Giorgio Agamben, La puissance de la pensée, Essais et conférences, traduit de l'italien par Joël Gayraud et Martin Rueff, Bibliothèque Payot&Rivages, 2006
"Le Messie et le Souverain. Le problème de la loi chez Walter Benjamin" : conférence tenue à l'Hebrew University de Jérusalem en juillet 1992, publiée dans Anima e paura. Studi in onore di Michele Ranchetti, Macerata, Quodlibet, 1998 ; traduite par J. Gayraud.
Walter Bendix Schönflies Benjamin (15 juillet 1892 à Berlin - 26 septembre 1940 à Portbou) est un philosophe, historien de l'art, critique littéraire, critique d'art et traducteur (notamment de Balzac, Baudelaire et Proust) allemand de la première moitié du xxe siècle, rattaché à l'école de Francfort. Sa pensée a largement été redécouverte, explorée et commentée à partir des années 1950, avec la publication de nombreux textes inédits et de sa correspondance.
Gershom Scholem est un historien et philosophe juif, spécialiste de la kabbale et de la mystique juive, né à Berlin le 5 décembre 1897 et décédé à Jérusalem le 21 février 1982
Giorgio Agamben (né le 22 avril 1942 à Rome) est un philosophe italien, spécialiste de la pensée de Walter Benjamin, de Heidegger, de Carl Schmitt et d'Aby Warburg ; il est particulièrement tourné vers l'histoire des concepts, surtout en philosophie médiévale et dans l'étude généalogique des catégories du droit et de la théologie. La notion de biopolitique, empruntée à Foucault, est au coeur de nombre de ses ouvrages.
"Dans son essai sur la signification de la Loi dans la mystique juive, Gershom Scholem résume le rapport complexe entre messianisme et loi par ces deux questions :
1) Quels étaient le contenu et la forme de la Torah avant la chute ?
2) Quelle sera la structure de la Torah au moment de la rédemption, c'est-à-dire quand l'homme sera rendu à sa condition originaire ?
Les auteurs du Ra'ya mehemna et des Tiqqune ha-Zohar, deux livres qui appartiennent à la strate la plus ancienne du Zohar, distinguent deux aspects de la Torah : la Torah de beri'ah, c'est-à-dire la Torah dans l'état de la création, et la Torah de atzilut, c'est-à-dire la Torah de l'état de l'émanation. La Torah de beri'ah est la loi du monde non rédimé et, comme telle, est comparée au vêtement extérieur de la présence divine qui, si Adam n'avait pas péché, se serait montré dans sa nudité. La Torah de atzilut, qui s'oppose à la première comme la rédemption à l'exil, manifeste au contraire le sens de la Torah dans sa plénitude originaire. En outre les auteurs de ces deux livres établissent une correspondance entre les deux aspects de la Torah et les deux arbres du paradis, l'arbre de vie et l'arbre de science. L'arbre de vie représente le pouvoir pur et originaire du Saint, en dehors de tout mélange avec le mal et la mort.
Après la chute d'Adam, cependant, le monde est maintenant divisé en deux sphères séparées : le sacré et le profane, le pur et l'impur, le permis et le prohibé. Notre compréhension actuelle de la révélation est liée à l'aspect positif de la Loi, sous la forme de la halakah, qui contient des prescriptions et des interdits. Tant que le monde sera régi par l'arbre de la connaissance, la Loi ne pourra dépasser ni abolir le mal, mais seulement en isoler le pouvoir. Mais, aux jours du Messie, la gloire de la Torah originaire sera restaurée et la Loi changera de visage (cf. Zum Verständnis des messianischen Idee im Judentum, in Judaica I. Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1963, p.47-50)
Aussi le point décisif où tout se noue réside-t-il dans cette question : "Comment devons-nous concevoir la structure originaire de la Torah, une fois que le Messie l'aura restituée dans sa plénitude ?" En effet, il est clair que l'opposition entre loi messianique et loi de l'exil ne saurait être l'opposition entre deux lois de structure identique contenant par ailleurs des commandements et des prohibitions différents. Le Messie ne vient pas seulement apporter une nouvelle table de la Loi, ni simplement pour abolir la halakah. Sa tâche - qu'un jour Walter Benjamin exprima par l'image d'un léger déplacement qui semble ne rien changer - est plus complexe, car la structure originaire de la loi qu'il s'agit de restaurer est elle-même plus complexe."
"Au sens où en logique, on parle de "propositions signifiantes", la Torah originaire, en tant que monceau de lettres sans ordre ni articulation, ne pouvait avoir aucune signification ; et mon impression est que nombre de contradictions et d'apories du messianisme trouvent justement leur fondement et leur solution dans cette thèse surprenante selon laquelle la forme originelle de la Loi n'est pas une proposition signifiante, mais, pour ainsi dire, un commandement qui n'ordonne rien. Si cela est vrai, le problème crucial du messianisme devient alors : comment le Messie peut-il restaurer une loi qui n'a pas de signification ?"
(Giorgio Agamben, La puissance de la pensée, Essais et conférences, traduit de l'italien par Joël Gayraud et Martin Rueff, Bibliothèque Payot&Rivages, 2006, p.216-217 et 219)