Charles Baudelaire est un poète français. Né à Paris le , il meurt dans la même ville le occupe une place considérable parmi les poètes français pour un recueil qu'il aura façonné sa vie durant : Les Fleurs du Mal.
Correspondances
La Nature est un temple (1) où de vivants piliers
L'homme y passe à travers des forêts de symboles (3)
Qui l'observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité (4),
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
II est des parfums (5) frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants (6),
Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
Baudelaire évoque la théorie des "correspondances" sur laquelle repose son art poétique : le symbolisme. "Le terme de "correspondance" appartient au vocabulaire ésotérique et mystique (Platon, Swedenborg).
- I. Le thème de la Nature
- II. La notion de "correspondance"
- Conclusion : le rôle de médiateur du poète entre la Nature et les autres hommes.
Le poème relève de deux registres :
- Registre lyrique : bien qu'il ne parle pas à la première personne, le poète exprime des impressions personnelles : il se sent observé par le "regard familier" des symboles, il ressent leur "profonde et ténébreuse unité", il établit des correspondances entre les "parfums, les couleurs et les sons".
- Le registre didactique : situé au début du recueil, le poème a la valeur d'un Manifeste. rédigé au présent gnomique (de vérité général) avec des phrases uniquement déclaratives, il contient un enseignement. Le poète se propose d''expliquer au lecteur sa croyance aux correspondances symboliques sur laquelle repose la création poétique.
- Les correspondances verticales : la réalité qui nous entoure est composée de « symboles » que seul le poète peut déchiffrer et qui lui permettent d’entrevoir le monde invisible et immatériel de l’Idéal. Il existerait ainsi une communication secrète entre le monde matériel visible et le monde invisible de l’Idéal, ce sont les correspondances verticales.
- Les correspondances horizontales : c’est l’idée que le monde qui nous entoure, malgré son apparent désordre et son chaos, posséderait une profonde unité. Ces correspondances horizontales se traduisent concrètement chez Baudelaire par le mélange des sensations qui semblent se fondre, fusionner entre elles ; on parle de synesthésies.
La pensée analogique sur laquelle repose la poésie symboliste dit toute autre chose que le rationalisme : « Verum, sine mendacio, certum et verissimum : quod est inferius est sicut quod est superius ; et quod est superius est sicut quod est inferius, ad perpetranda miracula rei unius." : "Il est vrai, sans mensonge, certain et très véritable : ce qui est en bas est comme ce qui est en haut et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, pour réaliser le miracle de l'unité." (La Table d’Émeraude, attribuée à Hermès Trismégiste). La faculté de saisir les correspondances, l'intuition des symboles, l'imagination créatrice appartient aux poètes et aux artistes.
b) Les correspondances horizontales
Après avoir évoqué dans le premier quatrain les correspondances verticales (entre le monde visible et le monde invisible), Baudelaire évoque dans Le deuxième quatrain les correspondances horizontales à l'intérieur du monde visible. Il retarde la révélation : "Les parfums, les couleurs et les sons se répondent" en inversant la relation entre le thème et le prédicat, en antéposant une proposition subordonnée circonstancielle de comparaison "Comme de longs échos qui de loin se confondent/Dans une ténébreuse et profonde unité" à la proposition principale : "Les parfums, les couleurs et les sons se répondent." Ce vers constitue le cœur du sonnet dont il occupe exactement le milieu.
Le deuxième quatrain affirme l'existence d'une unité par-delà la diversité du monde sensible. cette unité n'est profonde et ténébreuse que pour l'esprit humain qui est trop limité pour saisir les idées pures, les archétypes, (Kant dirait les "choses en soi"), au-delà des apparences. Baudelaire se réfère à la philosophie idéaliste (Platon, Plotin d'Alexandrie), mais alors que Plotin estime possible par une sorte d'intuition mystique de contempler l'unité (l'Un-Bien), Baudelaire, plus proche de Platon dans Le Banquet affirme que la "ténébreuse et profonde unité" des archétypes ne peut être saisie qu'à travers la diversité des formes du monde sensible (la dialectique ascendante va des beaux corps à l'Idée, au Beau en soi). Incapable de contempler directement les essences, l'esprit humain (l'artiste, le poète) est cependant capable de saisir l'unité et la clarté du monde sensible à travers les correspondances synesthésiques (les sons, les couleurs, les parfums).
La "ténébreuse et profonde unité" du monde invisible est qualifiée de "vaste" et associée dans une double comparaison à deux substantifs de sens contraire : "nuit" et "clarté". On peut penser ici à la théologie négative ou apophatique (Jacob Böehm, les mystiques rhénans), avec cette idée de "Dieu caché" (Deus absconditus) aux attributs contradictoires et dont on ne peut par conséquent rien dire, la déité n'étant pas un objet de savoir : "Ce dont on ne peut parler, il faut le taire." (Wittgenstein). Contrairement à Swedenborg, Baudelaire ne dit rien du monde invisible ("par-delà le tombeau"), Ténébreux, profond, vaste, obscur et clair à la fois, Il est doté d'attributs contradictoires et inintelligibles, mais il le suggère, non pas à l'entendement, mais à l'imagination.
Les deux tercets vont illustrer la théorie des correspondances par des comparaisons qui associent des sensations olfactives à des sensations tactiles : "parfums frais comme des chairs d'enfant", à des sensations auditives : "Doux comme les hautbois" et à des sensations visuelles : "verts comme les prairies", mais aussi à des idées, à des qualités abstraites : " - Et d'autres, corrompus, riches et triomphants."
Il faut prononcer ex-pan-si-on (quatre syllabes et non trois) pour obtenir douze syllabes. En allongeant le mot, la diérèse exprime l'idée même d'un déploiement dans l'espace.
"Qui chantent les transports de l'esprit et des sens" : le mot "transport" est très fort, avec une connotation érotique, confirmée par le mot "sens" qui clôt significativement le poème. Le tiret qui précède le vers onze (- Et d'autres) est comme la ponctuation d'un dialogue entre le poète et lui-même ou avec un contradicteur. A côté des parfums "frais comme des chairs d'enfants", "doux comme les hautbois", "verts comme les prairies" associés à l'innocence et à l'humilité, il en est d'autres que l'on peut associer à la corruption, à la richesse et à l'orgueil. Ces deux types de correspondances se rattachent au thème de la "double postulation" qui traverse les Fleurs du Mal : postulation vers le ciel ou vers l'enfer, le bien ou le mal, l'innocence ou le péché.
Ambre : substance parfumée provenant des concrétions intestinales des cachalots et qui, rejetées, flottent à la surface de la mer ; parfum très précieux extrait de cette substance. (Le Petit Robert)
Musc : substance brune très odorante, à consistance de miel, secrétée par les glandes abdominales d'un cervidé mâle voisin du chevrotin. Grains de musc séché - Parfum préparé soit à partir du musc naturel, soit à partir de musc de synthèse. Les dandys se parfumaient au musc (cf. muscadin, musqué). (Le Petit Robert)
Benjoin : substance aromatique et résineuse riche en acide benzoïque, secrétée par le tronc du styrax. la teinture du benjoin est antiseptique et cicatrisante. (Le Petit Robert)
Encens : substance résineuse aromatique qui brûle en répandant une odeur pénétrante. Associée aux rituels religieux. (Le Petit Robert)
L'ambre, le musc, le benjoin et l'encens sont des substances aromatiques rares et précieuses, les deux premières sont d'origine animale, les deux autres sont d'origine végétale.
"Comme de longs échos qui de loin se confondent" : remarquez les diphtongues "on" et les assonances en "o" qui allongent le vers et expriment musicalement l'écho, ainsi que les allitérations en "c".
c) Les correspondances internes entre les sons et les mots
Il convient, en effet, de montrer par ailleurs, dans le poème, l'existence de correspondances entre les sons et les mots :
Assonances : "vivants piliers", "parfois sortir de confuses paroles", "forêts de symboles", "de longs échos qui de loin se confondent", "frais comme des chairs d'enfants", "riches et triomphants", "l'expansion (diérèse) des choses infinis", "qui chantent les transports" - Allitérations : "La nature est un temple", "parfois/paroles", "forêts/familiers", "comme la nuit et comme la clarté", "les sons se", "parfums frais", "corrompus, riches et triomphants", "l'ambre, le benjoin", "le musc, l'encens", "qui chantent les transports"