Victor Hugo, Soleils couchants - Le blog de Robin Guilloux
L'auteur : Victor Hugo est un poète, dramaturge, écrivain, romancier et dessinateur romantique français, né le 7 ventôse an X (26 février 1802) à Besançon et mort le 22 mai 1885 à Paris. I...
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22 avril 1829
Soleils couchants
Le soleil s'est couché ce soir dans les nuées ;
Demain viendra l'orage, et le soir, et la nuit ;
Puis l'aube, et ses clartés de vapeurs obstruées ;
Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s'enfuit !
Tous ces jours passeront ; ils passeront en foule
Sur la face des mers, sur la face des monts,
Sur les fleuves d'argent, sur les forêts où roule
Comme un hymne confus des morts que nous aimons.
Et la face des eaux, et le front des montagnes,
Ridés et non vieillis, et les bois toujours verts
S'iront rajeunissant ; le fleuve des campagnes
Prendra sans cesse aux monts le flot qu'il donne aux mers.
Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête,
Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux,
Je m'en irai bientôt, au milieu de la fête,
Sans que rien manque au monde immense et radieux !
Victor Hugo, Les Feuilles d'automne, 1831
L'auteur :
Victor Hugo est un poète, dramaturge, écrivain, romancier et dessinateur romantique français, né le 7 ventôse an X (26 février 1802) à Besançon et mort le 22 mai 1885 à Paris. Il est considéré comme le chef de file du mouvement romantique.
L'œuvre :
Les Feuilles d'automne est un recueil de 40 poèmes de Victor Hugo publié en 1831. Il regroupe en particulier six poèmes appelés "Soleils couchants".
Le thème du poème :
Le poème évoque le motif traditionnel de la fuite du temps.
Le genre du poème :
Le poème est composé de quatre strophes de quatre vers en dodécasyllabes (alexandrins) en rimes croisées (a-b-a-b)
Les registres :
Lyrique : Dans la dernière strophe le poète exprime des sentiments personnels à la première personne du singulier : "Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête"
Elégiaque : Dans la dernière strophe, le poète évoque la fuite du temps et exprime sa tristesse et sa lucidité face à la vieillesse et à la mort.
Note : L’élégie est considérée comme un genre au sein de la poésie lyrique, en tant que poème de longueur et de forme variables caractérisé par un ton plaintif particulièrement adapté à l’évocation d’un mort ou à l’expression d’une souffrance due à un abandon ou à une absence.
Argumentatif : la dernière strophe débute par le connecteur argumentatif "mais" (conjonction de coordination) qui exprime l'opposition entre l'éternité cyclique de la nature et la condition humaine, éphémère et irréversible.
La situation d'énonciation :
Le poète s'adresse au lecteur pour partager avec lui un sentiment universel : "Ah ! Insensé qui croit que je ne suis pas toi".
Les types de textes :
Le poème est à la fois descriptif et narratif (description animée). La dimension narrative s'appuie sur des verbes d'action au sens figuré dans les trois premières strophes : "se coucher", "venir", "s'enfuir", "passer", "s'aller rajeunissant", "prendre sans cesse", "donner".
Les champs lexicaux :
La nature : "soleil", "nuées", "orage", "soir", "nuit", "aube", "vapeurs", "mers", "monts", "fleuves", "forêts", "eaux", "montagnes", "bois", "campagnes", "flots".
Le mouvement : "s'est couché", "viendra", "s'enfuit", "passeront", "s'iront", "prendra", "donne", "je passe", "je m'en irai". Verbes d'action au sens figuré dans les trois premières strophes.
La vieillesse, la mort : "courbant plus bas", "refroidi", "je passe", "je m'en irai" (euphémisme pour je mourrai)
Les figures de style :
Polysyndète (figure grammaticale) : "et le soir, et la nuit" - "Puis l'aube, et ses clartés de vapeurs obstruées, puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s'enfuit"
Note : le polysyndète est une figure par laquelle on multiplie volontairement les mots de liaison, notamment les conjonctions (et) et les adverbes (puis), alors que la grammaire ne l'exige pas.
Prosopopée : "Comme un hymne confus des morts que nous aimons"
Note : la prosopopée est une figure par laquelle l'auteur prête la parole à un absent, à un être inanimé ou à un mort.
Personnifications, allégories (figures lexicales) : "pas du temps qui s'enfuit" (le temps est comparé à un être humain), "les jours passeront", "ils passeront en foule", "la face des mers", "la face des monts", la face des eaux", le front des montagnes", "ridés et non vieillis", "et les bois toujours verts s'iront rajeunissant", "le fleuve des campagnes prendra sans cesse aux monts le flot qu'il donne aux mers", "soleil joyeux", "monde radieux".
Les énumérations, les personnifications et l'emploi de verbes d'action au sens figuré communique dans les trois premières strophes une intense impression de dynamisme et de mouvement.
Enumérations et anaphores : le soleil, l'orage, le soir, la nuit, l'aube, la nuits, les jours, sur la face des mers, sur la face des monts, sur les fleuves d'argent, sur la forêt, Et la face des eaux, et le front des montagnes, et les bois toujours verts.
Oxymore : "refroidi sous ce soleil joyeux"
Comparaison : "Comme un hymne confus des morts que nous aimons" ; les jours qui passent sur la face des mers, des monts, des forêts et des fleuves sont comparés à un hymne confus.
Euphémisme : "je m'en irai" (pour je mourrai)
Les temps et les modes et leur valeur d'aspect :
Passé composé de l'indicatif : "le soleil s'est couché"
Futurs de l'indicatif : "viendra", "passeront" (deux fois), "s'iront rajeunissant", "prendra", "je m'en irai" (futur proche exprimant l'inéluctable, contrairement aux autres occurrences)
Présent de l'indicatif : "pas du temps qui s'enfuit", "où roule", "qu'il donne", je passe, "sans que rien manque"
Le passé composé évoque une action passée ancrée dans la situation d'énonciation, le futur évoque une action à venir avec une valeur d'habitude (les mêmes phénomènes se répéteront à l'avenir (à partir du présent du locuteur) encore et encore, de façon cyclique et éternelle. Le présent a une valeur d'énonciation et/ou de vérité générale : "je passe" (je suis passant, mon essence est de passer).
Nous ne percevons pas le temps "en soi", mais le changement, ce qui faisait dire à Platon que "le temps est l'image mobile de l'éternité immobile". Le temps est appréhendé à partir de la conscience humaine comme passé, présent et avenir sous l'horizon de la mort, l'homme étant le seul animal qui sait qu'il va mourir.
Victor Hugo reprend le thème de "l'homo viator" = l'homme n'est que de passage, il est un voyageur sur la Terre, que l'on trouve aussi chez le poète grec Hésiode : "L'homme est semblable à la race des feuilles", sauf que, contrairement aux arbres, il ne se renouvelle pas, alors que les arbres renouvellent leur feuillage.
Le texte comporte une majorité de verbes au futur de l'indicatif, l'alternance du futur, du passé et du présent de vérité générale (gnomique) traduit le caractère cyclique et éternel des phénomènes naturels. Dans la dernière strophe, le présent d'énonciation ("je passe") le futur proche ("je m'en irai") et le présent de caractérisation ("sans que rien ne manque") traduisent le caractère éphémère, transitoire de la vie humaine.
Les connecteurs :
connecteurs temporels : "ce soir", "puis" (trois fois), "tous les jours", "sans cesse", "sous chaque jour" (connecteur spatial suivi d'un connecteur temporel), "bientôt".
connecteurs spatiaux : "dans les nuées", "sur" (trois fois), "sous" (sous ce soleil joyeux), "au milieu" (au milieu de la fête)
connecteurs de liaison : "et" (quatre fois) ; le "et" du syntagme "ridés et non vieillis" a une valeur adversative (ridés mais non vieillis), "sans que" (sans que rien manque au monde , immense et radieux)
connecteurs argumentatifs : "mais" (Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête)
Types de phrases :
Phrases déclaratives, deux phrases exclamatives (ponctuation expressive) : Le soleil s'est couché... pas du temps qui s'enfuit !", "Mais moi... sans que rien manque au monde immense et radieux !"
Structure des phrases :
Le poème comporte quatre phrases, une par strophe. La disproportion entre la nature éternelle et l'homme éphémère est matérialisée par le nombre inégal de strophes consacré à chacun des thèmes : trois strophes consacrées à la nature et une seule à l'homme.
Il faut également remarquer les enjambements qui renforcent cette impression d'immensité et de pérennité aux vers 2,3, 4, 6,7,9,10,11 et le fait qu'il n'y a pas d'enjambements dans la dernière strophe, dont les vers 2 et 3 sont disloqués par des virgules, imitant un vieillard qui marche avec peine : "Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux..." ; "Je m'en irai bientôt, au milieu de la fête".
Modalisateurs :
"s'enfuit", "confus", "aimons", "ridés et non vieillis", "toujours" (toujours verts) "rajeunissant" (s'iront rajeunissant), "sans cesse" (prendra sans cesse aux monts le flot qu'il donne aux mers), "courbant" (courbant plus bas ma tête), "refroidi (refroidi sous ce soleil joyeux), "joyeux" (soleil joyeux), "bientôt", "fête" (je m'en irai bientôt au milieu de la fête), "fête", "rien" (sans que rien manque au monde immense et radieux), "immense", radieux".
Introduction :
La nature, la fuite du temps : les thèmes poétiques sont plus ou moins toujours les mêmes. C'est la manière de les traiter qui fait l'originalité d'un poème. "Soleils couchants" de Victor Hugo (1802-1885), chef de file du romantisme, est extrait du recueil Les Feuilles d'automne, paru en 1831, suite de quarante pièces dominées par le thème de la mélancolie.
Dans ce poème, Victor Hugo évoque de façon poignante le contraste insupportable entre le renouvellement cyclique et éternel de la nature et le caractère éphémère d'une vie humaine.
De quelle façon ce poème évoque-t-il le motif traditionnel de la fuite du temps ?
Nous évoquerons dans une première partie la vision hugolienne de la nature, puis celle de la condition humaine.
Conclusion :
"Soleils couchants" exprime le dynamisme et le renouvellement éternel de la nature par de nombreux procédés grammaticaux ou lexicaux comme la polysyndète, l'anaphore, l'énumération, la personnification, l'utilisation de verbes d'action au sens figuré et l'emploi du futur.
Dans les trois premières strophes, contrairement à la conception romantique, la nature n'apparaît pas comme une mère aimante et un refuge providentiel, mais comme une réalité indifférente, voire une rivale éternellement victorieuse.
Dans la dernière strophe, le poète exprime à la première personne du singulier, dans un contraste déchirant, une tristesse et une lucidité amère face à la vieillesse et à la mort.
On retrouve la même tonalité lyrique et élégiaque de la dernière strophe chez d'autres auteurs comme Alphonse de Lamartine dans les Harmonies poétiques et religieuses.
Remarques sur la conception hugolienne de la nature :
Comme l'a fait remarquer Hannah Arendt, la conception romantique de la nature (Arendt fait notamment allusion à Hölderlin), renoue avec la notion grecque de "Phusis". Pour les anciens grecs la nature est dynamique, cyclique, mais éternelle et donc divine, contrairement à la vie humaine qui est irréversible, linéaire et éphémère.
Cette conception de la nature ne correspond pas aux données de la science actuelle, au moins depuis le XVIIème siècle : les montagnes n'ont pas toujours eu le même aspect, les océans, les mers, les fleuves n'ont pas toujours été là où nous les voyons aujourd'hui. Il y a une histoire de la géologie comme il y a une histoire de l'univers et même le Soleil n'est pas éternel. La nature - encore faudrait-il distinguer entre les êtres vivants et les choses inanimées, entre le monde minéral, végétal et animal dont l'homme fait partie - ne semble éternelle qu'à l'échelle d'une vie humaine.
Cependant, la reproduction permet aux individus de se perpétuer charnellement et spirituellement dans l'espèce, ce que Victor Hugo n'évoque pas dans ce poème, mais indirectement dans d'autres poèmes du recueil quand il parle de ses petits enfants ("Lorsque l'enfant paraît").
Il y a également une forme d'accès à l'immortalité à travers la création artistique, notamment littéraire et poétique. Ce n'est pas un hasard si les académiciens s'appellent des "immortels" et portent un habit vert bordé de feuilles de laurier.
Pour Hugo, comme pour Rimbaud, par exemple dans "Le dormeur du Val", la nature est une réalité essentiellement qualitative. On pourrait rapprocher la conception hugolienne de la nature de celle de Jacob Boehm : "L'image de la nature entièrement qualitative de Boehm, explique Marx, constitue en quelque sorte un pôle diamétralement opposé aux sciences naturelles mathématiques telles que les concevaient Galilée et Newton (...) Boehm remonte - bien que souvent sous une forme étrangement anachronique et anthropomorphe - à l'aspect pré-bourgeois de la nature, où tout est jaillissement et qualité ; elle est conçue spéculativement, comme un devenir dialectique fait d'ombre et de lumière."
"Parmi toutes les qualités inhérentes à la matière, le mouvement est sans doute la première et la plus insigne, mais pas seulement comme mouvement mécanique et mathématique, mais plus encore comme pulsion, esprit de vie, dynamisme, comme tourment ("Qual") de la matière, pour employer un terme de Jakob Boehm. Les formes primitives de ces derniers sont des forces essentielles, vivantes, individualisantes, produisant des différences spécifiques. Chez Bacon, son premier créateur, le matérialisme recèle encore d'une manière naïve les germes d'une évolution universelle. La matière sourit à l'homme dans son éclat poétique et sensuel..."
(Karl Marx, La Sainte famille, cité par Ernst Bloch, "La Philosophie de la Renaissance", Petite bibliothèque Payot, chap. 6 : Jakob Boehm, pp. 81-82)