II. Les autres vus par Thérèse et Thérèse vue par elle-même
a) Le mari d'Anne vu par Thérèse
L'idée que Thérèse se fait du mari d'Anne est exprimée sous la forme d'un monologue intérieur au style indirect libre. Anne vient de se marier et Thérèse lui dit qu'elle "se réjouit de son bonheur".
Il s'agit d'une antiphrase. Thérèse ne pense pas ce qu'elle dit et ne dit pas ce qu'elle pense. Ce à quoi elle pense suscite un bref sourire ironique : "Elle sourit brièvement au "bonheur d'Anne" au fils Deguilhem - à ce crâne, à ces moustaches de gendarme, à ces épaules tombantes, à cette jaquette, à ces petites cuisses grasses sous un pantalon rayé gris et noir (mais quoi : c'était un homme comme tous les hommes - enfin, un mari." Le fils Deguilhem est décrit à travers une énumération de métonymies caricaturales appartenant au champ lexical du ridicule et de la laideur.
Le mari d'Anne est à nouveau évoqué plus loin : "Anne oubliera son adolescence contre la mienne, les caresses de Jean Azévédo, dès les premiers vagissements du marmot que va lui faire ce gnome, sans même enlever sa jaquette."
Un "gnome" est une petite créature humanoïde légendaire caractérisé par sa très petite taille. Thérèse imagine un acte sexuel sans plaisir et sans beauté, uniquement destiné à la perpétuation de l'espèce, avec un "gnome" qui ne prend même pas la peine d'enlever sa jaquette.
b) Anne vue par Thérèse
Anne est l'amie d'enfance de Thérèse. Elles a vécu son adolescence "contre la sienne". Elle se souvient qu'elle a connu un véritable amour avec Jean Azévédo, mais elle constate "qu'Anne n'attend que d'avoir des enfants pour s'anéantir en eux, comme a fait sa mère, comme font toutes les femmes de la famille".
Selon Thérèse, Anne est devenue ce que sa famille, sa mère, toutes les femmes de la famille attendaient d'elle : une épouse et une mère et elle a tiré un trait sur tous les autres aspects de sa personnalité.
c) Marie vue par Thérèse
Marie, la fille de Thérèse, a été confiée à Anne. Thérèse ne parvient pas à accepter cet enfant, à s'en occuper comme une mère, au grand scandale d'Anne et de sa mère. L' expression qu'elle emploie au sujet de l'enfant à venir d'Anne : "les vagissements de ce marmot", témoigne de sa propre expérience négative de la maternité Selon elle, l'enfant fait perdre à la femme son "existence individuelle".
"Elle essaya de penser à Marie" : Thérèse s'efforce de correspondre aux désirs de son entourage, de se comporter comme une "bonne mère", mais elle n'y parvient pas. La suite des verbes au conditionnel : "cela m'amuserait", "elle m'ennuierait", "je serais impatiente de me retrouver seule avec moi-même" atteste qu'elle n'envisage pas vraiment de reprendre Marie
d) Thérèse vue par elle-même
Le monologue intérieur de Thérèse permet au lecteur de connaître ses sentiments par rapport au mariage et à la maternité. Son principal reproche est que le mariage fait perdre à la femme "toute existence individuelle" ; elle se sent "trop remplie d'elle-même" pour avoir des enfants et "s'anéantir en eux".
Thérèse est à la recherche d'elle-même, de son moi profond. Elle admet que "le don totale à l'espèce", "l'effacement" ne sont pas dénués de beauté, mais elle est incapable, en ce qui la concerne, de suivre cette voie. Elle revendique son individualité : "Mais moi, mais moi..."
Le texte comporte tantôt des présents gnomiques (de vérité générale) : "Mieux vaut maigrir qu'engraisser", "l'hiver à la campagne n'est pas si terrible pour une femme qui aime son intérieur", "Il y a toujours quelque chose à faire, dans une maison.", "les femmes de la famille aspirent à perdre toute existence individuelle", "c'est beau, ce don total à l'espèce", et des présents d'énonciation : "Je suis heureuse", "tu ne me demandes pas des nouvelles de Marie ?", "elle me méprise parce que je ne lui ai pas d'abord parlé de Marie", "il faut que je me retrouve", "je m'efforce de me rejoindre", "je sens la beauté de cet effacement, de cet anéantissement..."
Ces deux emplois du présent sont révélatrices de deux visions du monde antagonistes, celle du "je", celle de Thérèse et celle du "nous", celle d'Anne et des siens. Le présent gnomique est employé pour évoquer des vérités impersonnelles ; le présent d'énonciation est employé dans des énoncés à la première personne du singulier pour évoquer des vérités personnelles et notamment quand Thérèse revendique son individualité.
III. La polyphonie énonciative
Par "polyphonie énonciative", il faut entendre la pluralité des modes d'énonciation au sein d'un même récit, qui peuvent se superposer ou se mêler. Elle provient dans cet extrait de la superposition des points de vue des trois personnages, Bernard (et sa famille), Anne et Thérèse. La polyphonie énonciative provient également du jeu entre le dit et le non-dit, entre la banalité des paroles échangées dans le dialogue et les monologues intérieurs d'Anne et de Thérèse.
Les modalisateurs sont très nombreux dans le texte. Ils contribuent à la "polyphonie énonciative" et véhiculent les jugements généralement négatifs que les personnages portent les uns sur les autres. Ils témoignent cependant, à deux reprises, chez Bernard et chez Thérèse, d'une certaine hésitation : "il fallait qu'elle fût criminelle ou victime... Il y eut, du côté de la famille, une rumeur d'étonnement et de pitié si peu feinte, que le fils Deguilhem hésita dans ses conclusions, ne sut que penser." - "C'est beau, ce don total à l'espèce ; je sens la beauté de cet effacement, de cet anéantissement... Mais moi, mais moi..."
Conclusion :
On peut donc distinguer plusieurs points de vue : celui de Bernard sur Thérèse, celui de la famille de Bernard sur Thérèse, celui de Thérèse sur Anne et sur son mari, celui d'Anne sur Thérèse, celui de Thérèse sur sa fille Marie et celui de Thérèse sur elle-même.
La multiplication des points de vue permet au lecteur de comprendre pour ainsi dire de l'intérieur la personnalité de Thérèse, la "vision du monde" du milieu dans lequel elle vit, sa solitude et son désespoir et peut-être aussi les raisons de son geste.