Thomas Nagel, Qu'est-ce que tout cela veut dire ? Une très brève introduction à la philosophie, 1987, traduit de l'anglais (américain) par Ruwen Ogien, Editions de l'éclat, 2015.
L'ouvrage : Une introduction à la philosophie doit être philosophique. Elle peut aussi renouveler le genre. Thomas Nagel pense qu'il n'y a pas de meilleure façon d'apprendre quelque chose de la philosophie que de privilégier les questions : " Avant d'apprendre un tas de théories philosophiques, il vaut mieux, dit-il, avoir été intrigué par les questions auxquelles ces théories essayent de trouver une réponse. " Comment savons-nous quoi que ce soit ? Les autres esprits, le problème corps-esprit, le sens des mots, le libre arbitre, le bien et le mal, la justice, la mort, le sens de la vie : telles sont les neuf questions que Thomas Nagel se propose d'examiner ici, avec le souci légitime de les laisser ouvertes. (source : sens critique)
L'auteur : Thomas Nagel, né à Belgrade (Serbie) le 4 juillet 1937, professeur de philosophie et de droit à l'université de New York. Son article le plus célèbre "Quel effet cela fait-il d'être une chauve-souris ?" (« What is it like to be a bat ? ») défend l'irréductibilité de la conscience, de l'expérience subjective, à l'activité cérébrale. Nagel a produit plusieurs contributions importantes en philosophie morale et politique. Il défend, en méta-éthique, l'existence de raisons morales impartiales. Il est diplômé de l'université Cornell en 1958, de l'université d'Oxford en 1960, et devient docteur en philosophie de l'université Harvard en 1963. Il est un membre du comité de rédaction de l'Encyclopædia Britannica. Nagel est lauréat du Prix Balzan (2008) pour la philosophie morale. Livres traduits en français : 1983 Mortal Questions, en français Questions mortelles; 1993 What Does It All Mean? : A Very Short Introduction to Philosophy, en français Qu'est ce que tout cela veut dire ? : Une très brève introduction à la philosophie 1993 The View from Nowhere, en français Le Point de vue de nulle part (source : babelio)
L'extrait à étudier :
"Lorsque vous déclarez que vous auriez pu prendre une pêche au lieu du gâteau au chocolat, vous voulez peut-être dire, en partie au moins, que ce que vous avez fait n'était pas déterminé d'avance, comme il est déterminé d'avance que le soleil se lèvera demain. Avant votre choix, il n'y avait ni forces ni processus à l'œuvre, qui rendaient inéluctable le fait que vous alliez choisir le gâteau au chocolat.
(...) Car s'il était vraiment déterminé d'avance que vous alliez choisir le gâteau, comment pourrait-il être vrai aussi que vous auriez pu choisir un fruit ? Il serait vrai que rien ne vous aurait empêché de prendre une pêche, si c'est une pêche que vous aviez choisi au lieu du gâteau. Mais avec ces "si" là, vous ne dites pas la même chose que lorsque vous affirmez que vous auriez pu choisir une pêche tout court.
(La) somme totale de toutes les expériences, désirs, savoirs d'une personne, la constitution qu'il a héritée, les circonstances sociales et la nature du choix auquel elle est confrontée, ajoutés à d'autres facteurs, que nous ne connaissons peut-être pas, se conjuguent pour rendre inévitable, dans (des circonstances précises), une action particulière.
Ainsi au moment où vous êtes en train de décider pour votre dessert, il était déjà déterminé, par les nombreux facteurs qui agissent sur vous, que vous alliez choisir le gâteau. Vous n'auriez pas pu avoir choisi la pêche, même si vous pensiez que vous auriez pu : le processus de décision n'est rien d'autre que le déploiement dans votre esprit d'un résultat déjà déterminé (...) Votre choix fut déterminé par la situation qui a immédiatement précédé, et cette situation fut elle-même déterminée par celle qui l'a précédé, et ainsi de suite, aussi loin que vous voulez remonter (...)
Aussi libre que vous puissiez vous sentir lorsque vous choisissez entre fruit et gâteau ou entre deux candidats aux élections, vous ne pourriez en réalité, faire qu'un seul choix dans ces circonstances - bien que, si les circonstances ou vos désirs avaient été différents, vous auriez fait un choix différent."
(Thomas Nagel, Qu'est-ce que cela veut dire ?, 1987, traduit de l'anglais (américain) par Ruwen Ogien, Editions de l'éclat, 2015, p.62-65)
Questions :
1. Le texte s'ouvre sur l'exemple d'un choix simple entre 2 desserts. Imaginons que le choix soit opéré par une personne qui a décidé de faire attention à son régime. Pourquoi se trouverait-elle prise de regret en ayant opté pour le chocolat et pas le fruit ? Sur quel raisonnement repose son sentiment ?
2. "Mais avec ces "si" là, vous ne dites pas la même chose que lorsque vous affirmez que vous auriez pu choisir une pèche, tout court." L'auteur précise ici que l'introduction de conditionnel (le "si") ne suffit pas à prouver la liberté qui, elle, consisterait à choisir "tout court", c'est tout. Pour quelle raison cette précision de l'auteur est effectivement un argument qui valide l'idée que nos choix n'en sont pas vraiment ? Qu'est-ce qui ne va pas dans le raisonnement qui consiste à s'estimer libre en prenant pour argument un conditionnel ?
3. Le texte se termine par la conclusion que seules des conditions différentes à celles qui se sont présentées pourraient donner des décisions différentes de celles qui ont été effectivement prises. De ce point de vue, pourquoi le sujet de la question 1 a-t-il tort de se sentir coupable d'avoir pris du chocolat et pas un fruit ?
4. En réfléchissant bien, il est possible de différencier le fait d'avoir le choix et de faire un choix ; il est possible de faire un choix et néanmoins ne pas avoir le choix. En reprenant l'exemple des desserts, expliquez cette différence.
Eléments de réponse :
I. Une personne qui aurait décidé de faire attention à son régime aurait, en toute logique, choisi le fruit. En effet, une pêche est plus légère, plus diététique qu'un gâteau au chocolat. Ayant choisi le gâteau plutôt que la pêche, la personne est prise de remords car elle réalise qu'elle a cédé à la gourmandise (à une pulsion), au lieu de faire preuve de volonté et de raison.
Son sentiment de regret, voire de remords, repose sur le raisonnement implicite ou explicite suivant : "J'avais décidé de faire attention à ma santé en suivant un régime. J'avais le choix, pour mon dessert, entre une pêche et un gâteau au chocolat et j'ai choisi le gâteau.
J'avais la liberté de prendre la "bonne décision" en choisissant le fruit au lieu du gâteau, le choix du gâteau n'étant pas déterminé à l'avance comme un événement naturel tel le lever du soleil (dont on est sûr qu'il se produira) et je n'ai pas tenu mes résolutions.
II. L'auteur examine un choix entre deux possibilités : un fruit (A) ou un gâteau (B). S'il est vrai que le choix entre A et B n'est pas déterminé à l'avance, j'aurais pu (conditionnel passé) choisir A, plutôt que B. Or j'ai choisi B, alors que j'aurais pu tout aussi bien choisir A.
L'auteur montre que ce raisonnement n'est pas correct, qu'il ne prouve pas la liberté (le libre arbitre).
Dans la mesure où j'ai choisi B (le gâteau), il n'y a plus de "si". Je n'aurais pas pu choisir autre chose que le gâteau.
Comparer : "Je choisis le gâteau." (présent de l'indicatif) et "J'aurais pu choisir le fruit." (conditionnel passé)
On ne peut pas s'estimer libres de nos choix en prenant pour argument un conditionnel, puisque le choix est à l'indicatif présent (je choisis le gâteau) et non au conditionnel passé (j'aurais pu choisir la pêche).
L'erreur de raisonnement réside dans le fait d'examiner la liberté de choix avant la prise de décision (a priori) et non après (a posteriori).
III. Selon l'auteur, nous croyons agir librement (choisir par exemple librement entre un fruit et un gâteau), alors que nous ignorons complètement ou partiellement les raisons de notre choix : nous sommes plutôt guidés par le désir que par la volonté éclairée par la raison, ou, pour parler comme Freud, par le principe de plaisir, plutôt que par le principe de réalité.
Le choix du gâteau montre que nos décisions sont déterminés par un enchaînement de causes (que nous connaissons imparfaitement) et auxquelles il nous est impossible de nous soustraire.
On est tenté d'affirmer que le sujet de la question n°1 a tort de se sentir coupable d'avoir pris le gâteau et pas le fruit, parce qu'il n'aurait pas pu échapper à l'enchaînement des causes (au déterminisme) qui l'ont poussé inéluctablement à choisir le gâteau. Il ne semble pas logique de se sentir coupable d'un acte que l'on n'aurait pas pu ne pas accomplir. En échange, sans préjuger du résultat, on peut mettre le sujet en garde contre l'illusion de se croire libre, alors qu'il ne l'est pas.
Ceci dit, on peut considérer que les regrets ou les remords du sujet de la question n°1 ne sont pas complètement dénués de valeur morale (éthique) : a) le sujet reconnaît que son choix n'était pas indifférent, qu'il a fait le "mauvais" choix (la liberté, selon Descartes, n'est pas la liberté d'indifférence, mais celle de choisir le bien) ; b) ce même regret est susceptible d'entrer dans une chaîne de causalité future et l'inciter à choisir la pêche plutôt que le chocolat.
Note : Si l'on remplace "choisir le gâteau au chocolat" par "agresser une vieille dame dans la rue pour lui voler son sac", on voit tout de suite que la question de la liberté de choix recoupe celle de la responsabilité. Ce n'est pas parce que quelqu'un n'a pas pu agir autrement qu'il ne l'a fait (n'avait pas la liberté de choix) qu'il n'est pas (pénalement) responsable de ce qu'il a fait. Hegel a fait remarquer dans Les principes de la philosophie du Droit que la sanction pénale était liée à la reconnaissance de la dignité de la personne comme étant perfectible ("libre" de ne plus faire ce qu'elle a fait), alors qu'en la déclarant "irresponsable", on nie cette perfectibilité.
IV. Il y a une différence essentielle entre le fait d'avoir le choix et celui de faire un choix.
a) "avoir le choix" : si l'on reprend l'exemple des desserts, j'ai le choix entre un gâteau et une pèche.
b) "faire un choix" : je choisis soit le gâteau, soit la pêche.
Selon l'auteur, j'avais la possibilité (mais non la liberté) de choisir entre le gâteau et la pêche. Cependant, je n'avais pas le choix de ne pas choisir le gâteau si j'ai choisi le gâteau.
Tout le monde a entendu parler du paradoxe de l'âne (théorique) de Buridan (inventé en réalité par Spinoza) qui, placé entre un seau rempli d'eau et un autre, rempli d'avoine et incapable de choisir entre les deux, ayant autant de raisons de choisir l'eau que de choisir l'avoine, mourut de faim et de soif. Or il est peu probable qu'un âne ou même un homme réel, placé dans la même situation, réagisse de la même manière. Le besoin de boire étant plus intense et plus vital que celui de manger, il est probable qu'un âne (ou un homme) placé dans la même situation commencera par se désaltérer avant d'assouvir sa faim.
La liberté de choisir n'est pas la "liberté d'indifférence". Je ne choisis pas indifféremment le gâteau ou la pêche, mais j'ai des raisons (des mobiles) puissants, voire irrésistibles, que je connais ou que je ne connais pas qui m'ont poussé à choisir le gâteau et non la pêche.
Prolongements et conclusion :
La liberté ne consiste pas à agir sans cause (sans raison, sans mobile, sans motif), à échapper à la causalité, au déterminisme (tout effet suppose une cause qui le précède)
L'acte libre ne se comprend pas a priori, avant d'être réalisé, mais a posteriori (après). On ne peut juger de la plus ou moins grande liberté d'un acte qu'une fois qu'il a été accompli.
On ne peut donc pas savoir si on était libre de ne pas choisir le gâteau, tant qu'on n'a pas choisi la pêche.
La liberté absolue est une illusion (la colombe, explique Emmanuel Kant, est incapable de voler dans le vide ; elle a besoin de la résistance de l'air), mais nous pouvons prendre plus ou moins conscience des causes qui nous font agir.
Une personne qui aimerait le chocolat, mais qui serait allergique au chocolat et saurait que le chocolat lui est néfaste, aurait l'air d'obéir à sa raison plutôt qu'à ses pulsions (ses désirs) en choisissant la pêche et on pourrait la considérer comme plus "libre" qu'une autre, allergique également, qui choisirait malgré tout le chocolat, tout en sachant aussi bien que l'autre les dangers qu'il représente pour sa santé.
Mais on ne peut pas dire que le second était "libre" de choisir la pêche, pas plus qu'on ne peut dire que le premier était "libre" de choisir le chocolat. Tout ce que l'on peut dire c'est que celui qui a choisi la pêche et non le chocolat était moins "dépendant" du chocolat que celui qui a choisi le chocolat et non la pêche.
Cet exemple montre que l'information ne suffit pas, ni la volonté, puisque, aussi informées l'une que l'autre des méfaits du chocolat sur leur santé, l'une a "choisi" la pêche, alors que l'autre a quand même "choisi" le chocolat.
La liberté (toujours relative) suppose donc l'information, la volonté et la réflexion, bien qu'elles ne suffisent pas, comme le montrent les exemples du tabagisme (on peut vouloir s'arrêter de fumer et tout savoir sur les dangers du tabac et n'en continuer pas moins à fumer), de l'alcoolisme, de la toxicomanie et de la folie du chocolat !
Comme le dit Spinoza, nous nous croyons libres, alors que nous ignorons les causes (raisons, mobiles) qui nous font agir.
Certes, mais serions-nous plus libres si nous connaissions mieux les causes (mobiles) de nos actions ?
Note : Nous serions toujours soumis au déterminisme (à l'enchaînement des causes et des effets) et nous avons vu plus haut que la connaissance ne suffit pas. Il faut aussi "travailler sur soi-même" ou avoir recours à des méthodes comme l'hypnose pour se libérer d'une addiction telle que le tabac. On pourra dire dans ce cas que l'on s'est libéré du tabac.