Levi-Strauss appelle ces sociétés des "sociétés froides" et les compare à des horloges : elles ont une conception cyclique du temps, ignorent la notion d'Histoire et de "progrès", mais aussi le désordre imprévu et la "lutte des classes".
On peut lire une définition de la culture dans un texte qu'a écrit Claude Lévi-Strauss en introduction à un ouvrage de l'anthropologue Marcel Mauss : «Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l'art, la science, la religion. Tous ces systèmes visent à exprimer certains aspects de la réalité physique et de la réalité sociale, et plus encore, les relations que ces deux types de réalité entretiennent entre eux et que les systèmes symboliques eux-mêmes entretiennent les uns avec les autres».
Il explique que si nous voulons continuer à avancer dans la voie que nous avons "choisie", sans nous détruire, nous devons apprendre à gérer cette "entropie" en la transférant positivement" dans la culture.Donc, lorsque les Allemands ont eu besoin de donner un sens à leur existence en tant que peuple, ils ont éprouvé le besoin d'un mot distinct du mot "civilisation", le mot "Kultur".
On voit évidemment tout de suite le risque, mais Levi-Strauss parle, lui, de "l'arc-en-ciel des cultures humaines" : la culture, pour lui, c'est ce qui fonde l'identité collective mais aussi ce qui la relie aux autres identités. Je n'ai pas besoin, je pense, d'insister sur la symbolique de l'arc-en-ciel et sur sa relation au judaïsme. La vraie culture suppose donc l'ouverture sur l'universel et exclut la fermeture sur soi-même.
Robert Maggiori estime que l'héritage le plus « sacré » de Levi-Strauss « est l’idée que les cultures ont la même force et la même dignité, parce qu’on trouve en chacune, aussi éloignée soit elle des autres, des éléments poétiques, musicaux, mythiques qui sont communs »
Françoise Lhéritier, qui lui a succédé au Collège de France, résume ainsi son héritage : « Nous avons découvert avec stupéfaction qu'il y avait des mondes qui n'agissaient pas comme nous. Mais aussi que derrière cette différence apparente, derrière cette rupture radicale avec notre propre réalité, on pouvait mettre en évidence des appareils cognitifs communs. Ainsi, nous prenions à la fois conscience de la différence et de l'universalité. Tel est son principal legs, encore aujourd'hui: nous sommes tous très différents, oui, mais nous pouvons nous entendre, car nos structures mentales fonctionnent de la même manière. »
Les professeurs, mais aussi les hommes de science, les artistes, les créateurs, ceux que l'on appelle parfois dédaigneusement les "intellectuels" jouent un rôle dans la régulation de l'entropie. Ce rôle ne date pas d'hier, Platon en parle déjà dans La République, au IVème siècle avant Jésus Christ.
Mais il a tendance à disparaître, tandis que la culture est de plus "absorbée" et transférée négativement du côté de la civilisation.
Au début de l'année 2005, lors d'une de ses dernières apparitions à la télévision française Levi-Strauss déclare, reprenant en des termes très proches un sentiment qu'il avait déjà exprimé en 1972 (entretien avec Jean José Marchand et en 1984 avec Bernard Pivot) : « Ce que je constate : ce sont les ravages actuels ; c'est la disparition effrayante des espèces vivantes, qu'elles soient végétales ou animales ; et le fait que du fait même de sa densité actuelle, l'espèce humaine vit sous une sorte de régime d'empoisonnement interne - si je puis dire - et je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n'est pas un monde que j'aime."
Le Président Nicolas Sarkozy a bien aperçu le problème quand il a parlé en empruntant l'expression à Edgar Morin de "politique de civilisation" et puis il n'a pas poursuivi en maugréant que c'était une "idée foireuse", alors que c'est peut-être la meilleure qu'il ait jamais eue.
La philosophie des années 70 (Althusser, Foucault, Deleuze...) nous interdisait de parler de l'homme puisque ce sont les "structures" ou "l'inconscient" qui pensent.
Tout le monde ou presque - j'exagère, il restait quand même des gens comme Mikaël Dufresne, Ricoeur, Jankélévitch, Lévinas... Le cas de Derrida est plus complexe - avait abandonné la "culture" pour passer du côté de la "civilisation".
Parce que la culture, c'est le "surmoi", c'est le souci du prochain, c'est l'effort, c'est le respect... Toutes ces vieilles lunes si désagréables.
Alors que la civilisation, c'est la consommation, le "jouir sans entraves", un "monde nouveau" (et un "homme nouveau")... C'est jeune, c'est branché... Sauf qu'à l'époque, c'était Reich et Marcuse. Mais ça a mal vieilli et ça a tourné comme le lait.
Claude Levi-Strauss n'a pas arrêté d'essayer de faire comprendre pourquoi il était parti en Amazonie et de nous mettre en garde contre la "déshumanisation" du monde moderne et la disparition de la "culture" au profit de la civilisation.
Mais les mêmes qui contribuent à cette déshumanisation (et qui n'ont rien compris) l'ensevelissent sous les éloges.
"Faut-il s'efforcer d'en rire ou en pleurer ?"
Ceci dit, pour en revenir à nos amis indiens d'Amazonie, serait-il possible, pour une fois :
1. D'éviter de souiller leur "culture" en leur imposant notre "civilisation".
2. De prendre au sérieux ce qu'ils pensent du "progrès" technique et en particulier de la "conquête spatiale", de la mise en coupe réglée de la nature, de la façon dont nous traitons les personnes âgées et de l'obscénité de nos guerres de blancs.