Introduction :
Phrase d'accroche : Le Dr. Jekyll, Le héros du célèbre roman de Robert Louis Stevenson est un respectable bourgeois victorien qui se transforme la nuit venue, sous l'effet d'une drogue de son invention, en un monstre (Mr Hyde) qui assouvit ses désirs les plus pervers. Le docteur Jekyll et son double monstrueux est-il une allégorie du désir humain ?
Problématique : Le désir fait-il de nous des monstres ?
Le paradoxe : La formulation de la question : "Le désir fait-il de nous des monstres ?" implique que le désir serait une force, une hypostase, une entité étrangère à la psyché humaine qui s'emparerait d'un homme "normal", "sans désir" - on remarquera que le mot "désir" est au singulier : il ne s'agit pas des désirs en particulier, mais de la faculté de désirer en général - pour le transformer en monstre. Le désir est-il réellement "extérieur à l'homme" ? D'autre part, comment le désir qui caractérise l'homme dans ce qu'il a de spécifiquement humain et qui le distingue des animaux (mus par le simple besoin) peut-il nous transformer en "monstres" ?
Plan d'analyse : Nous verrons dans une première partie que le désir étant le "propre de l'homme" n'a rien de monstrueux en lui-même, puis nous montrerons l'ambiguïté ontologique et éthique du désir et enfin que le désir doit être orienté.
Définition des termes du sujet :
Le désir est à distinguer du besoin, qui renvoie au manque et à ce qui est utile pour le combler. Le besoin au sens strict relève du corps, le désir, de l'âme ; on peut définir le besoin comme un manque objectif, d'ordre physiologique. Le désir, quant à lui, serait le sentiment ou la conscience que notre esprit a de ce besoin corporel. Par suite, le désir aura un contenu différent du simple besoin : le besoin a pour objet la nourriture en général, tandis que le désir portera sur tel aliment précis, en fonction de mes goûts, des souvenirs de plaisirs gustatifs passés, etc. Le besoin est lié au manque, le désir est un élan pour combler ce manque. Tandis que le besoin est neutre ou indifférencié, le désir, parce qu'il relève de la pensée ("le désir se parle" dit Roland Barthes), a au contraire un objet déterminé et différencié. Jacques Lacan, critiquant une mystique désincarnée du désir, a montré à propos de sainte Thérèse d'Avila que nous ne désirons pas "l'infini", mais l'absolu et nous cherchons l'absolu dans des "objets" (et les affects qui leur correspondent) finis et précis.
Le désir est la recherche d'un objet que l'on imagine ou que l'on sait être source de satisfaction. Il est donc accompagné de souffrance, d'un sentiment de manque ou de privation. Et pourtant, le désir semble refuser la satisfaction puisque, à peine comblé, il s'empresse de renaître. Socrate, dans Le Gorgias, compare le phénomène du désir au tonneau des Danaïdes, ces jeunes filles condamnées par les dieux à remplir éternellement aux Enfers un tonneau percé.
Le désir entretient une relation ambivalente avec l'objet. Il veut et ne veut pas être satisfait. Le désir se déplace d'objet en objet. Il est à la fois illimité et condamné à une insatisfaction perpétuelle. C'est la raison pour laquelle la tradition classique a tendance à le rejeter ou à le placer sous le contrôle de la volonté et de la raison.
Attention : cette analyse est un rappel du cours, il ne faut pas la reprendre telle quelle dans le devoir !
"Nous" : le sujet nous invite à réfléchir sur la dimension individuelle, mais aussi collective du désir.
"monstres" : Être vivant présentant une importante malformation : La tératologie est l'étude des monstres - Être fantastique des légendes, de la mythologie : Un centaure était un monstre moitié homme, moitié cheval - Animal effrayant ou gigantesque par sa taille, son aspect. - Objet, machine effrayants par leur forme énorme : Une petite voiture coincée entre deux monstres - Personne d'une laideur effrayante - Personne qui suscite l'horreur par sa cruauté, sa perversité, par quelque vice énorme : Un monstre d'ingratitude - Familier. Enfant insupportable. (dictionnaire Larousse)
Le mot "monstre" vient du latin "monstrare" qui veut dire montrer. Le "monstre" est celui que l'on montre du doigt. C'est donc le regard d'autrui et son intériorisation dans la conscience morale (le surmoi freudien) qui nous fait prendre conscience du caractère monstrueux d'un désir.
Oedipe par exemple ne devient un monstre à ses propres yeux qu'à travers le jugement des autres qui voient dans le parricide et l'inceste des crimes monstrueux. Le mot "monstrueux" implique un jugement de valeur ; c'est une notion éthique.
I. Le désir est le propre de l'homme
a) revenir sur la distinction entre "désir" et "besoin". L'homme est un animal pas tout à fait comme les autres, il a des besoins, mais il a aussi des désirs. La dimension du désir nous distingue des animaux, mais aussi des dieux (selon la conception épicurienne) qui n'ont pas de désirs car ils ne manquent de rien et se suffisent à eux-mêmes.
b) ne pas désirer ou ne plus rien désirer = la mélancolie, la dépression, le suicide ("no future"), mais peut-on échapper au désir ? cf. Pascal : "tous les hommes désirent être heureux, même ceux qui vont se pendre." Si les désirs nous posent problème ; le plus sage ne serait-il pas de les supprimer ? Est-ce possible ? Est-ce souhaitable ? Un homme sans désirs ne serait-il pas une sorte de monstre ?
c) La positivité du désir
Pour Spinoza, le désir nous maintient en vie car nous désirons fondamentalement et avant tout "persévérer dans notre être". Tout être vivant est un "conatus", c'est-à-dire un effort de persévérer dans l'être. le conatus est une force affirmative qui poursuit son propre accroissement car il est vécu comme Joie, passage d'une perfection moindre à une perfection plus grande. Il y a donc, selon Spinoza, une positivité du désir. Pour Spinoza, le désir n'est pas un état de manque, mais une force vitale. Il ne faut pas le supprimer (on ne peut du reste pas le faire car l'homme est essentiellement un être de désir), mais l'orienter.
Pour Spinoza, le désir n'est pas une entité extérieure à l'homme qui viendrait "s'emparer de lui " pour en faire éventuellement un monstre, mais il lui est, pour ainsi dire, consubstantiel. Les multiples désirs humains relèvent d'un seul et unique désir : le désir de persévérer dans son être, d'augmenter sa puissance d'agir, sa joie.
Selon Victor Frankl, psychanalyste juif américain d'origine autrichienne, rescapé du camp d'extermination Auschwitz, l'inconscient humain est traversé par des désirs positifs : aimer quelqu'un et en être aimé (le désir d'amour), construire une oeuvre et donner un sens à sa vie (notamment à ses souffrances)
d) L'ambivalence du désir (transition)
La métamorphose du Dr. Jekyll hanté en son double maléfique, illustre de manière allégorique la dualité du désir humain. Le désir est le propre de l'homme, mais il est amoral. L'homme est un être de désir, mais l'homme ne désire pas toujours le bien, le vrai et le beau. Il peut être tenté par le mal, par le mensonge et par la laideur. Jekyll, le philanthrope estimé de tous pour sa bonté, explique dans sa confession qu'il a toujours eu un certain penchant pour le vice et qu'il a trouvé un moyen (une drogue de son invention) pour le satisfaire impunément.
Selon Socrate, personne ne fait volontairement le mal ; on fait le mal parce qu'on prend le mal pour le bien. On peut y voir, avec Pascal, la racine du fanatisme : "On ne fait le mal si pleinement et si gaiement que quand on le fait en conscience (par conviction politique et/ou religieuse)."
Peut-on faire le mal volontairement ?", autrement dit se conduire volontairement de façon monstrueuse ? Y a-t-il, pour reprendre l'expression de Kant un "mal radical" (das radikal Böse) ? Socrate répond négativement, nous l'avons vu, à la question : on ne fait pas le mal volontairement, mais parce qu'on prend un mal pour un bien. Pour Kant, pour Schelling, influencés par la doctrine du péché originel, il y a une radicalité du mal. Certains font la mal pour le mal et par amour du mal. Le désir de faire le mal pour le mal, qu'il nous soit propre ou qu'il soit "suggéré" par un esprit mauvais fait effectivement de nous des "monstres".
Note : Emmanuel Kant a réfléchi à la question du mal. Dans La Religion dans les limites de la simple raison, il montre que le mal radical, qui est à la racine de tous les autres puisqu’il est même dans le meilleur des hommes, n’est pas le mal absolu, extrême. Le mal radical "ne peut être une propriété nécessaire de notre nature ; ce doit être un penchant acquis". Ce mal radical qui est en fait le mal moral ne peut être l'effet que de la volonté. C’est donc librement que l’individu décide de le choisir.
Dans l'antiquité grecque, la propension à commettre des actes monstrueux est liée à une cause extérieure à l'homme, plus puissante que lui, à laquelle même les dieux sont soumis, le destin (ananké, fatum). Les notions d'hérédité et de "caractère" (le caractère d'un homme, c'est son destin.") se substituent à l'époque moderne à la notion de "destin", comme on le voit dans les romans d'Emile Zola (l'alcoolisme des personnages principaux de L'Assommoir, les tendances meurtrières de Lantier dans La bête humaine).
Certains ont tendance à atténuer ou même à nier la responsabilité des auteurs d'actes monstrueux au nom de l'impossibilité théorique du "libre-arbitre" qu'ils considèrent comme une illusion (Spinoza, dans L'Ethique et plus récemment André Comte-Sponville dans son Traité du désespoir et de la béatitude).
Le conflit entre le désir et la volonté
Le christianisme insiste particulièrement sur le conflit entre la volonté et le désir, l'acrasie : "je sais ce qu'est le bien, mais je fais le mal"... "Je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas", écrit saint Paul (Paul de Tarse), l'apôtre de Gentils, dans L’Épître aux Romains.
"... Je suis un être de chair, vendu au pouvoir du péché. Vraiment ce que je fais je ne le comprends pas : je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais... ce n'est pas moi qui accomplis l'action, mais le péché qui habite en moi... Vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l'accomplir : je ne fais pas le bien que je veux et je commets le mal que je ne veux pas ; et si je fais ce que je ne veux pas, c'est que ce n'est plus moi qui accomplis l'action, mais le péché qui habite en moi. Je trouve donc une loi qui s'impose à moi, quand je veux faire le bien c'est le mal qui se présente à moi ; je me complais dans la loi de Dieu du point de vue de l'homme intérieur, mais il y a dans mes membres une autre loi qui lutte contre ma raison et qui m'enchaîne au péché qui est dans ma chair ! Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort ? (saint Paul, Épître aux Romains 7, 14)
Selon saint Paul (Paul de Tarse), le désir de faire le mal est lié à un conflit ontologique entre la chair et l'esprit ; pour saint Augustin (Augustin d'Hippone) et pour Duns Scott, le conflit se situe plutôt à l'intérieur de la volonté elle-même. (cf. à ce sujet, mon article sur ce site sur La vie de l'esprit d'Hannah Arendt)
Pour les Pères de l'Eglise, le désir livré à lui-même, sans l'intervention de la volonté et le secours de la grâce, fait effectivement de nous des monstres.
f) La fascination pour le "monstrueux"
Il y a une véritable fascination/répulsion pour le monstrueux, comme le montrent le succès de la littérature fantastique (Frankenstein de Mary Shelley, Dracula de Bram Stocker, les romans de Stephen King...), les films d'épouvante (Psychose d'Alfred Hitchcock), voire la fête de Halloween. Le désir ne recherche pas nécessairement le monstrueux en lui-même, mais sa représentation. Le plaisir que l'on peut y prendre reposant sur une certaine "distance cathartique".
II. Les excès du désirs
a) Les différentes formes du désir :
Tertullien distingue trois formes de désirs : la "libido sentiendi" désigne le désir de jouissance : la luxure, la paresse et la gourmandise ; la "libido dominandi" désigne la volonté d'exercer le pouvoir sur autrui.
La "libido sciendi" (désir de savoir) est à l’origine du péché originel puisque c'est l’envie de connaissance qui a poussé Adam et Eve à manger du fruit de l’arbre défendu de la connaissance du Bien et du Mal.
Le désir de connaissance et de pouvoir se traduit depuis la Renaissance par l'exploitation et la domination de la nature, conçue comme réservoir inépuisable d'énergie et aboutit à la raréfaction des espèces animales et végétales et à une dramatique remise en cause des équilibres écologiques. Les radiations atomiques produisent des monstres.
b) Le caractère infini (insatiable) du désir est illustré par le mythe grec des Danaïdes, ces jeunes filles condamnées à remplir éternellement aux enfers un tonneau percé.
c) Tératologie du désir :
Le désir de l'argent, le désir du pouvoir et le désir sexuel dominent le monde. On peut prendre l'exemple de l'avarice (le désir d'amasser), du despotisme (le désir de dominer et d'asservir) et du sadomasochisme (le plaisir d'humilier ou d'être humilié). Toutes ces "perversions" du désir ont en commun la négation d'autrui (et l'annihilation de soi-même comme être humain véritable, la renonciation à sa liberté et à sa dignité, la jouissance dans l'esclavage) et sont donc moralement "monstrueux".
Harpagon dans l'Avare de Molière, Gobseck dans La Condition humaine de Balzac, Dorian Gray dans Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde illustrent chacun à sa manière la "monstruosité du désir"... Le désir d'amasser, le désir d'assouvir impunément tous ses désirs transforment ces hommes en monstres. Dans le Portrait de Dorian Gray, Wilde établit, comme le fait Stevenson dans Mr. Jekyll and Mr. Hyde, un parallèle entre monstruosité morale et monstruosité physique : le héros (Dorian Gray) demeure un beau jeune homme aux traits parfaits, tandis que son portrait caché, de plus en plus monstrueux porte à sa place, à mesure qu'il vieillit en accumulant les méfaits, les marques du vieillissement et du vice.
La mythologie grecque est remplie de personnages hantés par des désirs monstrueux. Pensons à Tantale, à Sisyphe, aux Danaïdes, aux Atrides : à Œdipe, à Phèdre, à Egiste ou à Clytemnestre...
Le cas dOedipe est particulier car il n'a jamais vraiment désiré tuer son père et épouser sa mère, c'est le destin qui l'a poussé à la faire. Selon Freud, Œdipe symbolise un désir universel des enfants envers leurs parents (le fils pour la mère, la fille pour le père). René Girard a montré de son côté (Des choses cachées depuis la fondation du monde) que le petit garçon ne désire pas spontanément sa mère, mais qu'elle lui est en quelque sorte désignée comme désirable par le père dont il imite le désir (il n'y a pas de "spontanéité" du désir humain). Le complexe d’œdipe est une phase "normale" du développement ontogénique ; la "monstruosité" intervient à partir du moment où le père (ou la mère) reporte son désir sur l'enfant (ce fut le cas de Laïos et sans doute du propre père de Freud qui curieusement ne parle jamais de Laïos) ou quand l'enfant ne parvient pas à sortir du "tourniquet (pour parler comme Lacan) de l’œdipe. La "monstruosité" prend alors la forme de la perversion, de la névrose ou de la psychose. Selon Freud, La perversion est liée à un dysfonctionnement de la Loi (l'interdit de l'inceste).
Dans la fable de Gygès (République, Livre II), Platon nous invite à nous interroger sur nous-mêmes : si nous disposions d'un anneau magique qui nous rende invisibles et qui nous permette de faire impunément tout ce que nous voulons, l'utiliserions-nous pour assouvir tous nos désirs et devenir ainsi des "monstres" comblés et impunis ?
"Dans le Père Goriot, Balzac cite un passage de Rousseau dans lequel celui-ci demande au lecteur ce qu'il ferait si, sans quitter Paris et avec la certitude de ne pas être découvert, il pouvait par un simple acte de la volonté, tuer un vieux mandarin habitant Pékin et dont la mort lui procurerait un grand avantage. Il laisse deviner qu'il ne donnerait pas bien cher pour la vie du vieux mandarin." (Freud, "Considérations sur la guerre et sur la mort", in Essais de Psychanalyse, PBP, p.265)
Selon Freud, le rêve est la "réalisation d'un désir". dans un passage célèbre de la République qui préfigure la doctrine freudienne, Platon fait remarquer que nous réalisons parfois en rêve des "désirs monstrueux".
"Parmi les plaisirs et les désirs qui ne sont pas nécessaires, il y en a qui me paraissent déréglés. Il semble bien qu'ils sont innés dans tous les hommes; mais réprimés par les lois et les désirs meilleurs, ils peuvent avec l'aide de la raison être entièrement extirpés chez quelques hommes, ou rester amoindris en nombre et en force, tandis que chez les autres ils subsistent plus nombreux et plus forts. Mais enfin, demanda-t-il, quels sont ces désirs dont tu parles ? Ceux qui s'éveillent pendant le sommeil, répondis-je, quand la partie de l'âme qui est raisonnable, douce et faite pour commander à l'autre, est endormie, et que la partie bestiale et sauvage, gorgée d'aliments ou de boisson, se démène, et, repoussant le sommeil, cherche à se donner carrière et à satisfaire ses appétits. Tu sais qu'en cet état elle ose tout, comme si elle était détachée et débarrassée de toute pudeur et de toute raison; elle n’hésite pas à essayer en pensée de violer sa mère ou tout autre, quel qu'il soit, homme, dieu, animal; il n'est ni meurtre dont elle ne se souille, ni aliment dont elle s'abstienne; bref, il n'est pas de folie ou d'impudeur qu'elle s'interdise..." (La République trad. d’Emile Chambry, Paris, Belles-Lettres, 1948, 9.571b-e.)
René Girard explique que le désir humain n'a rien de spontané, que nous imitons toujours le désir d'un autre qui nous désigne tel objet comme "désirable". L'imitation (la mimesis) a un aspect positif : c'est grâce à sa capacité d'imitation que le petit homme accède au langage et un aspect négatif dans la mesure où le modèle (celui que nous imitons) peut potentiellement se transformer en rival puisqu'il désire, lui aussi, les objets qu'il nous désigne. La "monstruosité" du désir ne réside donc pas, selon René Girard ni dans le sujet désirant, ni dans l'objet désiré, mais dans la rivalité potentielle entre les sujets désirants. Il n'y a pas de régulation instinctive de la violence mimétique (la mimesis d'appropriation) dans l'espèce humaine et cette violence risque toujours de s'étendre de proche en proche à l'ensemble du groupe ; ce sont les interdits, les tabous, la religion, la morale et les lois qui jouent le rôle de régulateurs dans l'espèce humaine. Toujours selon René Girard, c'est le caractère imitatif et "contagieux" du désir humain qui expose les individus et les groupes humains à la "monstruosité" de la violence.
III. La régulation du désir
a) Dans la pensée antique
Aristote, dans la Poétique explique que le rôle des spectacles tragiques est de purifier le spectateur de ses désirs monstrueux en assistant à leur représentation sur la scène. Il donne à cette fonction le nom de "catharsis".
Selon Platon (Le Banquet), Le désir est une mobilisation vers l'absolu, le monde intelligible. Et pourtant, son statut demeure ambigu : cette dynamique ambitieuse est freinée sans cesse, notre désir s'accrochant toujours sur des objets sensibles, imparfaits, impropres à le satisfaire. C'est une dynamique arrêtée. D'où notre intérêt peut-être, en vue de purifier cette dynamique, de réfléchir aux rapports que nous entretenons avec notre désir.
Les philosophes de l'antiquité (Socrate, les Épicuriens, les Stoïciens) insistent sur la nécessité de réguler nos désirs si nous voulons être heureux. Le but de la vie comme de l'activité philosophique est le bonheur, de vivre une "vie bonne"... Pour cela, il faut fuir la "démesure" ("Meden agan" = jamais trop), ne pas dépasser les frontières assignées à l'homme. "Un homme, dit Camus, inspiré par la pensée antique, c'est quelqu'un qui s'empêche" (Le dernier homme).
Quel est le but de la vie ? C'est, affirme Épicure, le plaisir qui permet d'atteindre le bonheur. Toutefois, ce plaisir, obtenu par la modération des désirs par la raison, ne doit pas être confondu avec le plaisir vulgaire, débridé et uniquement sensuel que recherchent les "débauchés".
L'homme fuit la douleur et recherche le plaisir, mais tous les plaisirs ne sont pas désirables. Épicure distingue entre différentes sortes de désirs : les désirs naturels et les désirs vains. Parmi les désirs naturels, certains sont nécessaires pour la vie (la nourriture, le sommeil), pour la tranquillité du corps (aponie) et pour le bonheur (ataraxie), d'autres sont simplement naturels sans être nécessaires (boire du vin par exemple) et peuvent être cultivés, mais avec modération. Parmi les désirs vains, Épicure distingue entre les désirs artificiels réalisables (par exemple, la richesse, la gloire) et les désirs irréalisables (être immortel). Il faut renoncer aux désirs vains, source d'inquiétude et d'insatisfaction.
Selon la tradition hindouiste (Bhagavad-Gita), la racine de toutes les douleurs et de tous les troubles est l'agitation de l'esprit provoquée par le désir, figuré par des monstres aux visages grimaçants. La seule manière d'éteindre la flamme du désir, indique Krishna, c'est de calmer l'esprit par la discipline des sens et de l'esprit.
b) Dans la pensée moderne
D'autres penseurs, comme Freud ou Nietzsche critiquent les conceptions morales qui tendent à éteindre le désir, qu'elles soient inspirées par la sagesse antique ou la morale judéo-chrétienne. Selon Freud, il n'est pas sain de vouloir supprimer (refouler) le désir, il vaut mieux l'orienter vers des buts élevés comme l'art, la pensée, la science... (sublimation) ; selon Nietzsche, il convient de l'orienter en conservant son énergie, sa force vitale.
Freud n'a pas fait l'apologie de l'irrationnel, et des "forces obscures" de la libido et de l'instinct de mort dont il se méfiait comme de la peste et dont il avait prédit les ravages présents et à venir.
Héritière de la "Haskala" (judaïsme des Lumières), la psychanalyse est une volonté de faire émerger le sujet, ce n'est pas une descente à la cave, mais une montée vers la lumière : "Wo Es war, soll Ich werden." ("Là où c'était, je dois advenir")."Partout où/ Chaque fois qu'/ il était inconscient, un élément doit parvenir à la conscience du Moi. "Es ist Kulturarbeit wie die Trockenlegung der Zuydersee."... "C'est un travail de civilisation, comme l'assèchement du Zuydersee.", ajoute Freud. La connaissance de soi-même, des souvenirs refoulés dans l'inconscient, la reconnaissance des pulsions inavouables du "ça" (l'inconscient) doivent nous aider en les nommant à exorciser nos désirs en éclairant leur provenance et à nous libérer des "monstres" qui sommeillent en nous.
Conclusion :
Le désir fait-il de nous des monstres ? Oui, si nous obéissons passivement à nos désirs, si nous ne cherchons pas à nous différencier des autres, mais à les imiter quand ils deviennent, sans s'en rendre compte, "monstrueux", quitte à être isolés et rejetés ("Si tu peux conserver ton courage et ta tête, quand tous les autres les perdront..." ) si nous n'apprenons pas à "bien penser" (le commencement de la morale, selon Pascal), à bien user de notre entendement et de notre raison... "Le sommeil de la raison engendre des monstres." (Goya).
Selon Épicure (Lettre à Ménécée), la vertu philosophique par excellence est la prudence (phronésis). La prudence, le plus grand des biens, est la capacité de mettre la raison (logos) au service de la vie bonne en régulant les désirs et en choisissant les plaisirs modérés, naturels et nécessaires afin d'atteindre le bonheur qui réside dans l'absence de troubles, l'ataraxie, assurant ainsi la conciliation du bonheur et de la vertu.