François Dosse, l'auteur d'une belle biographie de Paul Ricoeur (Paul Ricoeur, les sens d'une vie) a récemment expliqué que c'était lui qui avait présenté l'auteur de la Métaphore vive au futur président de la République et a laissé entendre qu'il y aurait un lien entre la politique d'Emmanuel Macron et la pensée de Paul Ricoeur.
"Vous n’avez pas le monopole de Ricœur !" Tel est (en substance et le jeu de mots en moins) le message envoyé à l’attention d’Emmanuel Macron par un cénacle guère habitué à ce genre de coups d’éclat : le comité scientifique du fond Ricoeur : "S’il existe une philosophie ricœurienne du politique, il n’y a pas de politique ricœurienne" , écrivent-ils dans un communiqué mis en ligne discrètement le 30 octobre dernier (source : commentaire de "keiser" dans agoravox à propos de l'article de Jean Beaumont : Macron, "Une biographie trop parfaite").
Emmanuel Macron se targue d’une relation privilégiée avec Paul Ricoeur, mais il faut savoir que Paul Ricoeur était un homme très affable et très abordable, pour peu qu’on lui témoigne le minimum de respect qui lui était dû en raison de ses compétences et de sa fonction, surtout après le coup de la poubelle qui m’avait personnellement beaucoup choqué (il ne méritait pas ça).
Emmanuel Macron a été reçu avec la même gentillesse qu’un autre. Seulement il y a des gens qui savent se prévaloir de leurs relations et transformer une souris en montagne. Je trouve très agaçante cette manière de monnayer ses amitiés et de se faire valoir en tant que philosophe, mystique, homme de coeur de la part d’un homme qui est parti pour pratiquer un libéralisme impitoyable, aux antipodes de la vision humaniste et chrétienne que Ricoeur avait de la politique.
J'ai beaucoup apprécié deux ouvrages de François Dosse, l'un sur Paul Ricoeur et l'autre sur Michel de Certeau (cf. articles sur ce blog), et j'ai envie de le mettre gentiment en garde contre la tentation funeste pour un "intellectuel" de se mêler trop intimement de politique, comme en témoignent, entre autres, les déconvenues de Platon avec le tyran Denys de Syracuse, et la "Dummheit" ("grosse bêtise") de Martin Heidegger. Mais je voudrais d'abord évoquer une approximation médiatique, avalisée par François Dosse, au sujet du statut précis d'Emmanuel Macron auprès de Paul Ricoeur :
Dans l'esprit des gens de ma génération (j'étais étudiant à Nanterre dans les années 70 au moment où Paul Ricoeur y enseignait la philosophie), l'expression "assistant de Paul Ricoeur" signifie qu'Emmanuel Macron a enseigné la philosophie à Nanterre en tant que "maître-assistant" rattaché à Paul Ricoeur.
Or le statut de "maître-assistant" a été supprimé alors qu'Emmanuel Macron (né en 1977), alors âgé de 7 ans, était encore à l'école primaire.
Note : À l'origine, entre 1960 et 1984, les maîtres-assistants étaient des enseignants universitaires chargés de l'enseignement en premier et deuxième cycles. Ils préparaient généralement un doctorat d'Etat. Leur création permit d'ouvrir une voie de promotion et de titularisation aux assistants doctorants tout en institutionnalisant en grand nombre des « carrières subalternes » au sein du corps universitaire. Le corps des maîtres-assistants dépendant du ministère de l'enseignement supérieur a disparu en 1984 par intégration dans le nouveau corps des maîtres de conférences.
Emmanuel Macron n'a pas été l'assistant de Paul Ricoeur (au sens de "maître-assistant"), mais son "assistant éditorial" dans le sens où il l'a aidé à ordonner ses notes en vue de la publication d'un de ses derniers livres : La mémoire, l'histoire, l'oubli (Editions du Seuil, 2000)
Mais cette question du statut exact d'Emmanuel Macron auprès de Paul Ricoeur n'est pas l'essentiel. Ce qui me paraît le plus grave, c'est l'amalgame auquel on assiste actuellement entre la pensée d'un des plus grands philosophe de notre époque, sa spiritualité authentique, les préoccupations sociales qui furent les siennes et l'action politique d'un jeune loup aux dents longues, crée et financé par l'oligarchie financière et médiatique, dont on ne peut nier les qualités de "communicant" et l'opportunisme, mais dont la politique sociale a consisté jusqu'à présent à maltraiter les plus fragiles (augmentation de la CSG sur les petites retraites, suppression des emplois aidés...), à favoriser les riches et à servir les intérêts du patronat et des banques
Mais il fallait un homo novus , "en même temps" de droite et de gauche, un ovni tombé de nulle part, un produit nouveau dans la politique-spectacle, car, comme le dit le prince Salina dans Le Guépard, pour que rien ne change, il faut que tout ait l'air de changer.
Selon Véronique Fayet, présidente nationale du secours catholique-caritas France : "la grande pauvreté s'installe et il devient extrêmement difficile d'en sortir ; 40% des personnes qui pourraient bénéficier du RSA ne le demandent plus et 1 personne sur 5 se trouve sans aucune ressource ; les familles avec enfants sont les plus touchées et leur précarité augmente ; les femmes aussi sont de plus en plus fragilisées." (Editorial de "messages du secours catholique-caritas France", n°728, novembre 2017)
En ce qui concerne le "mysticisme" d'Emmanuel Macron - je reprends l'expression de François Dosse -, qui n'hésite pas à rapprocher le fondateur "d'En marche" de Michel de Certeau, je me souviens qu'au moment où Margaret Thatcher était entrée au 10 Downing Street, elle avait cité en guise de "programme politique" la prière de Saint François d'Assise : "Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix ! Là où il y a la haine, que je mette l'amour. Là où il y a l'offense que je mette le pardon. Là où il y a la discorde, que je mette l'union. Là où il y a l'erreur, que je mette la vérité. Là où il y a le doute, que je mette la foi. Là où il y a le désespoir, que je mette l'espérance. Là où il y les ténèbres, que je mette Ta lumière. Là où il y a la tristesse, que je mette la joie..."
En quoi la prière du "Poverello" a-t-elle influencé la politique de Margaret Thatcher et quel droit la "dame de fer" avait-elle de s'en prévaloir ?
Tous ceux qui ont connu Michel de Certeau ont été aussi impressionnés par son intelligence hors du commun et son immense érudition que séduits par sa gentillesse, sa disponibilité, son sens de l'écoute... Il était de ces cœurs purs dont Jésus dans "Le Sermon sur la Montagne" promet qu'ils verront Dieu. En quoi Emmanuel Macron ressemble-t-il à Michel de Certeau ?
Il est possible (bien que l'hypothèse puisse faire sourire) que Margaret Thatcher ait été, en privé, en plus d'une amatrice de whisky 20 ans d'âge, une groupie de saint François d'Assise et il est également possible qu'Emmanuel Macron envoie des textos à Dieu. Emmanuel Macron ayant une nette tendance à s'enticher de gens nettement plus âgés que lui, ne peut effectivement rêver mieux que d'une relation privilégiée avec celui que la Kabbale appelle "l'ancien des âges" ;-)
Mais quel est le rapport entre le mysticisme supposé d'Emmanuel Macron et le destin de la France ?
Edmond Michelet, résistant gaulliste de la première heure, et dont l'action en tant que ministre doit être jugée sur des critères politiques et juridiques - certaines de ses décisions peuvent être critiquées et l'ont d'ailleurs été comme le rétablissement de la peine mort pour les généraux putschiste d'Algérie (il n'a pas été suivi)- , n'était pas estimé et respecté, y compris par ses adversaires politiques, parce qu'il était un "mystique", mais parce qu'il avait concrètement témoigné par son comportement privé et public (notamment à Dachau) de l'existence d'une autre dimension que celle de la politique politicienne, des ambitions personnelles et des "eaux glacées du calcul égoïste" et qu'il avait toujours eu le courage de ses convictions.
Note : Le 9 juin 1958, Edmond Michelet revient au gouvernement comme ministre des Anciens combattants (ministère de Gaulle), puis comme ministre de la Justice du 8 janvier 1959 au 24 août 1961, date à laquelle Michel Debré, mécontent de son opposition à la très dure répression menée par Maurice Papon contre le FLN et les Algériens de Paris, obtient son remplacement. Le Premier Ministre juge en effet l'action du garde des Sceaux, qui est partisan de la négociation vis-à-vis du FLN, comme beaucoup trop laxiste.
Margaret Thatcher était partisane, comme Emmanuel Macron, du libéralisme tendance "malheur aux vaincus", c'est leur droit le plus strict. Mais en quoi ce libéralisme est-il une "mystique", en quoi découle-t-il de la doctrine sociale de l''Eglise catholique ou de l'éthique sociale du protestantisme qui remontent aux prescriptions de la Torah concernant les pauvres et les étrangers, ou encore du socialisme éthique de Paul Ricoeur ?
Note : Rappelons à l'encontre des escamoteurs et des enfumeurs que Paul Ricoeur était protestant et socialiste du temps où il y avait encore des socialistes.
La pensée politique de Paul Ricoeur relève de que l'on pourrait appeler le "christianisme social", alors que la pratique politique d’Emmanuel Macron est pour le moment en-deçà des "utilitaristes" anglais (Adam Smith, Lock, Bentham, Stuart Mill), celle d'un libéralisme non redistributeur qui ne profite qu'aux plus riches.
Je ne connais pas les "intentions" d'Emmanuel Macron, mais en politique, ce ne sont pas les intentions, bonnes ou mauvaises, qui comptent. ce sont les actes et leurs conséquences concrètes. C’est sur les capacités du capitalisme dans sa phase actuelle à redistribuer, notamment en direction des classes moyennes et populaires que sera jugée l’action d’Emmanuel Macron et non sur son supposé "mysticisme" ou son amitié de jeunesse avec Paul Ricoeur.
Mais je pense malheureusement que les contraintes (dette, critères de convergence européens, austérité imposée par l’Allemagne, déficit public, pression du patronat...) sont tellement fortes qu’il sera bien obligé de renoncer à d’éventuelles préoccupations de justice sociale.
La philosophie, la mystique, la religion et la pensée de Paul Ricoeur n’ont pas grand chose à voir avec tout ça. Machiavel (tel qu'ils le comprennent) et la "réalpolitik" en revanche, beaucoup. Je voudrais bien me tromper, mais je crains qu'il n'y ait pas de "synthèse dialectique" ("et en même temps") entre Machiavel dispensant au prince ses conseils pour accéder au pouvoir et pour le conserver par tous les moyens et Paul Ricoeur : "L'incorporation tenace, pas à pas, d'un degré supplémentaire de compassion et de générosité dans tous nos codes - code pénal et code de justice sociale - constitue une tâche parfaitement raisonnable, bien que difficile et interminable." (Paul Ricoeur, Amour et Justice, points/essais, 2008, p.42)