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Le trou noir du "prédicat"

"C'est dans les noms (Namen) que nous pensons." (Hegel)

"A quoi cela sert-il, la grammaire ?

C’est une question que je me suis souvent posée en enseignant la grammaire à mes CM.

Il y a des choses qui me semblent évidentes : identifier le sujet permet d’accorder le verbe. Identifier un COD permettra d’accorder le participe s’il le COD est antéposé, étiqueter un adverbe permet de savoir qu’il est invariable. Bon.

Mais à quoi cela sert-il de distinguer un CCM d’un CCL ? A quoi cela sert-il de distinguer un adjectif attribut d’un épithète ? A quoi cela sert-il d’apprendre aux élèves à ne pas confondre le COD et l’attribut du sujet, qu’ils accordent très bien sans savoir l’étiqueter (sic !) ? A part l’argument des langues flexionnelles (pour choisir le bon cas - accusatif, nominatif…- quand on traduit la phrase en latin, par exemple), je n’ai jamais eu trop de réponses à mes questions existentielles" (une professeure des écoles)

Le mot "prédicat" a un sens très précis dans l'histoire de la pensée occidentale. Soit la phrase : "Socrate est mortel". Socrate est le sujet, "est" est la copule et "mortel" est le prédicat du sujet Socrate.

En aucun cas "est mortel" ne constitue le prédicat de Socrate, comme les élèves de terminale et les étudiants, chaperonnés par  la grammaire nouvelle auront désormais tendance à le penser.

"est mortel" ne se rattache pas à la notion de prédicat, mais à la distinction entre le thème (ce dont on parle) et le propos (ce que l'on en dit). La notion de prédicat appliquée indifféremment à tout ce qui suit le verbe, que ce soit un verbe d'état ou d'action, qu'il soit essentiellement ou accidentellement transitif ou intransitif, ne permet absolument pas de comprendre la différence entre "Socrate est mortel" et "Socrate mange une pomme".

Il est d'ailleurs significatif que la professeure des écoles dont je cite les propos plus haut, après s'être extasiée sur la notion de "prédicat" s'interroge sur l'utilité (ah ! l'utilité...) de distinguer entre un attribut du sujet et un complément d'objet direct. 

Justement, tout le problème est là !

Pourquoi, sous prétexte que la grammaire traditionnelle (Lhomond) relèverait au moins en partie de l'étiquetage ou que "les choses ne sont pas si simples" comme en témoigne l'existence de "sujets" grammaticaux impersonnels qui ne "font pas l'action" ("Il pleut") ou bien la différence entre "Pierre est venu" et "C'est Pierre qui est venu" ou bien le fait qu'il existe des compléments circonstanciels essentiels : "Je vais à Paris" - devrait-il nous interdire d'enseigner pour commencer des choses simples, comme la différence essentielle entre la "nature" et la "fonction" d'un mot dont les trois quarts des élèves n'ont jamais entendu parler en entrant en sixième ?

Doit-on interdire d'enseigner la géométrie euclidienne sous prétexte qu'il existe des géométries non-euclidiennes ? Doit-on s'interdire d'enseigner les rudiments de notre culture sous prétexte qu'ils n'existent pas dans d'autres cultures ? Doit-on s'interdire d'enseigner sous prétexte que "tout est relatif" ?

A l'occasion de l'apparition de ce "trou noir" qui remplace désormais tout ce qui suit le verbe dans la phrase et dont je puis affirmer, ayant les élèves de primaire en aide aux devoirs, qu'il ne s'agit pas d'une "fake news", je remets ici un article déjà ancien : "La grammaire pourquoi faire ?" dont je m'aperçois qu'il est plus que jamais d'actualité :

La France a (avait) la particularité d'enseigner la logique aux élèves, dès l'école primaire, à travers l'enseignement de la grammaire de l'abbé Lhomond, adoptée par la Constituante pour servir dans toutes les écoles de France et de Navarre ; Lhomond s'étant inspiré de la Logique de Port-Royal, elle-même issue de la tradition de la pensée grecque (Aristote, bien entendu, les stoïciens, Thomas d'Aquin et les grands scolastiques).

Note : L'enseignement de la grammaire n'est pas propre à la France. Il n'existe pas aux Etats-Unis, mais il est pratiqué en Italie (selon Alain Bentolila, de façon encore plus approfondie qu'en France) et en Espagne. 

Alexandre Koyré a montré que la logique d'Aristote était une transposition des catégories grammaticales de la langue grecque (sujet, attribut...), et on peut en dire autant de sa métaphysique (par exemple la notion d'upokaimenon qui a donné la notion de substance) ; en privant les élèves de grammaire, c'est de tout ce riche héritage dont vous les privez, y compris, comme l'a montré Hannah Arendt, dans La crise de l'éducation,  de la possibilité de le critiquer.

Derrière cette entreprise peut se cacher une volonté politique (Mussolini, Pétain) de ne pas donner au peuple le moyen de penser et/ou de faire en sorte que chacun reste bien à sa place ou bien le scepticisme d'un Philippe Meirieu ou d'une Evelyne Charmeux, qui aboutit, en faisant l'économie de la militarisation de la société à un résultat identique, ce qu'Antonio Gramsci avait parfaitement compris.

La prise en main totalitaire va toujours de pair avec une volonté d'appauvrir la parole en appauvrissant la langue. On s'attaque d'abord au squelette (le fondement de la logique : principe d'identité, de non contradiction et de tiers-exclu dont on paye très cher le mépris en politique : voir Orwell, "la paix c'est la guerre, l'amour c'est la haine"...), puis à la chair et aux muscles : le vocabulaire, la littérature, la philosophie, la poésie...

L'opposition entre les apprentissages "mécaniques" et les apprentissages "intelligents" est une dichotomie spécieuse, typique du pédagogisme.

Une chose est de dire que "la grammaire n'est pas un but en soi" et qu'il faut comprendre ce que l'on apprend, une autre qu'il est inutile d'apprendre les règles de grammaire ; nous sommes passés de la première idée (juste) à la seconde (fausse)...

... Encore que pour Hegel, ce qu'il nomme, dans sa justification de la grammaire scolaire "l'apparence de la stupidité" ne soit pas à écarter ; les musiciens qui font des gammes comprennent très bien la raison d'être de la "stupidité" des gammes.

Le point de vue de Hegel :

A ce moment mécanique de l’apprentissage de la langue, se relie, d’ailleurs, aussitôt, l’étude de la grammaire, dont la valeur ne peut pas être prisée assez haut, car elle conditionne le commencement de la culture logique - c’est là un point que j’évoque encore pour finir, parce qu’il semble être presque tombé dans l’oubli.

La grammaire a, en effet, pour contenu, les catégories, les productions et déterminations propres de l’entendement ; c’est donc en elle que l’on commence à apprendre l’entendement lui-même. Ces essentialités les plus spirituelles avec lesquelles, la première, elle nous familiarise, sont quelque chose on ne peut plus compréhensible pour la jeunesse, et il n’y a assurément rien de plus spirituel qui soit plus compréhensible qu’elles, car la force encore sans ampleur qui est propre à cet âge ne peut accueillir ce qui comporte une riche multiformité ; or, ces abstractions dont nous venons de parler sont ce qui est totalement simple. Elles sont, en quelque sorte, les lettres singulières et, à vrai dire, les voyelles du domaine spirituel, par lesquelles nous commençons,  pour apprendre à l’épeler, puis à le lire.

Ensuite, la grammaire les expose aussi d’une manière appropriée à cet âge, en tant qu’elle enseigne à les différencier au moyen de marques auxiliaires extérieures que la langue contient la plupart du temps elle-même ; de la même façon qu’il est mieux que chacun puisse différencier rouge et bleu sans pouvoir indiquer les définitions de ces couleurs selon l’hypothèse newtonienne ou une autre théorie, cette connaissance dont on vient de parler est, pour commencer, suffisante, et il est de la plus haute importance d’avoir été rendu attentif à ces différences. Car, si les déterminations de l’entendement, puisque nous sommes des êtres d’entendement, sont en nous, et si nous les comprenons immédiatement, la première culture  consiste à les avoir, c’est à dire à avoir fait d’elles un objet de la conscience et à pouvoir les différencier par des marques.

G.W.F. Hegel, Discours du 29 Septembre 1809, in Textes pédagogiques, traduits et présentés par Bernard Bourgeois, 1990, Vrin, Paris, p. 85-86. Traduction légèrement remaniée.

Le point de vue d'Antonio Gramsci...

Quelques mois avant de mourir, dans ses Cahiers de prison, Antonio Gramsci dénonce ceux qui voulaient restreindre ou faire disparaître l’enseignement de la grammaire normative : les fascistes, alors au pouvoir. 

Grammaire et technique :

Peut-on poser le problème pour la grammaire comme pour la « technique » en général ? La grammaire est-elle seulement la technique de la langue ? En tout cas, la thèse des idéalistes, surtout la thèse gentilienne (allusion à Giovani Gentile, alors ministre de l'Education de Benito Mussolini, cf. note), de l’inutilité de la grammaire et de son exclusion de l’enseignement scolaire est-elle justifiée ?

Si l’on parle (on s’exprime avec des mots) d’une façon historiquement déterminée pour des nations ou pour des aires linguistiques, peut-on se passer d’enseigner cette « façon historiquement déterminée » ?

Une fois admis que la grammaire normative traditionnelle est insuffisante, est-ce une bonne raison pour n’enseigner aucune grammaire, c’est-à-dire pour ne se préoccuper d’aucune façon d’accélérer l’apprentissage de la manière de parler déterminée d’une certaine aire linguistique, mais de laisser « apprendre la langue dans le langage vivant » ou autres expressions de ce genre employées par Gentile ou par les gentiliens ?

Il s’agit au fond d’une forme de libéralisme des plus extravagantes et des plus biscornues. Différences entre Croce et Gentile. D’habitude, Gentile s’appuie sur Croce, en en exagérant jusqu’à l’absurde quelques positions théoriques. Croce soutient que la grammaire ne fait partie d’aucune des activités spirituelles théoriques élaborées par lui, mais il finit par trouver dans la « pratique » la justification d’un grand nombre d’activités niées d’un point de vue théorique : Gentile exclut aussi de la pratique, dans un premier temps, ce qu’il nie théoriquement, quitte à trouver ensuite une justification théorique aux manifestations pratiques les plus dépassées et les plus injustifiées techniquement.

Doit-on apprendre « systématiquement » la technique ? Il est arrivé que la technique de l’artisan de village s’oppose à celle de Ford. On apprend la « technique industrielle » de bien des façons : artisans, pendant le travail de l’usine lui-même, observant comment les autres travaillent (et donc avec une plus grande perte de temps et d’énergie et seulement partiellement) ; dans les écoles professionnelles (dans lesquelles on apprend systématiquement tout le métier, même si quelques-unes des notions apprises ne doivent servir qu’un petit nombre de fois dans la vie, et même jamais) ; par la combinaison des différentes manières, avec le système Taylor-Ford qui crée un nouveau type de qualification et de métier limité à des usines déterminées, et même à des machines ou à des moments du processus de production.

La grammaire normative, que l’on ne peut concevoir séparée du langage vivant que par abstraction, tend à faire apprendre l’ensemble de l’organisme de la langue déterminée et à créer une attitude spirituelle qui rend apte à s’orienter toujours dans le domaine linguistique (voir la note sur l’étude du latin dans les écoles classiques).

Si la grammaire est exclue de l’école et n’est pas « écrite », on ne peut pas l’exclure, pour autant, de la « vie » réelle, comme on l’a déjà dit dans une autre note : on exclut seulement l’intervention organisée et unitaire dans l’apprentissage de la langue et, en réalité, on exclut de l’apprentissage de la langue cultivée la masse populaire nationale, puisque la couche dirigeante la plus élevée, qui parle traditionnellement le « beau langage » , transmet cette langue de génération en génération, à travers un processus lent qui commence avec les premiers balbutiements de l’enfant sous la direction des parents, et qui se poursuit dans la conversation (avec ses « on dit ainsi » , « on doit dire ainsi » , etc.) toute la vie : en réalité, on étudie « toujours » la grammaire par l’imitation des modèles admirés.  

Il y a, dans la position de Gentile, beaucoup plus de politique qu’on ne le croit et beaucoup d’attitude réactionnaire inconsciente, comme du reste on l’a noté d’autres fois à d’autres occasions ; il y a toute l’attitude réactionnaire de la vieille conception libérale, il y a un « laisser faire, laisser passer » qui n’est pas justifié comme il l’était chez Rousseau (et Gentile est plus rousseauiste qu’il ne le croit) par l’opposition à la paralysie de l’école jésuite, mais il est devenu une idéologie abstraite et « anhistorique » .

Note sur Giovanni Gentile : philosophe italien, ancien ministre de l’éducation (qu’il a réformée dans un sens “antipositiviste et anti-Lumières”), théoricien du fascisme, rédigea le Manifeste des Intellectuels du fascisme (1925).

Note sur la Logique de Port-Royal : Pour Arnaud (surnomme "le grand Arnauld") et Nicole, logiciens de l'abbaye de Port-Royal (XVIIème siècle), la logique est un art de penser : c'est "l'art de bien conduire sa raison dans la connaissance des choses, tant pour s'instruire soi-même que pour en instruire les autres". De ce point de vue, les termes du langage sont des "idées", les propositions des "jugements". Un raisonnement correct est "vrai", en même temps que valide, c'est-à-dire qu'il établit des relations convenables (indéterminées par leur contenu) entre les idées. Cet "art de penser" qui tend à confondre formes logiques (formes du langage) et structures rationnelles, sera enseigné jusqu'au début du XXème siècle.

Note sur Antoine Arnaud (1612-1634) : Théologien janséniste. Exclu de la Sorbonne en 1656 à l'occasion de controverses impliquant le jansénisme, il se retire à l'abbaye de Port-Royal. Il dut s'exiler par la suite en Flandre, puis aux Pays-Bas. Auteur, avec Lancelot, de la Grammaire générale et raisonnée (1660), et avec Pierre Nicole de la Logique ou l'art de bien penser, Arnaud s'est inspiré de Descartes pour effectuer, à partir de la langue naturelle, une analyse des structures rationnelles de la pensée. Principaux écrits :La Logique (dite) de Port-Royal (1662)

 

 

 

 

 

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