir à l'esprit la distinction que font les Allemands, qui n'existe pas dans la langue française, entre l'histoire comme étude du passé de l'humanité (Historie) et le devenir historique (Geschichte). L'histoire comme étude du passé de l'humanité (Historie) influence le devenir historique (Geschichte). C'est pourquoi les historiens ont la responsabilité morale de ne pas travestir les faits pour les faire entrer dans le cadre d'une interprétation.

Il faut également rappeler que le mot "histoire" vient du mot grec historia, qui signifie "enquête" et implique pour Hérodote, le fondateur d'une histoire dégagé de la mythologie et de l'opinion, l'idée de la recherche et du  respect des faits.

Note : Le mot « histoire » vient du grec ancien historia, signifiant « enquête », « connaissance acquise par l'enquête », qui lui-même vient du terme ἵστωρ, hístōr signifiant « sagesse », « témoin » ou « juge ». Il a pour origine les Enquêtes (Ἱστορίαι / Historíai en grec) d'Hérodote. Littéralement, le mot ionien Historíai signifie « recherches, explorations », et dérive selon toute vraisemblance de la racine indo-européenne *wid- qui signifie voir, ou savoir pour avoir vu.

Arguments :

a) L'histoire (au sens de "science" du passé collectif) ne rapporte pas tous les faits qui se sont produits. L'historien choisit certains événements pour en faire des faits historiques. Ce choix est déjà une interprétation : l'idée que tel événement a une importance historique plus grande qu'un autre qui, lui,  n'est pas jugé digne d'être rapporté.

b) L'histoire doit être racontée dans une certaine perspective qui est celle du présent (le présent de l'historien) qui est un futur le plus ou moins lointain par rapport aux événements évoqués. Hannah Arendt souligne ici le fait que les événements passés sont évoqués et analysés par des hommes qui, en général, ne les ont pas vécus et selon une perspective actuelle qui n'a rien à voir avec la perspective passée. L'historien en sait plus que les protagonistes eux-mêmes. Contrairement à eux, il sait ce qui va se produire après leur mort, quelles sont les conséquences à long terme des événements et l'écart entre les motivations des acteurs (ce qu'ils ont voulu faire) et les effets de leurs actions. Les faits sont interprétés à la lumière du présent par des gens qui en savent davantage (ou qui pensent en savoir davantage) que les acteurs.

Thèse 2. : "Les historiens n'ont pas le droit de remanier les faits."

Hannah Arendt ne propose pas à proprement parler d'argument à l'appui de cette thèse, mais un exemple précis : les historiens futurs auront du mal à déterminer les responsabilités quant au déclenchement de la Première Guerre mondiale (interprétation, opinion) mais s'accorderont sur le fait que c'est l'Allemagne qui a envahi la Belgique et non l'inverse. En ce qui concerne le déclenchement de la Première Guerre mondiale, les faits indiquent que les responsabilités sont partagées en raison de l'appartenance des protagonistes à des systèmes d'alliances : la Triple Entente comprenant le Royaume-Uni, la France et l'Empire russe et la Triple Alliance comprenant l'Empire allemand, l'Empire austro-hongrois et l'Italie -  qui les entraînait quasi automatiquement à entrer en guerre après l'attentat de Sarajevo contre l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche.

On peut donc dire qu'aucune nation n'était vraiment responsable. Mais le fait que l'Allemagne a envahi la Belgique et non l'inverse (domaine des faits) doit limiter les possibilités d'interprétation et interdire par exemple à l'historien de prétendre que l'Allemagne n'a fait que répondre à une agression de la Belgique (domaine de l'opinion, de l'interprétation).

2. Hannah Arendt distingue donc entre les faits, l'opinion et l'interprétation. le mot "opinion" est la traduction du mot grec "doxa". Selon Platon, l'opinion, la doxa se distingue de l'opinion droite et de la science. l'opinion est le plus bas degré du savoir. Elle est le lieu des faux semblants, de l'erreur, de l'illusion et du relativisme ("A chacun sa vérité").

3. L'auteure établit une différence essentielle entre "constater un fait" et "interpréter un fait". Constater un fait, c'est dire que ce fait s'est réellement produit. Par exemple la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789.

Pour établir la véracité d'un fait, l'historien doit mettre en œuvre une double critique : une critique dite "externe" qui consiste à confronter les témoignages (Les témoins disent-ils la même chose ?) et une critique interne qui consiste à étudier chaque témoignage pris séparément (le témoin est-il fiable ? s'agit-il d'un témoignage de première main ?)

Pour interpréter un fait, l'historien doit essayer d'en comprendre les causes et les conséquences ; il doit également s'interroger sur l'importance réelle et/ou symbolique du fait en question. Aucun historien sérieux ne nie la réalité de la Prise de la Bastille, mais certains historiens, non moins sérieux, estiment que l'importance symbolique de la Prise de la Bastille est plus importante que son importance réelle.

Selon Hannah Arendt, il est impossible de constater un fait sans l'interpréter pour deux raisons :

a) l'historien choisit "dans le chaos de purs événements" les événements dignes à ses yeux de devenir des faits historiques et choisir c'est déjà interpréter. Le principe du choix ne sont pas des données de fait, autrement dit, ils ne sont pas dans les choses mêmes, mais dans l'esprit de l'historien. On peut faire ici le parallèle avec les sciences de la nature. Le physicien n'observe pas, lui non plus, des "faits bruts", mais des faits intégrés dans une théorie, à la lumière d'une hypothèse heuristique : Les faits ne sont pas donnés, ils sont faits.

b) Il est obligé de mettre les faits en perspective, c'est-à-dire de "lire" le passé à la lumière du présent, ce qui s'est passé avant à la lumière de ce qui s'est passé après, en se basant sur le principe du déterminisme (tout événement a une cause qui le précède dans le temps). Autrement dit, l'historien ne se contente pas d'évoquer des faits bruts juxtaposés et sans lien les uns avec les autres, mais il construit un récit, un enchaînement cohérent de faits qui s'engendrent les uns les autres, selon l'avant et l'après, dans une relation de cause à conséquence.

Le problème est de savoir ce qui guide chez l'historien ce qu'Hannah Arendt appelle "le principe du choix" et l'on sait qu'à cet égard l'histoire se démarque des sciences dites "exactes". Par exemple deux historiens spécialistes de la Révolution française, l'historien communiste Albert Soboul et l'historien libéral François Furet mettent en avant certains faits plutôt que d'autres et n'expliquent pas les mêmes événements de la même manière. L'un privilégie le rôle du peuple, l'autre de la bourgeoisie. Hegel pense que l'Histoire a un sens (La raison est à l'oeuvre dans l'Histoire), tout comme Karl Marx. L'un comme l'autre interprètent les événements historiques à la lumière d'une théorie (la manifestation dialectique de l'Esprit absolu, la lutte des classes, la prise du pouvoir par le prolétariat, l'abolition de l’État).

Hannah Arendt ne dit pas qu'il est illégitime de lire l'histoire à la lumière d'une théorie, voire comme Marx d'une "eschatologie" (l'idée d'une "fin de l'Histoire"), mais que le premier devoir d'un historien est d'établir les faits.

Hannah Arendt pose donc ici les bases d'une déontologie de l'historien : Les historiens doivent construire une théorie qui s’appuie sur des faits et non manipuler les faits pour qu'ils s'accordent à leur théorie.

Le point de vue d'Hannah Arendt est à la fois éthique et épistémologique, les deux points de vues étant liés car le respect des faits est une qualité morale qui  relève de la droiture, de "l'honnêté intellectuelle". L'historien a le devoir moral de chercher la vérité des faits avant toute interprétation.

Hannah Arendt se situe donc dans la continuité de la pensée de Kant ("sur un prétendu droit de mentir"), plutôt que de Machiavel et de ceux qui établissent une distinction entre la sphère privée (la morale) et la sphère publique (la politique, l'efficacité, la raison d'Etat) dans laquelle la fin (le pouvoir) justifie les moyens.

Cependant, il serait absurde, souligne-t-elle, de prétendre que la vérité doit prévaloir en toutes choses, dût la communauté en périr. L’action politique est ce par quoi nous cherchons « à établir ou à sauvegarder les conditions de la recherche de la vérité ». Comme substitut à des moyens plus violents, le mensonge peut s’avérer, à certaines occasions, le moyen le moins dévastateur de préserver les havres de paix nécessaires à la poursuite de la vérité. (Marc Chevrier, "Le mensonge, arme de déception massive - Vérité et politique selon Hannah Arendt")

Hannah Arendt témoigne de la manipulation des faits (les "mensonges d'Etat") qui a sévi à une échelle inconnue auparavant dans les systèmes totalitaires, aussi bien dans l'Allemagne nazie que dans la Russie communiste, ainsi qu'aux États-Unis, durant la guerre du Vietnam. Les systèmes totalitaires reconstruisent le passé et plient les faits à une certaine vision de l'histoire, les gouvernements dans les systèmes démocratiques, sont parfois tentés de recourir aux mêmes procédés pour justifier leur action.

Hannah Arendt a pu constater que les professions intellectuelles : juristes, économistes, historiens, voire philosophes... avaient été mobilisés ou s'étaient mis d'eux-mêmes au service d'une idéologie et, en ce qui concerne les historiens, d'une interprétation de l'histoire comme justification d'un système de gouvernement.

L'auteure montre dans un autre Essai ("Du mensonge à la violence") qu'il existe un lien pour ainsi dire consubstantiel entre le mensonge (la propagande, la manipulation des faits...) et la violence. Le lien de cause à effet entre le mensonge et la violence engage la responsabilité des historiens et des "intellectuels".

 

 

 

 

 

 

 

 

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