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La nef des fous
La nef des fous

"Un objet nouveau vient de faire son apparition dans le paysage imaginaire de la Renaissance ; bientôt il y occupera une place privilégiée : c'est la Nef des fous, étrange bateau ivre qui file le long des calmes fleuves de la Rhénanie et des canaux flamands.

Le Narrenschiff, évidemment, est une composition littéraire, empruntée sans doute au vieux cycle des Argonautes, qui a repris récemment vie et jeunesse parmi les grands thèmes mythiques, et auquel on vient de donner figure institutionnelle dans les Etats de Bourgogne. La mode est à la composition de ces Nefs dont l'équipage de héros imaginaires, de modèles éthiques, ou de types sociaux, s'embarque pour un grand voyage symbolique qui leur apporte sinon la fortune, du moins, la figure de leur destin ou de leur vérité (...) Le tableau de Bosch, bien sûr, appartient à toute cette flotte de rêve.

Mais de tous ces vaisseaux romanesques ou satiriques, le Narrenschiff est le seul qui ait eu une existence réelle, car ils ont existé ces bateaux qui d'une ville à l'autre menaient leur cargaison insensée. Les fous alors avaient une existence facilement errante. Les villes les chassaient volontiers de leur enceinte ; on les laissait courir dans des campagnes éloignées, quand on ne les confiait pas à un groupe de marchands et de pèlerins. La coutume était surtout fréquente en Allemagne (...)

Il n'est pas aisé de repérer le sens précis de cette coutume (...) C'est que cette circulation des fous, le geste qui les chasse, leur départ et leur embarquement n'ont pas du tout leur sens au seul niveau de l'utilité sociale ou de la sécurité des citoyens. D'autres significations plus proches du rite s'y trouvaient certainement présentes  ; et on peut encore en déchiffrer quelques traces. C'est ainsi que l'accès aux églises est interdit aux fous alors que le droit ecclésiastique ne leur interdit pas l'usage des sacrements (...) Il arrivait que certains insensés soient fouettés publiquement, et qu'au cours d'une sorte de jeu, ils soient ensuite poursuivis dans une course simulée et chassés de la ville à coups de verges. Autant de signes que le départ des fous s'inscrivait parmi d'autres exils rituels.

On comprend mieux alors la curieuse surcharge qui affecte la navigation des fous et lui donne sans doute son prestige. D'un côté, il ne faut pas réduire la part d'une efficacité pratique incontestable ; confier le fou à des marins, c'est éviter à coup sûr qu'il ne rôde indéfiniment sous les murs de la ville, c'est s'assurer qu'il ira loin, c'est le rendre prisonnier de son propre départ. Mais à cela, l'eau ajoute la masse obscure de ses propres valeurs ; elle emporte, mais elle fait plus, elle purifie ; et puis la navigation livre l'homme à l'incertitude du sort ; là chacun est confié à son propre destin, tout embarquement est, en puissance, le dernier. C'est vers l'autre monde que part le fou sur sa folle nacelle ; c'est de l'autre monde qu'il vient quand il débarque. Cette navigation du fou, c'est à la fois le partage rigoureux, et l'absolu Passage. Elle ne fait, en un sens, que développer, tout au long d'une géographie mi-réelle, mi-imaginaire, la situation liminaire du fou à l'horizon du souci de l'homme médiéval - situation symbolique et réalisée à la fois par le privilège qui est donné au fou d'être enfermé aux portes de la ville : son exclusion doit l'enclore ; s'il ne peut et ne doit avoir d'autre prison que le seuil lui-même, on le retient sur le lieu de passage. Il est mis à l'intérieur de l'extérieur, et inversement. Posture hautement symbolique, qui restera sans doute la sienne jusqu'à nos jours, si on veut bien admettre que ce qui fut jadis forteresse visible de l'ordre est devenu maintenant château de notre conscience.

L'eau et la navigation ont bien ce rôle. Enfermé dans le navire, d'où on ne s'échappe pas, le fou est confié à la rivière aux mille bras, à la mer aux mille chemins, à cette grande incertitude extérieure à tout. Il est prisonnier au milieu de la plus libre, de la plus ouverte des routes : solidement enchaîné à l'infini carrefour. Il est le Passager par excellence, c'est-à-dire le prisonnier du passage. Et la terre sur laquelle il abordera, on ne la connaît pas, tout comme on ne sait pas, quand il prend pied, de quelle terre il vient. Il n'a sa vérité et sa patrie que dans cette étendue inféconde entre deux terres qui ne peuvent lui appartenir. Est-ce ce rituel qui par ces valeurs est à l'origine de la longue parenté imaginaire qu'on peut suivre tout au long de la culture occidentale ? Ou est-ce, inversement, cette parenté qui a, du fond du temps, appelé puis fixé le rite d'embarquement ? Une chose au moins est certaine : l'eau et la folie sont liées pour longtemps dans le rêve de l'homme européen." (Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, "Stultifera navis", TEL Gallimard, p.18 et suiv.)

Note personnelle : Certains considèrent le tableau de Jérôme Bosch comme une satire des moines et des moniales gloutons et dépravés qui mènent la barque de l'Eglise à la dérive. Le tableau évoquerait donc le péché (la gourmandise, la paresse, l'acédie), plutôt que la folie ou encore le péché comme une forme de folie. Comme l'écrit Guillaume Kazerouni dans l'article en lien :  "Il a été proposé de reconnaître dans cette scène insolite une interprétation de La Nef des fous,  ouvrage de l’humaniste Sébastien Brandt, paru à Bâle en 1494 et illustré par des gravures montrant des barques chargées de fous dérivant vers le paradis des déments, appelé « Narragonia ». Sa suite, La Nef des folles, par Josse de Bade a également été avancée comme source d’inspiration. Toutefois les gravures de ces volumes montrent des fous clairement reconnaissables à leurs costumes et leurs bonnets à oreilles d’âne. Ici, il n’y en a qu’un et il ne semble y figurer que pour éclairer le sens de la toile. Il est probable que l’œuvre qui met en scène des personnages buvant, délurés, obsédés par la nourriture et par la boisson soit une satire des moines incarnés par les religieux du premier plan et une critique ironique de leur ivrognerie qui leur fait perdre leur sens et leur âme. La colère, conséquence de ce penchant pour la boisson, expliquerait le geste de la femme qui frappe le jeune homme avec son pichet. Le clergé dissolu laisse ainsi la barque de l’Eglise à la dérive, négligeant le salut des âmes. Cet aspect, représentatif des critiques formulées par la Réforme, paraît trouver une illustration dans l’homme qui s’accroche au bateau sans que personne ne s’en soucie."

Il y aurait donc au moins trois figures de la folie à la Renaissance : la déraison proprement dite qui n'est pas assimilée au péché puisqu'elle ne prive pas des sacrements, le péché (la violation des lois divines) et une "folie" supérieure à la raison que saint Paul appelle dans la première épître aux Corinthiens (1, 17-25) "la folie de la croix". L'Eglise conseille aux fidèles d'arriver à bon port en gonflant leurs voiles au souffle de la grâce divine, plutôt que d'aller au naufrage, poussé par le vent stérile du péché. Foucault montre qu'un changement de paradigme s'est opéré du Moyen-Âge à la Renaissance : le passage du thème dominant de la mort (les danses macabres) à celui de la folie (les nefs des fous). Le thème de la folie est d'abord lié à celui de la mort qu'il reprend sous la forme d'une tragédie universelle et cosmique pour refluer progressivement dans le domaine de l'éthique, du for interne, de la subjectivité humaine avec Érasme (Éloge de la Folie) et l'humanisme (Thomas More, Montaigne), comme contemplation ironique et sereine, du point de vue des dieux de l'Olympe, de la folie tenue à distance par une raison et une sagesse supérieure qui la juge, plus humaine d'ailleurs que divine chez Montaigne.

Selon Foucault, les figures de la folie (folie du mystique en marche vers Dieu, aliénation mentale, folie du péché) ont tendance à se confondre et à se brouiller à la fin du Moyen-Âge, au profit d'une défaite généralisée de la raison, d'une "vertigineuse déraison du monde". Les tentations de saint Antoine, notamment celle de Lisbonne (1501) de Jérôme Bosch apparaissent comme particulièrement emblématiques à cet égard.  (cf. Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, "Stultifera navis", TEL/Gallimard, p.24 et suiv.)

Foucault montre également que la figure tragique (cosmique et solaire) de la folie n'a pas complètement disparu et qu'elle revient hanter, à l'époque moderne, les marges de la rationalité scientifique et de la psychiatrie institutionnelle avec Sade, Goya, Nietzsche, Van Gogh et Artaud.

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