Dans Les Mots et les choses (p. 54-55 et 141), Michel Foucault traite l'œuvre d'Aldrovandi comme caractéristique du système de pensée de la Renaissance. En particulier, cet auteur lui sert d'exemple pour montrer que son travail scientifique n'était pas moins rigoureux que celui de Buffon, mais reposait seulement sur une autre disposition fondamentale du savoir, ou épistémè. Ce qui a changé, de l'un à l'autre, n'est pas le degré de rigueur scientifique, mais le type de discours qu'on attendait d'un scientifique, la conception de l'ordre.
Ulisse Aldrovandi, né le 11 septembre 1522 à Bologne et mort le 4 mai 1605 dans cette même ville, est un éminent scientifique italien de la Renaissance.
Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788) est un naturaliste, mathématicien, biologiste, cosmologiste, philosophe et écrivain français. A la fois académicien des sciences et académicien français, salué par ses contemporains pour son maître ouvrage Histoire naturelle, il participe à l'esprit des Lumières et collabore à l'Encyclopédie, notamment en se chargeant des sciences de la nature. Ses théories ont influencé deux générations de naturalistes, en particulier Jean-Baptiste de Lamarck et Charles Darwin.
"Buffon, un jour, s'étonnera qu'on puisse trouver chez un naturaliste comme Aldrovandi un mélange inextricable de descriptions exactes, de citations rapportées, de fables sans critiques, de remarques portant indifféremment sur l'anatomie, les blasons, l'habitat, les valeurs mythologiques d'un animal, sur les usages qu'on peut en faire dans la médecine ou dans la magie.
Et en effet, lorsqu'on se reporte à l'Historia serpentum et draconum, on voit le chapitre "Du serpent en général" se déployer selon les rubriques suivantes : équivoques, forme et description, anatomie, nature et moeurs, tempérament, coït et génération, voix, mouvements, lieux, nourriture, physionomie, antipathie, sympathie, modes de capture, mort et blessure par le serpent, modes et signes de l'empoisonnement, remèdes, épithètes, dénominations, prodiges et présages, monstres, mythologie, dieux auxquels il est consacré, apologues, allégories et mystères, hiéroglyphes, emblèmes et symboles, adages, monnaies, miracles, énigmes, devises, signes héraldiques, faits historiques, songes, simulacres et statues, usages dans la nourriture, usages dans la médecine, usages divers.
Et Buffon de dire : "qu'on juge après cela quelle portion d'histoire naturelle on peut trouver dans tout ce fatras d'écriture. Tout cela n'est pas description, mais légende".
En effet, pour Aldrovandi et ses contemporains, tout cela est légenda, - choses à lire. Mais la raison n'en est pas qu'on préfère l'autorité des hommes à l'exactitude d'un regard non prévenu, mais c'est que la nature, en elle-même, est un tissu ininterrompu de mots et de marques, de récits et de caractères, de discours et de formes. Quand on a à faire à l'histoire d'un animal, impossible et inutile de choisir entre le métier de naturaliste et celui de compilateur : il faut recueillir dans une seule et même forme du savoir tout ce qui a été vu et entendu, tout ce qui a été raconté par la nature ou les hommes, par le langage du monde, des traditions ou des poètes.
Connaître une bête, ou une plante, ou une chose quelconque de la terre, c'est recueillir toute l'épaisse couche des signes qui ont pu être déposés en elles ou sur elles ; c'est retrouver aussi toutes les constellations de formes où ils prennent valeur de blason.
Aldrovandi n'était ni meilleur ni pire observateur que Buffon ; il n'était pas plus crédule que lui, ni moins attaché à la fidélité du regard ou à la rationnalité des choses. Simplement son regard n'était pas lié aux choses par le même système, ni la même disposition de l'épistémè. Aldrovandi, lui, contemplait méticuleusement une nature qui était, de fond en comble, écrite."
(Michel Foucault, Les mots et les choses, chapitre II, La prose du monde, IV. L'écriture de choses, NRF Gallimard, p.54-55)