Ce qui est au coeur de L'existentialisme est un humanisme de Jean-Paul Sartre c'est la question de la liberté humaine.
La thèse de Sartre est celle de "l'humanisme athée" : l'existence de Dieu est incompatible avec la liberté humaine. Cette thèse soulève un certain nombre de questions :
- La notion aristotélicienne de "cause finale" s'applique-t-elle nécessairement à la relation entre l'homme et Dieu ?
- L'homme peut-il ne se tenir que de lui-même ?
- L'idée de "nature humaine", aujourd'hui largement abandonnée, découle-t-elle nécessairement, comme le pense Sartre, de l'existence présumée d'un Dieu créateur ?
I. La notion aristotélicienne de cause finale s'applique-t-elle nécessairement à la relation entre l'homme et Dieu ?
Sartre définit la liberté à partir de la notion aristotélicienne de "cause finale". On sait qu'Aristote distingue quatre causes (aïtias) pouvant répondre à la question de la raison d'être d'une chose, que Leibniz appelle "principe de raison suffisante" : pourquoi une chose existe-t-elle et pourquoi existe-t-elle ainsi et pas autrement ?
Sartre prend l'exemple d'un coupe-papier. Ce coupe-papier peut être considéré selon quatre points de vues ou "causes" différentes : la matière dont le coupe papier est fait est la cause matérielle du coupe-papier, le travail nécessaire à sa réalisation sa cause efficiente, la forme du coupe-papier est sa cause formelle et enfin la destination du coupe-papier est sa cause finale.
La cause la plus importante, celle à laquelle les trois autres sont subordonnées, est la cause finale, la destination de l'objet, ce pourquoi il a été fait, ce en vue de quoi il a été conçu.
Sartre se demande si la notion de cause finale peut s'appliquer à l'homme. Selon lui, c'est impossible car l'homme, bien qu'il puisse avoir une dimension "objectale" (pour autrui) n'est pas un objet comme les autres, mais une conscience. C'est l'homme en tant que conscience qui détermine lui-même sa "forme". Tel est le sens de l'expression : "L'existence précède l'essence."
Pour Sartre l'existence de Dieu est incompatible avec la liberté humaine. Si Dieu existe, il a crée l'homme en vue d'une certaine fin et dès lors l'homme n'est pas libre.
Les quatre causes aristotéliciennes s'appliquent uniquement aux objets fabriqués par l'homme et nullement à l'homme lui-même et Thomas d'Aquin n'a jamais prétendu, comme le dit Sartre, que la création de l'homme était assimilable à celle d'un objet artisanal. Comme l'a montré Hannah Arendt dans La vie de l'esprit, ce sont les Grecs (Aristote) et non les Hébreux qui conçoivent l'agir (y compris celui de la Phusis) sur le modèle artisanal.
L'idée de création du monde leur est étrangère, dans la mesure où la matière (Hylé) est une réalité éternelle, sans commencement ni fin. Platon, dans Le Timée campe la figure du "démiurge" façonnant comme un potier (et non créant) les formes à partir de la matière les yeux fixés sur les archétypes et évoque dans le Protagoras la création des animaux par Epiméthée et le don du feu (de la culture) fait aux hommes par son frère Prométhée.
En tout état de cause, que Dieu ait un projet pour l'homme n'implique pas que l'homme n'est pas libre. L'homme peut d'adhérer à ce projet ou refuser d'y adhérer ; il n'est pas inscrit en lui à la manière d'un programme informatique. Il lui est proposé et non imposé.
Sartre cite la phrase célèbre de Dostoïevski : "Si Dieu n'existe pas, tout est permis." Mais alors que Dostoïevski associe la disparition de Dieu à celle des "valeurs", Sartre voit dans cette affirmation l'essence même de l'existentialisme : si Dieu n'existe pas, l'homme est libre, autrement dit, la liberté de l'homme est incompatible avec l'existence de Dieu.
S'il n'y a pas eu de révélation, si les commandements n'ont pas été donnés par Dieu à l'ensemble de l'humanité, à travers le peuple Hébreu réuni au pied du Sinaï, alors, il n'y a aucune raison de les observer. Il est indifférent de mentir ou de ne pas mentir, de tuer ou de ne pas tuer, etc.
La réponse de Sartre est qu'il n'y a pas de valeurs a priori, mais que chacun d'entre nous doit "inventer" ses propres raisons de vivre, sa propre conception du bien et du mal. Pour Sartre, la liberté ne repose sur aucune définition préalable, sur aucune prescription concernant le bien et le mal, ce que l'on doit faire et ce que l'on ne doit pas faire.
II. L'homme peut-il ne se tenir que de lui-même ?
"J'aurais voulu ne me tenir que de moi-même", s'exclame Sartre dans Les Mots. Ce cri du cœur est révélateur de la conception sartrienne de la liberté. Sartre admet qu'il est impossible de ne se tenir que de soi-même. En effet, il y a un très grand nombre de facteurs dont je dépends et qui ne dépendent pas de moi : je n'ai pas choisi mon lieu et ma date de naissance, mon sexe, ma famille, mon milieu, etc. C'est la "contingence de l'être fini", par opposition à la "nécessité de l'être infini".
"Ne se tenir que de soi-même" est un souhait exprimé au conditionnel passé ("j'aurais voulu"). Ce souhait est ontologiquement impossible à satisfaire. Il équivaut à la formule : "J'aurais voulu être infini" ou encore, pour parler comme Spinoza, "j'aurais voulu être la Substance et non un mode de la Substance", c'est-à-dire : "j'aurais voulu être Dieu." Sartre admet que la liberté humaine ne se déploie pas à partir de rien. Sartre parle de "liberté en situation".
Sartre n'affirme pas l'homme est absolument libre, mais qu'il exerce sa liberté à partir d'une situation donnée : il peut accepter cette situation ou bien la refuser.
La conception sartrienne de la liberté oscille entre trois possibilités : je fais ce que je veux ; j'obéis à mes désirs, à mes passions, à mes caprices ; j'obéis à l'impératif catégorique de la morale kantienne : "Agis seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle." - "Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen." ; je choisis d'être le "compagnon de route" d'un Parti politique et j'obéis à ses mots d'ordre et dans ce cas la "ligne" du Parti passe avant ma liberté inviduelle.
Une fois que j'ai usé de ma liberté en adhérant à ce Parti, je ne suis plus libre de ne pas penser comme on me le demande. Autrement dit, j'ai abdiqué ma liberté...
Sartre a été constamment déchiré entre la liberté qualifiée par les communistes de "bourgeoise", mais dans laquelle il voyait, à juste titre, plus qu'un attribut, l'essence même de la constitution transcendantale de la conscience humaine et les impératifs empiriques de l'action collective au nom desquels le militant doit renoncer à l'exercer. Ce dilemme peut exister à l'intérieur de n'importe quelle institution humaine, y compris dans l'Eglise.
III. La notion de "nature humaine" découle-t-elle nécessairement de l'existence d'un Dieu créateur ?
La notion de nature humaine est aujourd'hui largement abandonnée.
L'homme est un être biologique, un animal comme les autres ; c'est aussi un animal doué de culture. De nombreux penseurs modernes contestent la notion de "nature humaine".
Des comportements en apparence "naturels" (boire, manger, dormir...) portent le sceau de la culture : on mange avec les baguettes ou avec des couverts, on dort dans un lit ou sur une natte, on boit du vin, de la bière ou du cidre...
Il n'y a pas de nature humaine ; l'humanité n'existe qu'à l'état de culture, on ne naît pas homme, on le devient.
L'homme acquiert son humanité à travers l'éducation. Privé d'éducation, laissé à lui-même dans la nature ou élevé par des animaux, comme l'atteste le cas tragique des enfants sauvages, le petit animal humain ne deviendra jamais un homme, il n'adoptera jamais la posture verticale, il ne parviendra qu'à émettre des cris et non à parler (cf. Lucien Malson, Les enfants sauvages)
"Le biologique ignore le culturel." (Jean Rostand) : Le fond biologique demeure le même partout et toujours, alors que la culture est variable d'une société à l'autre.
L'inexistence d'une "nature humaine" clairement définissable démontre-t-elle, comme le pense Sartre, l'inexistence de Dieu ?
Conclusion :
On peut donc dire, avec Sartre que la liberté humaine n'a pas de prix et doit être maintenue envers et contre tout, mais pas forcément au prix de l'athéisme ; elle est effectivement incompatible avec l'existence d'un "Dieu démiurgique" ou d'un "Dieu despotique", mais non avec celle d'un Dieu qui n'a pas crée l'homme une fois pour toutes et qui compte avec la liberté humaine.
Selon Emmanuel Lévinas (cf. Dieu, la mort et le temps et Autrement qu'être ou au-delà de l'essence), l'identification de l'Être avec Dieu ne conduit pas, comme l'affirme Martin Heidegger, à l'oubli de l'Être, mais à l'oubli de celui dont on ne peut rien dire, sinon, comme le dit Levinas, qu'il est "autrement qu'être et au-delà de l'essence", ni "théos", ni pentocrator, ni upokaïmenon, ni substance et dont le Nom ne se conjugue pas au présent ("Je suis"), mais au futur : "Je me ferai ce que je me ferai, librement, avec vous." (Exode, III)
"Dieu comme force, comme toute-puissance et pouvoir, je ne puis absolument l'accepter. Dieu ne possède nulle puissance. Il est moins puissant qu'un agent de police. " écrit Nicolas Berdiaev... "Ce n'est pas l'homme qui exige de Dieu sa liberté, mais Dieu qui exige de l'homme qu'il soit libre car cette liberté est le signe de la dignité de l'homme, créé à l'image de Dieu."