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Dans son livre sur le Talmud, Le Livre brûlé, philosophie du Talmud, paru aux Editions du Seuil en 1994, Marc-Alain Ouaknin montre que la question de la vérité dans la pensée juive échappe au double écueil du scepticisme et du dogmatisme, grâce à la primauté de la "parole questionnante", dans le Beth Hamidrash (maison d'interprétation, maison d'étude), dont l'auteur restitue dans ce passage l'atmosphère caractéristique.

"C'est peut-être ici que nous pouvons sentir le mieux la dimension et la fonction politique du monde talmudique, c'est-à-dire son aspect anti-idéologique."

"Guerre aux isolés. Ils s'abêtissent." (Jérémie, 50,36)

"Désordre, brouhaha, gesticulation véhéments, allées et venues incessantes, ainsi se présente le Beth Hamidrach : la maison d'étude qui tient lieu de synagogue, et aussi, à de nombreuses occasions, de salle à manger. Les étudiants du Talmud n'ont pas la quiétude du moine. Le silence n'est pas la règle ; sur les tables rarement alignées, pêle-mêle, en plus des Guémarot, foisonnent des livres de la Tora, de Maïmonide, du Choulkhan Aroukh ; des livres ouverts empilés les uns sur les autres.

Les étudiants - assis, debout, un genou sur le banc ou la chaise - sont penchés sur les textes du Talmud : l'un à côté de l'autre, mais plus généralement l'un en face de l'autre, ils lisent à haute voix, se balançant d'avant en arrière, de gauche à droite, ponctuant les articulations difficiles du raisonnement avec de larges gestes du pouce, frappant frénétiquement les livres ou la table, voire l'épaule du compagnon d'étude, feuilletant avec fébrilité les pages des commentaires pris et remis rapidement dans les rayons de l'immense bibliothèque qui fait le tour de la salle. Les protagonistes de cette "guerre du sens" essayent de comprendre, d'interpréter, d'expliquer. Rarement d'accord, heureusement, sur le sens du passage étudié, ils vont consulter le Maître qui explique, prend position sur les thèses proposées, et calme pour un instant le combat passionné des consultants. Sur une table, plus loin, un étudiant s'est endormi, les bras croisés sur son texte du Talmud ; à côté de lui, un autre sirote un café et fume une cigarette en prenant un air méditatif, concentration nécessaire à la suite de l'étude. Tout bouge ! Le Beth Hamidrach connaît une effervescence ininterrompue où, de jour comme de nuit, résonnent les voix, le bruissement infini de l'étude.

Si nous avons tenu à donner cette description de la maison d'étude, c'est qu'elle nous semble révélatrice de la pensée talmudique, c'est-à-dire son aspect anti-idéologique.

En une typologie rapidement esquissée, on peut opposer le monde "unidimensionnel" au monde "bidimensionnel".

Le monde talmudique est bidimensionnel, et c'est en cela qu'il est foncièrement anti-idéologique. Le talmudiste - le "vrai" - ne dit jamais : "Nous" ; et il n'a pas, non plus, le droit de dire : "Le Talmud dit..."

Il peut dire : "Il existe une opinion dans le Talmud qui énonce... mais il existe aussi dans un même temps une opinion qui dit juste le contraire..."

La première chose que remarque le lecteur du Talmud est l'importance du dialogue dans la mise en chantier de la pensée. Rares sont les sujets sans controverses, à tel point que lorsqu'on parle d'une "notion" on dit : Malhoquèt ploni véploni, c'est-à-dire "discussion entre tel (Maître) et tel (Maître)". La pensée talmudique est souvent formulée de manière polémique entre : Hillel et Chamaï, Rav et Chmouel, Rav Houna et Rav Hisda, Abayé et Rava, Rabbi Yohanan et Rèch Laquich, etc.

Dans la Mahloquèt, la conciliation n'est pas recherchée. Si l'on veut utiliser le terme de dialectique - souvent employé pour la démarche talmudique - il faut parler de "dialectique ouverte", car aucune synthèse, aucun troisième terme ne vient supprimer la contradiction. "Tout ne s'apaise pas dans le Même, dans l'identité de l'identique et du non identique." La Mahloquèt est une façon de dire et de penser le refus de la synthèse et du système : antidogmatisme qui, seul, rend possible une vérité vivante.

A propos des discussions talmudiques, le Talmud dit : "Les paroles des uns et des autres sont paroles du Dieu-vivant."

Il faut comprendre cette phrase sous une forme conditionnelle : "S'il y a paroles des uns et paroles des autres, alors ce sont là des paroles du Dieu-vivant, et, de ce fait, paroles vivantes." Le rôle de la Malhoquèt est de déjouer la satisfaction, de déjouer "le savoir où la pensée se montre toujours à son échelle".

Mieux, la Malhoquèt nous mène sur le chemin d'une pensée non conceptuelle. En effet, dans la pensée conceptuelle, le divers se rassemble dans la présence de la représentation ; acceptant la synchronie, il confirme son aptitude à entrer dans l'unité d'un genre ou d'une forme : tout se laisse penser ensemble : "Pensée de la Présence". Pensée du "Tout-est-présent-ici-et-maintenant".

La Malhoquèt, elle, montre justement que tout ne peut se résoudre au "Même", tout ne peut se prêter à la synchronie et à la synthèse, que la perception n'est pas seulement un com-prendre et un "saisissable".

La Malhoquèt fait éclater la structure immanente de la pensée synthétique et réductrice ; elle ébranle la quiétude d'une vérité une, vérité qui s'endort et s'oublie à force de ne plus être pensée.

La Malhoquèt est la seule possibilité pour l'événement de la pensée de se déployer en une "pensée pensante".

La Malhoquèt : combat contre la "pensée pensée", c'est-à-dire contre la mort de la pensée, et, comme le dit le "Maharal" de Prague, contre la mort.

En effet, dans le mot Malhoquèt, on peut lire M-hlq-t, qui signifie que la dualité refuse au mot "mort" (Mèt) la possibilité de se constituer. La structure logique de la Malhoquèt est celle du Livre. Ecriture et effacement (trace), dire et dé-dire.

Dès qu'un Maître propose une pensée, son interlocuteur l'ébranle de sa position, de sa positivité : déstabilisation incessante, pensée athétique (non réifiante) qui résiste à la synchronisation, ménageant ainsi un séjour à l'infini."

(Marc-Alain Ouaknin, Le Livre brûlé, Philosophie du Talmud, "La Mahloquèt ou le dialogue nécessaire", Ed. du Seuil, 1994, p. 132 et suiv.)

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