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Montesquieu, Lettres persanes, (Lettre 30), Comment peut-on être persan ? commentaire composé
Montesquieu, Lettres persanes, (Lettre 30), Comment peut-on être persan ? commentaire composé
Montesquieu, Lettres persanes, (Lettre 30), Comment peut-on être persan ? commentaire composé

Introduction :

"Comment peut-on être Persan ?" Cette phrase célèbre est tirée des Lettres persanes, roman épistolaire publié anonymement en 1721 par Charles Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu, penseur politique, philosophe et écrivain français des Lumières. Il y fait la satire de la société française de la Régence, vue par des Persans. 

Cette lettre, la trentième, se moque de la curiosité des Parisiens et dénonce avec humour leur ethnocentrisme. 

Problématique : Comment l'auteur montre-t-il le caractère superficiel de la curiosité des Parisiens ?

Plan du texte : nous étudierons dans une première partie les marques de l'épistolaire, puis la façon dont se manifeste cette curiosité, puis en quoi cette curiosité est superficielle.

I. Une lettre pleine d'esprit :

1. les marques de l'épistolaire

Le texte se présente sous forme d'une lettre adressé par Rica à un compatriote resté à Smirne et rédigée à Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712. Il s'agit d'une date fictive qui renforce l'impression d'exotisme. Les lettres sont apparemment toutes datées conformément à un calendrier lunaire qui, comme l’a démontré Robert Shackleton, correspond en fait au nôtre, par simple substitution de noms musulmans, comme suit : Zilcadé (janvier), Zilhagé (février), Maharram (mars), Saphar (avril), Rebiab I (mai), Rebiab II (juin), Gemmadi I (juillet), Gemmadi II (août), Rhégeb (septembre), Chahban (octobre), Rhamazan (novembre), Chalval (décembre). Donc la lettre est du 7 Décembre 1712. La lettre est censée être rédigée par un voyageur Persan. C'est évidemment Montesquieu lui-même qui tient la plume. 

Une plume particulièrement alerte où les marques de la présence du locuteur sont omniprésentes, ce qui donne au texte un aspect lyrique : "lorsque j'arrivai", "je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel", "tous voulaient me voir", "si je sortais, si j'étais au Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former, un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs se former autour de moi", "qui m'entourait", "si j'étais au spectacle", "je trouvais", "jamais homme n'a été tant vu que moi", "je souriais, je me voyais multiplié..."

2. Le comique : 

Montesquieu emploie le registre comique qui a pour but de faire rire, de divertir en représentant les travers et les défauts des hommes et au-delà du rire suscité, de corriger leurs défauts : "Il existe plusieurs types de comique, comique de gestes : "Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel ; vieillard, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir". Rica se moque de la naïveté des Parisiens ; comique de parole (et de caractère) : "Il faut avouer qu'il a l'air bien Persan" ; "Ah ! ah : monsieur est Persan ? C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ?". Comique de situation : "Je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu."

II. Une satire de la société parisienne :

1. Le panurgisme des Parisiens :

Le champ lexical de la vue est particulièrement présent dans le texte  : "regardé", "voir", "se mettre aux fenêtres", "voir", "spectacles", "lorgnettes", "vu", "je me voyais", "vu", associé à celui du théâtre : "spectacles", "lorgnettes dressées contre ma figure" et de Paris : "Tuileries", "spectacles". "Je fus regardé", "jamais homme ne fut aussi vu que moi" : les nombreuses tournures passives montrent que  Rica est considéré comme un objet.

La figure la plus utilisé est l'hyperbole : "une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance", "je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel", "vieillard, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir", "si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi", "les femmes même faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs qui m'entourait", "je trouvais cent lorgnettes dressées contre ma figure", "enfin, jamais homme n'a tant été vu que moi", "je trouvais de mes portraits partout, "je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées".

La phrase : "Les femmes même faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait" et l'ordre dans lequel les Parisiens et les Parisiennes sont cités ("vieillards, hommes, femmes, enfants") montre que la lettre de Rica n'est, pas, elle non plus, dénuée de préjugés.

Cette figure, associée à l'emploi du présent de vérité générale (gnomique), puis de l'imparfait itératif et au rythme ternaire de la phrase : "si je sortais... si j'étais... si j'étais...", permet de créer un effet de comique, comme si tous les habitants de Paris se mettaient à s'imiter les uns les autres comme des moutons de Panurge et à ressembler à des automates ("le comique, c'est de la mécanique plaquée sur du vivant" disait Bergson). Les vieillards qui sont supposés plus sages, imitent les femmes et les enfants.

Le narrateur suggère que Rica se met à ressembler à un paon qui fait la roue : "si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait".

Il suggère également que la curiosité des Parisiens prend une tournure impolie, indiscrète et agressive : "je trouvais cent lorgnettes dressées contre ma figure" et que Rica devient un objet de commerce : "je trouvais de mes portraits partout", "je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées". Le voilà à l'origine, à son corps défendant, de la fabrication en série de "produits dérivés".

2. l'ethnocentrisme des Parisiens :

Le registre comique est associé au registre satirique qui concerne tous les énoncés dans lesquels on critique une personne, une situation ou une idée en s'en moquant ou en la tournant en ridicule, ou bien encore lorsqu'on  dénonce de manière particulièrement acerbe les défauts d'un individu ou d'une société. 

Ici, la "curiosité qui va jusqu'à l'extravagance" et, derrière cette curiosité, l'absence de reconnaissance de l'altérité, c'est-à-dire l'ethnocentrisme qui consiste à "voir le monde et sa diversité à travers le prisme privilégié et plus ou moins exclusif des idées, des intérêts et des archétypes de notre communauté d'origine, sans regard critique sur celle-ci". 

Les Lettres persanes, Lettre 30 (1721) - Montesquieu

III. Une expérience décisive :

1. La popularité à l'épreuve de la raison :

Mais s'il se laisse l'espace d'un moment, peut-être, griser par l'admiration qu'il suscite, il se reprend bien vite : "Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et, quoique j'aie une très bonne opinion de moi, je ne me serais pas imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville, où je n'étais point connu". On passe de l'indicatif au subjonctif, c'est-à-dire à des faits envisagés par l'esprit.

Il va chercher au moyen d'une expérience ce qui lui vaut cette curiosité : "Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore, dans ma physionomie, quelque chose d'admirable".

Le syntagme nominal "pour voir" reprend le champ lexical de la vue, mais dans un tout autre sens. Le mot "voir" signifie ici faire l'essai. Il ne s'agit plus de "voir" avec les yeux du corps, mais avec les yeux de l'esprit. Rica se comporte en philosophe : il met sa popularité à l'épreuve de la raison et de la science "pour voir s'il resterait encore dans sa physionomie quelque chose d'admirable". Sa démarche  se révèle désastreuse pour sa vanité : du jour au lendemain, plus personne ne s'intéresse à lui, il entre "tout à coup dans un néant affreux", mais il en ressort grandi car cet essai "lui fait connaître ce qu'il vaut vraiment".

Le second paragraphe, à partir de "Tant d'honneurs  ne laissent pas d'être à charge" est marqué par la réflexion, le retour à la réalité. Rica réfléchit à ce qui lui arrive et tente une expérience pour savoir à quoi tient l'intérêt que suscite sa personne, non pas à sa personne, mais à l'aspect le plus extérieur et le plus anecdotique de son être : son habit.

La figure de l'antithèse : "J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique ; car j'entrais tout à coup dans un néant affreux et la modalisation négative : "néant affreux" souligne ce passage du tout au rien.

Les connecteurs argumentatifs "quoique", "car", "mais" montrent que Rica ne se laisse pas emporter par la vanité, mais qu'il se met à réfléchir, qu'il passe, pour parler comme Kierkegaard, du stade esthétique où on se laisse griser par les sensations au stade éthique où l'on s'interroge sur leur valeur.

2. Du comique au  pathétique :

L'emploi du registre pathétique vise à émouvoir le lecteur en suscitant sa compassion. Il suppose de faire partager la douleur d'un personnage pour susciter l'empathie : "Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement". "Libre de tous les éléments étrangers - alors que ces ornements ne sont pas "étrangers" pour Rica, mais pour les Parisiens -, je me vis apprécié au plus juste", "j'entrai tout entier dans un néant affreux". Le syntagme nominal "éléments étrangers" montre que Rica a adopté la vision des Parisiens. Le mot "libre" suggère que Rica était auparavant à l'étroit, prisonnier de son image.

Rica passe brusquement, du jour au lendemain, du statut de "vedette" à l'anonymat : "je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie, sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche". Plus personne de s'intéresse à lui. 

Il fait semblant de se percevoir à travers le regard des Parisiens : "j'entrais tout à coup dans un néant affreux". Aux yeux des Parisiens, il n'est plus rien.

Nous sommes déjà dans la "société du spectacle" où la vedette du jour se hâte d'engranger son petit capital de popularité avant de retomber dans l'oubli. 

3. La contre épreuve :

Une contre épreuve va lui permettre de vérifier la validité de son hypothèse : si ma  popularité ne tient qu'à mon habit, enlevons mon habit et voyons ce qu'il advient de ma popularité : "mais si quelqu'un, par hasard, apprenait de la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : "Ha ! : ha ! monsieur est Persan ? C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ?"... Comme si l'on était responsable de sa nationalité. 

L'expérience et la contre-expérience de Rica prouvent donc que la curiosité des Parisiens ne portait pas sur sa personne, mais sur l'aspect le plus anecdotique de sa personne : son vêtement, le simple fait qu'il est persan et souligne l'aspect superficiel de cette curiosité qui réduit le signifiant au signifié. 

Conclusion :

La lettre de Rica est donc divisée en deux parties : dans la première, il montre l'engouement des Parisiens à son égard : il est l'objet de tous les regards, de toutes les attentions, dans la seconde partie, une fois qu'il a enlevé son habit, le voilà redevenu un homme ordinaire qui n'intéresse plus personne. Le désintérêt des Parisiens pour sa personne montre le caractère superficiel de cet engouement. Une contre épreuve montre que la curiosité des Parisiens n'est ravivée que par la révélation de sa nationalité : "Ah ! ah : monsieur est Persan ? C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ?"

Comment peut-on être persan ? Comment peut-on ne pas être Parisien, ne pas être Français ? Comment est-il possible d'être différent ? Les anthropologues du XXème siècle, Lévi-Strauss par exemple, dont Montesquieu et Montaigne sont les précurseurs prendront cette question au sérieux, refusant de réduire les différences au même.

Si l'intérêt pour "l'Autre" consiste en autre chose qu'à "l'examiner", muni ou non d'une lorgnette, en quoi consiste-t-il ? Pouvons-nous échapper totalement à l'ethnocentrisme ? Rica est-il un "vrai persan" ou un français façonné par l'idéal de "l'honnête homme" et donc une figure éminemment ethnocentrique ? Qu'est-ce qui distingue une culture d'une autre ? Qu'est-ce qui fait le propre d'une civilisation ? Pouvons-nous nous dispenser complètement de juger ? Quel serait un "regard juste" sur une autre civilisation ?  au "Chacun appelle "barbarie" ce qui n'est pas de son usage" de Montaigne fait écho la phrase de Montesquieu : "Comment peut-on être persan ?" 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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