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Rudolf Otto, Le sacré, l'élément non rationnel dans l'idée du divin et sa relation avec le rationnel, traduit de l'allemand par André Jundt, PBP, 1995

Le "numineux" : 

"Le sacré est tout d'abord une catégorie d'interprétation et d'évaluation qui n'existe, comme telle, que dans le domaine religieux. sans doute, elle passe dans d'autres domaines, par exemple dans l'éthique, mais elle n'en provient pas. cette catégorie est complexe ; elle comprend un élément, d'une qualité absolument spéciale, qui se soustrait à tout ce que nous avons appelé rationnel, est complètement inaccessible à la compréhension conceptuelle et, en tant que tel, constitue un arrêton, quelque chose d'ineffable. Il en est de même du beau, dans tout autre domaine.

1. Cette affirmation apparaît d'emblée comme fausse si le sacré était ce que signifie le mot dans certaines locutions employées par les philosophes et habituellement aussi par les théologiens. Nous avons en effet pris l'habitude d'user du terme de sacré en lui donnant un sens complètement figuré qui n'est en aucune façon le sens primitif. Nous entendons ordinairement par ce mot un prédicat d'ordre éthique, synonyme d'absolument moral et de parfaitement bon. c'est ainsi que Kant appelle "volonté sainte" (Einen heiligen Willen), la volonté dont le devoir est le mobile et qui obéit sans fléchir à la loi morale ; ce serait donc simplement la volonté morale parfaite. C'est ainsi que l'on parle du caractère sacré du devoir ou de la loi, quand on n'a en vue rien de plus que sa nécessité pratique et son caractère universellement obligatoire. Dans de telles expressions le mot de sacré n'a pas son sens exact. Sans doute, il inclut tout cela, mais il contient manifestement un surplus dont nous avons le sentiment et qu'il s'agit de considérer isolément. En fait, c'est avant tout ce surplus que désignaient à l'origine le terme de sacré et ses équivalents dans les langues sémitiques, en grec et en latin et dans d'autres langues anciennes ; quant à l'élément moral, ou il ne s'y trouvait en aucune façon, ou, quand il s'y trouvait, ce n'était ni d'emblée ni, en aucun cas, exclusivement. Puisque, dans l'esprit de notre langue, une signification morale s'attache toujours au terme de sacré, il sera utile de trouver un nom spécial pour l'élément particulier que nous examinons. Nous nous en servirons au moins provisoirement, au cours de notre étude, pour désigner le sacré, abstraction faite de son élément moral et, ajoutons-nous, de tout élément rationnel.

L'élément dont nous parlons et dont nous essayerons de donner quelque connaissance en le faisant pressentir apparaît comme un principe vivant dans toutes les religions. Il en constitue la partie la plus intime et, sans lui, elles ne seraient plus des formes de la religion. Sa vitalité se manifeste avec une vigueur particulière dans les religions sémitiques et parmi elles, à un degré encore supérieur, dans les religions bibliques. Là il possède un nom qui lui est propre de Qadoch auquel correspondent Hagios et Sanctus ou plus exactement Sacer. Assurément, dans trois langues, ces mots impliquent l'idée du bien et du bien absolu, considérée au plus haut degré de son développement et dans sa maturité ; nous les traduisons alors par "sacré". Mais ce sacré n'est que le résultat final de la schématisation graduelle et de la saturation éthique d'un sentiment originaire et spécifique. Il est possible que cet élément soit neutre par lui-même à l'égard de ce qui est d'ordre éthique et puisse être examiné pour lui-même. Il est hors de doute qu'à l'origine de ce développement toutes ces expressions signifiaient autre chose que ce qui est bon. C'est un point généralement admis aujourd'hui par les exégètes. On reconnaît avec raison une interprétation rationaliste dans le fait de traduire Qadoch simplement par bon.

2. Il convient donc de trouver un nom pour cet élément pris isolément. Ce nom en fixera le caractère particulier, il permettra de plus d'en saisir et d'en indiquer aussi, éventuellement, les formes inférieures ou les phases de développement. Je forme pour cela le mot : le numineux. Si lumen a pu servir à former lumineux, de numen on peut former numineux.

Je parle d'une catégorie numineuse comme d'une catégorie spéciale d'interprétation et d'évaluation et, de même, d'un état d'âme numineux qui se manifeste lorsque cette catégorie s'applique, c'est-à-dire chaque fois qu'un objet a été conçu comme numineux. Cette catégorie est absolument sui generis ; comme toute donnée originaire et fondamentale, elle est objet non de définition au sens strict du mot, mais seulement d'examen. On ne peut chercher à faire comprendre ce qu'elle est qu'en essayant de diriger sur elle l'attention de l'auditeur et de lui faire trouver dans sa vie intime le point où elle apparaîtra et jaillira, si bien qu'il en prendra nécessairement conscience. On peut joindre à ce procédé celui d'indiquer ses rapports ou son opposition caractéristique avec des phénomènes qui se présentent dans d'autres domaines mieux connus de la vie spirituelle. On ajoute alors : "Notre X n'est pas identique à ceci, mais il s'en rapproche ; il s'oppose à cela. N'en as-tu pas maintenant, de toi-même, l'idée ?" En d'autres termes, notre X ne peut être objet d'enseignement proprement dit ; il ne peut être qu'excité, éveillé, comme tout ce qui procède de l'esprit."

Le sacré, l'élément non rationnel dans l'idée du divin et sa relation avec le rationnel, traduit de l'allemand par André Jundt, PBP, 1995 (pp 19-21)

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