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Retour sur l'affaire Matzneff

J'ai modifié mon article initial à la suite de discussions sur Agoravox. Je remercie les participants pour leurs remarques, ainsi que le site.

"Malheur à celui par qui le scandale arrive !" (Matthieu,18.1)

Marion Sigaut vait parfaitement compris, pas la semaine dernière, mais il y a 20 ans !... le « système Matzneff » et elle était une des rares personnes dont il avait peur.

Mais Marion Sigaud n'a pas été une victime de Gabriel Matzneff. C’est le livre de Vanessa Springora qui a mis le feu aux poudres. Sans lui Matzneff aurait coulé des jours heureux jusqu’à sa mort, ponctués de soupers fins avec les représentants de « l’élite » parisienne et de séjours proustiens sur la Riviera italienne. 

Jusqu’à présent, nous n’avions que son point de vue à lui et pas celui d’une de ses victimes. 

La psychologie de ce genre de personnages est difficile à saisir (on me dit que c'est un "pervers narcissique" et que les psychiatres et les juges d'instruction connaissent bien, eux, ce genre de profil). Il semble incapable d’éprouver du remords, de réfléchir aux conséquences de ses actes, de se mettre à la place des autres. Il se vante de ce dont on devrait avoir honte. J’ai lu trois livres de lui (Le taureau de PhalarisLa diététique de Lord ByronIvre du vin perdu et des extraits insoutenables des Carnets noirs sur Internet) et je me suis lassé.

L'espèce d’indulgence dont bénéficient les écrivains dans ce pays a été dénoncé par Denise Bombardier dans les années 90, rappelant opportunément que la littérature n'excusait pas tout, lors d'une mémorable séquence d'Apostrophe chez Bernard Pivot,

Mais le fait est que Matzneff a échappé à des poursuites qu’auraient déclenchées le même comportement venant, mettons, d’un plombier, d’un garagiste ou d’un professeur.

Mais il est vrai que les garagistes, les plombiers, les gilets jaunes, les professeurs... se promènent rarement avec un blanc seing du Garde des sceaux dans leur proche.

Je trouverais son comportement « dégueulasse », quoi qu’il ait écrit et bien sûr s'il n'avait jamais rien écrit, mais il y a un lien chez lui entre ce qu’il a écrit et ce qu’il a fait et il s’agit de comprendre ce lien autrement qu’en répétant, comme Cécile Dutheil de la Rochère dans L'hibernation (smiley !), qu’il est « répétitif » (après tout, Shakespeare, Flaubert, Dostoïevsky, Modiano (je ne le mets pas sur le même plan !)... disent ou semblent dire, eux aussi, toujours la même chose)

Ce qui est répétitif chez Matzneff, ce n'est pas le fait qu'il parle toujours de la même chose (ce qu'il appelle "l'amour"), mais qu'il en parle toujours de la même manière, c'est l'évocation répétée d'actes sexuels stéréotypés avec des centaines de partenaires interchangeables (des filles et des garçons mineurs) que l'on retrouve chez un écrivain presque aussi médiocre, mais fou authentique et authentique réprouvé : le marquis de Sade.

Ce qu'il faut bien appeler le "système Matzneff", c'est le réinvestissement au sens boursier du terme de ses aventures pédophiles dans ses écrits et en particulier dans ses Carnets noirs et s'il fallait mettre un terme à ce système, c'était non seulement au nom de la morale, mais aussi au nom de la littérature.

"Le sot projet qu'il a eu de se plaindre disait injustement Pascal de Montaigne". Mais Montaigne ne bassinait pas son lecteur avec l'étalage de son ineffable supériorité : "Voyez comme je suis beau, intelligent, cultivé, comme je baise bien (?), comme je suis libre et différent de vous, "par-delà le bien et le mal", pauvres idiots qui ne partagez pas mes "passions hérétiques", qui fabriquez du pain, qui réparez les routes, qui videz les poubelles, qui ne dînez pas avec Philippe Solers ou Frédéric Beigbeider, qui apprenez à lire et à écrire aux enfants au lieu de les sodomiser...

Matzneff, en dépit qu'il en ait et contrairement à ce qu'il croit et voudrait faire croire n'est pas un grand écrivain ; tout juste un chroniqueur mineur du siècle dernier.

Il n'est ni Shakespeare, ni Chateaubriand, ni Flaubert, ni Dostoïevski, ni même, quoi qu'il en pense, Lord Byron et il n'aura jamais la dimension tragique d'un Oscar Wilde parce qu'il n'a jamais été capable d'une vraie relation passionnelle relativement égalitaire avec une personne adulte, comme celle d'Oscar Wilde avec lord Alfred Douglas et qu'il s'est toujours arrangé pour faire souffrir en souffrant le moins possible.

Ce que Matzneff appelle "l'amour", ce n'est pas la rencontre d'un ou d'une autre, c'est la domination de l'autre, sa négation en tant qu'autre, c'est le fait d'exiger de l'autre qu'il joue un rôle écrit d'avance, toujours le même, dans un scénario pervers écrit par lui et dont il a touché pendant des années les droits d'auteurs chez Gallimard.

Si le fond et la forme sont inséparables en littérature, le côté narcissique, fabriqué, superficiel, poussif et faisandé devrait se vérifier dans la forme.

Le rôle d’un critique littéraire qui voudrait étudier Matzneff, serait donc de s’attacher à montrer que la prose de Matzneff ressemble à ces dragées empoisonnées que le marquis de Sade donnait aux prostituées qu’il rencontrait dans la rue et d’en faire l’analyse chimique.

A propos de Gabriel Matzneff, comme, en son temps de Louis-Ferdinand Céline, se pose l'éternelle question des rapports entre la littérature et la morale.

Les uns voudraient que la littérature soit au service de la morale, comme la philosophie, du temps de saint Thomas d'Aquin était au service de la théologie, les autres que les deux n'aient rien à voir.

Mais si on ne doit pas juger une oeuvre en fonction de la vie de l'auteur et de son caractère plus ou moins "édifiant", on peut et on doit juger le contenu de l'oeuvre et faire la part, par exemple, entre les écrits ouvertement antisémites de Céline et Le voyage au bout de la nuit ou qui font ouvertement l'apologie de la pédophilie chez Matzneff et les autres, pour autant qu'il y en ait.

Il faut distinguer le comportements des auteurs et les œuvres qui font ouvertement l'apologie d'une grave déviance qui relève du droit pénal et leurs autres écrits qui relèvent de l'appréciation morale et de la critique littéraire. Gide, Montherlant (hormis sa correspondance avec Roger Peyrefite), et même Goethe, parait-il, étaient attirés par les "moins de vingt ans", mais leurs œuvres ne font pas explicitement l'apologie de la pédophilie et parlent en général d'autre chose. Il n'en est pas de même de l'oeuvre de Gabriel Matzneff ou de Tony Duvert où tout gravite, comme une obsession, autour de ce thème.

Louis-Ferdinand Céline et Lucien Rebatet étaient antisémites et ont collaboré avec les nazis, mais Le voyage au bout de la nuit, ou Les Deux étandards ne sont pas ouvertement antisémites.

Il y a des limites légales à ce qu'on appelle "la liberté d'expression" parce qu'il y a aussi des limites morales et je ne suis pas de ceux qui réclament la liberté absolue pour les écrivains.

Mais la campagne actuelle d'indignation autour de Gabriel Matzneff en dit long sur le milieu intellectuel parisien et sur une partie de l'opinion.

Après s'être rendu complice d'un écrivain qui faisait l'apologie de la pédophilie et du tourisme sexuel, la quasi totalité du milieu éditorial, journalistique, littéraire et intellectuel, avec une hypocrisie et une lâcheté qui donnent la nausée, se détourne désormais de lui en se bouchant le nez et laisse, quand elle ne l'incite pas, l'opinion publique qu'elle a contribué à égarer, réclamer sa mort sociale, voire son élimination physique.

J'ai écrit ici même un article que je crois sans équivoque sur le témoignage de Vanessa Springora dans lequel je condamne fermement le comportement passé de Gabriel Matzneff, mais je m'interroge sur cette campagne.

Pourquoi ? Parce que rien n'est plus suspect que l'unanimité. Car derrière l'unanimité, il y a les accusation rituelles et derrière les accusations rituelles, il y a le lynchage... Il y a une communauté humaine rassemblée contre un seul pour régler ses conflits, ses haines, ses violences et pour chercher à s'en délivrer miraculeusement. 

Le mouvement d'indignation actuel autour de Gabriel Matzneff ne fait que confirmer le rôle que joue l'imitation dans les collectivités humaines et qui explique ces mouvements de balancier entre apologie et condamnation, aussi violents qu'irrationnels.

"La vraie morale se moque de la morale", disait Pascal. La sexualité et le plaisir ne sont pas condamnables. Ce qui est immoral, c'est de violer ce que Kant appelait "le principe d'humanité", c'est-à-dire de traiter l'autre comme un moyen et non comme une fin. C'est en cela que Gabriel Matzneff a mal agi.

Il faut le dire et le redire et on a raison de le faire. Mais doit-on pour autant souhaiter sa déchéance sociale, voire sa mort ?

La condamnation de Gabriel Matzneff doit-elle servir à faire oublier les errances passées de toute une génération et à absoudre ceux qui se sont rendus complices de l'auteur des Moins de seize ans ?

Son cas doit-il servir à résoudre les problèmes collectifs par la violence sacrificielle dont René Girard a bien expliqué le mécanisme dans La violence et le sacré ?

Peut-on réduire un être humain à ses errances, peut-on le condamner en lui refusant toute chance de se racheter ? Notre société laïcisée ignore ce qu'est le péché, mais aussi le pardon.

Même s'il est fort possible qu’il soit encore en train de rouler tout le monde dans la farine avec ses airs de chien battu.

Même s'il n'a pas conscience de la conséquence de ses actes et qu'il ne le sera jamais. Même s'il n'est pas capable d'éprouver des regrets, voire des remords et de demander pardon et bien que sa conduite relève d'un système et non d'un égarement.

Doit-on enfermer Matzneff dans une catégorie psychique comme le font certains experts-psychiatres, une essence qui expliquerait tout (pervers narcissique) ou au contraire lui accorder, comme à tout un chacun, une part de libre-arbitre et de conscience morale ?

Comme le dit Vassili Grossman, cité par Alain Fienkelkraut dans Un cœur intelligent,  "condamner un homme est une chose redoutable, même s'il s'agit du plus redoutable des hommes." (Tout passe)

La régulation de la sexualité dont Jean-Claude Guillebaud a montré dans La Tyrannie du plaisir qu'elle n'était pas le monopole du christianisme, existe dans toutes les sociétés (on la retrouve chez les Grecs, chez les Romains, chez les Amérindiens, dans les codes babyloniens, etc), à cause des dangers réels qu'elle implique - notamment la rivalité, la contagion de la violence et les traumatismes liés à la séduction précoce - et de la nécessité de poser des limites. 

En cela, Gabriel Matzneff, comme la plupart des intellectuels "post-soixante-huitards" s'est montré bien naïf et bien superficiel, comme il a joué avec le feu en se plaçant dans la situation sacrificielle de don Juan et l'on sait comment finit ce "personnage de papier" dans le Festin de Pierre  de Tirso de Molina, dans la pièce de Molière et dans l'opéra de Mozart.

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle son oeuvre me semble bien moins intéressante que celle d'un Michel Houellebecq.

Mais est-ce une raison de souhaiter sa mort et en quoi le suicide éventuel de Gabriel Matzneff réglera-t-il le problème ?

Notre société deviendra-t-elle plus respectueuse des autres, protégera-t-elle mieux les plus fragiles ? Y aura-t-il moins d'incestes dans les familles, moins de pédophilie, moins de féminicides ?

Le vent de retour à la "common decency", chère à George Orwell, en espérant qu'il ne tourne pas au pire : l'ordre moral et le puritanisme, qui souffle désormais en Amérique et en Europe, au risque de jeter la suspicion sur l'ensemble des relations humaines et de les rendre impossibles, est-il le prélude à une nouvelle ère de respect entre les hommes et les femmes ou envers les plus fragiles ?

On voudrait bien le croire et on ne peut évidemment que le souhaiter, mais on ne peut que s'interroger sur le sens et la valeur de ce mouvement "unanime" d'indignation tardive.

Le livre de Vanessa Springora, et ce n'est pas le moindre de ses mérites, aura révélé les effets désastreux de l'absence du père dans sa vie personnelle et dans la société contemporaine en général. Il est grand temps de réhabiliter la figure non pas uniquement symbolique comme le voulait Lacan chez qui le père est prétexte à ses éternels  jeux des mots ("Les non dupes errent") et joue le rôle d'un simple opérateur algébrique, mais réelle du père et de l'aider à jouer tout son rôle au sein de la société et de la famille, sans en revenir au patriarcat.

Qu'est-ce qu'un pédophile ? Le contraire d'un père. Si le mouvement d'indignation actuel est le prélude à un retour des pères, alors je m'associe de tout cœur, mais sans vouloir ni demander pour autant la peau de celui par qui "le scandale est arrivé", à ce mouvement d'indignation.


 



 

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