L’homme au masque de fer est l'un des prisonniers les plus fameux de l'histoire de France. Le mystère entourant son existence, ainsi que les différents films et romans dont il a fait l'objet, n'ont cessé d'exciter l'imagination. Le point de départ de l'affaire est la mort, le 19 novembre 1703 à la Bastille, au terme d'une longue captivité, d'un prisonnier dont nul ne connaissait le nom ni le motif de l'incarcération. Il aurait été enterré dans le cimetière de l'église Saint-Paul sous le nom de Marchiali, bien que d'autres sources indiquent les noms de Marchioly, ou Marchialy et avec une fausse indication d'âge. Sur cette base, l'histoire a été considérablement amplifiée, la légende y a ajouté force détails, et la politique s'en est emparée, l'homme au masque de fer devenant, sous la plume de Voltaire, un symbole des abus de l'absolutisme. Selon certaines sources, ce serait même une totale invention de cet écrivain pour discréditer la monarchie absolue, puisqu'en réalité, masquer avec un loup (et non un masque de fer) des prisonniers détenant des secrets d'État ou considérés comme nuisibles à l'Etat était une pratique courante à l'époque. (source : wikipédia)
Texte B : Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes, « La Prison », extrait (1826)[Alfred de Vigny reprend la légende du Masque de fer : il imagine le prisonnier sur le point de mourir recevant la visite d’un vieux moine.]
[...]
− Sur le front du vieux moine une rougeur légère
Fit renaître une ardeur à son âge étrangère ;
Les pleurs qu'il retenait coulèrent un moment ;
Au chevet du captif il tomba pesamment ;
Et ses mains présentaient le crucifix d'ébène,
Et tremblaient en l'offrant, et le tenaient à peine.
Pour le cœur du Chrétien demandant des remords,
Il murmurait tout bas la prière des morts,
Et sur le lit sa tête avec douleur penchée
Cherchait du prisonnier la figure cachée.
Un flambeau la révèle entière : ce n'est pas
Un front décoloré par un prochain trépas,
Ce n'est pas l'agonie et son dernier ravage ;
Ce qu'il voit est sans traits, et sans vie, et sans âge :
Un fantôme immobile à ses yeux est offert,
Et les feux ont relui sur un masque de fer.
Plein d'horreur à l'aspect de ce sombre mystère,
Le prêtre se souvint que, dans le monastère,
Une fois, en tremblant, on se parla tout bas
D'un prisonnier d'État que l'on ne nommait pas ;
Qu'on racontait de lui des choses merveilleuses
De berceau dérobé, de craintes orgueilleuses,
De royale naissance, et de droits arrachés,
Et de ses jours captifs sous un masque cachés.
Quelques pères1 disaient qu'à sa descente en France,
De secouer ses fers il conçut l'espérance ;
Qu'aux geôliers un instant il s'était dérobé,
Et, quoiqu'entre leurs mains aisément retombé,
L'on avait vu ses traits ; et qu'une Provençale,
Arrivée au couvent de Saint-François-de-Sale
Pour y prendre le voile, avait dit, en pleurant,
Qu'elle prenait la Vierge et son fils pour garant
Que le masque de fer avait vécu sans crime,
Et que son jugement était illégitime ;
Qu'il tenait des discours pleins de grâce et de foi,
Qu'il était jeune et beau, qu'il ressemblait au Roi,
Qu'il avait dans la voix une douceur étrange,
Et que c'était un prince ou que c'était un ange.
[...]
1. Père : homme d’Église.
Introduction
Le thème du Masque de Fer traverse l'imaginaire littéraire et populaire du XVIIIème siècle à nos jours. C'est Voltaire, dans son ouvrage historiographique, Le Siècle de Louis XIV, qui crée la légende en déformant des faits réels dans le but de discréditer Louis XIV et la monarchie absolue de droit divin.
Un siècle plus tard, dans un poème en alexandrins extrait des Poèmes antiques et modernes, Alfred de Vigny, écrivain, poète, dramaturge et romancier romantique du XIXème siècle, reprend la légende répandue par Voltaire, mais dans un sens moins politique, plus métaphysique, plus conforme à la sensibilité romantique, en faisant du Masque de Fer une malheureuse victime d'un destin injuste et aveugle..
Vigny imagine le prisonnier sur le point de mourir recevant la visite d'un vieux moine.
Comment le poète fait-il partager sa compassion pour le Masque de Fer ?
Nous étudierons la dimension pathétique du poème, puis la dimension tragique et romanesque.
I. La dimension pathétique
a) Une victime sans visage
L'adjectif "pathétique" vient du grec "pathos" signifiant passion, souffrance. Le registre pathétique définit les énoncés qui provoquent chez le lecteur une émotion violente, douloureuse, voire des larmes.
Le poète exprime sa compassion à l'égard du prisonnier à travers le personnage du "vieux moine" venu lui administrer les derniers sacrements.
Le vieux moine pleure sur le sort de la victime : "Les pleurs qu'il retenait coulèrent un moment", il tombe plutôt qu'il ne s'agenouille au chevet du "captif". Son émotion se traduit pas le fait qu'il ne parvient pas à tenir le crucifix d'une main ferme, mais le présente en tremblant. Le poète précise que sa tête est penchée "avec douleur" tandis qu'il cherche le visage du prisonnier. Le poète n'évoque pas ses sentiments au moment où il aperçoit ce visage "sans traits", "sans vie" et "sans âge" de ce "fantôme immobile" car il veut inciter le lecteur qui s'est identifié au vieux moine à éprouver à son tour le même sentiment "d'horreur", renforcé par la figure de la prétérition (ou de la restriction) qui consiste à évoquer une chose en disant ce qu'elle n'est pas : "Ce n'est pas l'agonie et son dernier ravage ; / Ce qu'il voit est sans traits, et sans vie, et sans âge"
Le pathétique est également suscité par l'emploi des champs lexicaux de la faiblesse : "vieux", ""âge", "pesamment", "en tremblant", "à peine", de la peine : "pleurs", "remords", "douleur" et de la captivité : "captif", "prisonnier","Masque de Fer".
Tout le tragique et "l'horreur" de la condition de l'inconnu masqué est résumé par une métonymie : l'inconnu est réduit au masque qui recouvre son visage et efface sa personne : "Un fantôme immobile à ses yeux est offert, / Et les feux ont relui sur un masque de fer"
Mêlé au registre dramatique, voire mélodramatique, le pathétique se retrouve dans la deuxième partie du poème, dans le récit au style indirect de la religieuse.
L'émotion communiqué par le registre pathétique peut avoir une fin en soi, mais aussi une fonction argumentative et amener le lecteur à réagir, par exemple à une injustice. C'est le cas ici à travers le témoignage de la religieuse: "Elle prenait la Vierge et son fils pour garant/Que le masque de fer avait vécu sans crime,/Et que son jugement était illégitime..."
Le registre pathétique peut faire place au registre laudatif. Destiné à vanter les mérites d'un personnage, il emploie un lexique mélioratif et des images valorisantes de nature à parer les objets concernés de toutes le qualités : "Qu'il tenait des discours pleins de grâce et de foi", "Qu'il était jeune et beau", "qu'il ressemblait au Roi", "qu'il avait dans la voix une douceur étrange", "Et que c'était un prince ou que c'était un ange"
b) Un tableau en clair-obscur
L'emploie de la polysyndète, du grec poly, "plusieurs", syn (ensemble) et dète ("lie") figure de style reposant sur un mode de liaison consistant à mettre une conjonction de coordination au début de chacun des membres de la ou des phrases, alors que, le plus souvent, elle n'est pas nécessaire, permet de ralentir le rythme, de lui donner un air solennel, de le rendre envoûtant. Elle a également pour effet de mettre en relief chaque mot : "Et ses mains présentaient le crucifix d'ébène,/Et tremblaient en l'offrant, et le tenaient à peine (...) Et sur le lit sa tête avec douleur penchée" - "Ce qu'il voit est sans traits, et sans vie, et sans âge".
L'émotion que ressent le lecteur n'est pas due ici au récit d'événements malheureux qui prendra place dans la seconde partie du poème, mais à une description sous forme de tableau, à une "hypotypose" d'un malheur dont le poète n'a pas encore expliqué la cause, ce qui crée un effet dramatique d'attente, de suspens.
Une hypotypose est une variété de description qui fait littéralement "voir" une scène au lecteur, en l'occurrence ici, comme un tableau en "clair-obscur". Le lecteur a d'autant plus l'impression d'assister à la scène que le poète passe du passé simple au présent de narration : "un flambeau la révèle entière", "un fantôme immobile à ses yeux est offert".
Le champ lexical de la lumière : "flambeau", "feux" contraste avec celui de l'obscurité : "décoloré", "ébène", "sombre", contribuant à créer cet effet pictural de "clair-obscur" qui renforce la dimension pathétique de la scène.
II. Une destinée romanesque et tragique
a) Un roman de cap et d'épée
La deuxième partie du texte (à partir de "Plein d'horreur à l'aspect de ce sombre mystère,/Le prêtre se souvint...") apporte des informations sur l'identité du Masque de Fer à travers des témoignages entendus pas le vieux prêtres de la bouche des moines de son monastère et provenant d' une religieuse. Les choses sont vues au point de vue interne, celui du vieux moine, et rapportées au discours indirect. Le témoignage des moines et celui de la religieuse sont "enchâssés" à l'intérieur de celui du vieux moine, ce qui est caractéristique de la diffusion des légendes (untel rapporte qu'il a entendu untel dire que...), avec tous les phénomènes d'amplification et de déformation qui les accompagnent.
Le champ lexical de la peur accentue la dimension de mystère et de danger : "en tremblant", "tout bas", "que l'on ne nommait pas".
L'évocation de la vie passée du Masque de Fer se caractérise par l'emploi du registre dramatique, voire mélodramatique qui joue sur l'identification du lecteur au personnage et crée un effet d' attente angoissée à travers des péripéties ou intervient le suspens : l'enlèvement de l'enfant : "du berceau dérobé" (hypallage associé à une métonymie ; ce n'est pas le berceau qui est dérobé, mais l'enfant) ; la peur qu'il suscite en très haut lieu : "de craintes orgueilleuses" (il s'agit également d'un hypallage, ce ne sont pas les craintes qui sont "orgueilleuses", mais ceux qui les éprouvent) ; le mystère de ses origines : "de royale naissance" ; la spoliation : "droits arrachés" ; sa captivité : "Et de ses jours captifs sous un masque cachés (autre hypallage, ce ne sont pas ses jours qui sont captifs, mais le prisonnier et c'est le visage du prisonnier qui est caché et non ses jours) ; le projet d'évasion : "De secouer ses fers il conçut l'espérance" ; l'évasion : Qu'aux geôliers un instant il s'était dérobé" et enfin le retour en prison : "Et, quoiqu'entre leurs mains aisément retombé" .
L'emploi de l'hypallage : "du berceau dérobé", "de craintes orgueilleuses", "Et sous un jour captif sous un masque cachés" et de l'anacoluthe (rupture de construction) : "Et, quoiqu'entre leurs mains aisément retombé, L'on avait vu ses traits..." répond notamment à la nécessité de résumer un grand nombre de péripéties, de coups de théâtre et de ruptures "invraisemblables" en très peu de lignes.
Le registre dramatique est employé au théâtre ou dans les romans, notamment les romans d'aventure et permet au récit de se développer sur un rythme accéléré. Il est plus rare de le voir comme ici employé en poésie. Les aventures du Masque de Fer font penser aux romans d'Alexandre Dumas : Les Trois Mousquetaires, Le Comte de Monte Cristo ou aux Mystères de Paris d'Eugène Sue.
b) La consolation de la religion
Le registre tragique présente des personnages hors du commun aux destins marqués par la fatalité. Il dépasse le registre dramatique en montrant une situation sans issue qui repose sur l'intervention d'une force supérieure ou d'une divinité, sur une obligation morale ou sur l'emprise d'une passion.
Le champ lexical de la religion est omniprésent dans le poème : "moine", "crucifix", "Chrétien", "remords", "prière", "prêtre", "monastère", "pères", "Saint-François-de-Sale", "voile", "Vierge", "son fils" (Jésus), "ange"
Le registre tragique est inséparable du vocabulaire religieux, mais dans ce texte, ce ne sont pas les dieux ou le Destin (anankè, fatum), comme dans les tragédies antiques, qui assignent aux hommes une destinée funeste, mais la "raison d'Etat", tandis que la religion assume une fonction de compassion, de défense et de consolation.
Et qu'une Provençale avait dit en pleurant (...)
Qu'elle prenait la Vierge et son fils pour garant
Que le masque de fer avait vécu sans crime,
Et que son jugement était illégitime ;
Qu'il tenait des discours pleins de grâce et de foi,
Qu'il était jeune et beau, qu'il ressemblait au Roi,
Qu'il avait dans la voix une douceur étrange,
Et que c'était un prince ou que c'était un ange."
... Et puisque "les derniers seront les premiers" et que "notre visage ne sera pas confondu", c'est la charité qui atteste, par un renversement surnaturel des lois humaines, au nom d'un Dieu d'amour et de miséricorde, contre les décrets de la politique et de la raison d'Etat, de l'innocence, de la grâce, de la foi, de la jeunesse, de la beauté, de la douceur, de la noblesse angélique de cet homme sans visage et "sans qualité". Le mot "Roi" étant ici ambigu, car on ne sait pas très bien s'il s'agit du roi de France, Louis XIV, dont la légende prétend que le Masque de Fer était le frère jumeau, ou du Christ, le Roi des rois, figure archétypale de la victime sacrificielle et de l'innocence persécutée dont le Masque de Fer est aussi bien l'image que le véritable "frère".
Conclusion :
A travers le personnage d'un vieux moine venu lui administrer dans sa prison les derniers sacrements et le témoignage d'une religieuse qui atteste de l'innocence du prisonnier et de l'iniquité de sa condamnation, le poète nous fait partager sa compassion pour un personnage mi-réel, mi-légendaire de l'Histoire de France, victime de la raison d'Etat : le "Masque de Fer".
Dans la deuxième partie du poème, le registre pathétique fait place au registre dramatique pour apporter des informations sur l'identité de ce mystérieux personnage, à la manière des romans d'aventure de l'époque romantique. La dimension tragique, également présente dans le poème, ne repose pas sur une malédiction envoyée par les dieux, mais sur le caractère inexorable de la raison d'Etat, tandis que la religion exerce au contraire une fonction de compassion, de consolation et de défense.
Sans doute peut-on voir dans la figure légendaire du Masque de Fer un symbole de la génération romantique, condamnée à la "prison" de la société bourgeoise, comme Vigny lui-même, militaire sans emploi, nostalgique de l'épopée napoléonienne.