Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Salomon Malka, Emmanuel Lévinas, La vie et la trace
Salomon Malka, Emmanuel Lévinas, La vie et la trace

Salomon Malka, Emmanuel Lévinas, La vie et la trace, Jean-Claude Lattès, 2002

Table des matières : Départ - Liminaire - Enfance -  Lieux : 1. Kaunas - 2. Strasbourg - Allô - 3. Fribourg-en-Brisgau - 4. Paris - 5. La captivité - La trace - 6. Les années Enio- 7. Le cours de Rachi - 8. La leçon talmudique - une rencontre - Visages : 1. le passeur et le météore - 2.  Le mauvais génie - 3. Le double et l'envers - Pour ainsi dire - 4. Le proche et le lointain - 5. L'archiviste et les précurseurs - 6. L'aristocrate et le cardinal - Lueurs - 7. le rite et le monde - 8. Montaigne et La Boétie - 9. Le nez de Gogol - Le thé - 10. La reconnaissance - 11. Lévinas et Jérusalem- Kippour - Notes - Remerciements - Bibliographie.

Salomon Malka, né le 4 octobre 1949 au Maroc est un journaliste et écrivain marocain et français. Diplômé d'études supérieures en sciences politiques, directeur de L'Arche, magazine du judaïsme français, il collabore également à de nombreux journaux comme La Vie, Le Monde des religions, et Marianne. Écrivain, élève et disciple d'Emmanuel Levinas, il lui a consacré une biographie, Levinas, la vie et la trace. Il est également l'auteur d'essais consacrés à Franz Rosenzweig et Vassili Grossman.

Emmanuel Levinas, né le 12 janvier 1906 à Kaunas et mort le 25 décembre 1995 à Paris, est un philosophe d'origine lituanienne naturalisé français en 1930. Il a reçu dès son enfance une éducation juive traditionnelle, principalement axée sur la Torah. Plus tard, il a été introduit au Talmud par l'énigmatique « Monsieur Chouchani ». La Torah enseignée par Levinas est dérivée de ses leçons. La philosophie de Levinas est centrée sur la question éthique et métaphysique d'autrui, caractérisé comme l'infini impossible à totaliser, puis comme l'au-delà de l'être, à l'instar du Bien platonicien, ou de l'idée cartésienne d'infini que la pensée ne peut contenir. Levinas étend ses recherches à la philosophie de l'histoire et à la phénoménologie de l'amour. Il est également l'un des premiers à introduire en France la pensée de Husserl et celle de Heidegger.

"Elève pendant trois décennies d'Emmanuel Lévinas, Salomon Malka aura consacré cinq années à cette enquête sans précédent.

Une enquête qui court de Vilnius, la "Jérusalem de l'est" au Paris d'avant-guerre, des séminaires de Davos à ceux de Louvain, des lambris du Vatican aux rues de Tel-Aviv, des couloirs de l'ENIO, l'école israélite, aux amphithéâtres de la Sorbonne.

Une enquête qui met en perspective les amitiés (Maurice Blanchot, Jean Walh), les transmissions (M. Chouchani), les influences (Rosenzweig, Husserl, Heidegger), les dialogues (Paul Ricoeur, Jacques Derrida, Jean-Paul II).

Une enquête qui embrasse la vie personnelle, de l'enfance aux années de camp, du travail solitaire à la reconnaissance universelle, en laissant parler famille, amis, collègues, étudiants.

Cette biographie unique, menée à la double et constante lumière du talmudiste et de la figure socratique que fut Emmanuel Lévinas, est aussi une fascinante traversée du siècle."

Liminaire :

Vingt ans s'écoulèrent après mes premières lectures de Difficile LibertéTotalité et Infini, Autrement qu'être, les oeuvres majeures d'Emmanuel Lévinas et avant que je ne résolve à tenter de nouveau d'écrire sur lui. Je connaissais l'homme depuis plus longtemps encore, depuis l'âge de mes dix-sept ans, alors que j'étais élève à l'ENIO. Le petit être énergique, comme une boule de nerfs, qui arpentait les couloirs, nous impressionnait. Il y avait ses coups de colère contre les jeunes filles dont les cheveux bouchaient les lavabos à l'internat. Les convocation pressantes à monter au quatrième étage pour se faire enguirlander. Ses emportements quand on ne descendait pas à l'office. Ses invitations à la table familiale pour les élus, le vendredi soir, et sa manière gourmande de désosser le poulet, ou de parler des gâteaux de chez Lenôtre. Sa démarche encore. Ses petits pas saccadés. Son "n'est-ce pas" à chaque bout de phrase. Son exemplaire du Monde qu'il rapportait tous les jours sous le bras, après déjeuner. Sa façon affectueuse de lever le regard sur la silhouette longiligne de l'ami de toujours, le Dr Henri Nerson, et les confidences qu'ils se sussuraient à l'oreille comme deux complices. Son regard que nous sentions derrière nous quand nous allions en groupe bavarder au café du coin ou quand nous faisions sagement le tour du pâté de maisons. Sa philosophie dans laquelle nous baignions sans vraiment nous en rendre compte et la sorte d'attention qu'il portait sans en avoir l'air, aux interrogations inquiètes de nos jeunes années, à notre désir d'être remarqués. Son entrée, le premier jours, pour le premier cours sur Platon et sa définition de la philosophie comme "science des naïvetés". Son expression répétée, qui m'avait tant frappé à l'époque : "Il faut jouer le jeu !" Ses premières suspicions contre ma personne - on me surnommait, allez savoir pourquoi "sartron" à l'école - jusqu'au moment où j'ai compris que je citais beaucoup trop Sartre à son goût. A moi comme à d'autres, tout cela pouvait sembler loin, et le souvenir qui devait en rester, celui en somme d'un directeur d'école plutôt austère et dont on savait peu de choses, sinon qu'il s'occupait par ailleurs d'écrire des livres que personne n'avait lus.

Nous arrivions pour la plupart, les internes en tout cas, du Maroc, quelques-uns du Liban ou d'Iran. Studieux, sérieux, mal dégrossis. Nous connaissions les prières par coeur. Nous savions déchiffer un commentaire de Rachi. L'univers biblique nous était familier et personne ne pouvait nous en remonter.

Ce qu'il avait bien pu nous apporter ? C'était difficile à percevoir sur le moment. En tout cas, personne ne le perçut alors, et à tout le moins, nous n'en parlions pas.

Puis il y eut, quelques années plus tard, la lecture de Difficile Liberté, sous forme de choc, de sortie du folklore, de la découverté d'une pensée qui prenait nos "vieilles choses" au sérieux, qui évoquait Martin Heidegger, Paul Claudel, Simone Weil... en les mesurant au plus intimes de nos textes. Comment dire le saisissement devant la hauteur où se tenait cette parole, cette écriture limpide au sein de laquelle on se prenait à relire, à souligner, à revenir ?

"On ne sépare pas un enseignement reçu d'un visage qui a été l'interlocuteur nécessaire", disait Lévinas en évoquant Husserl. On ne sépare guère plus les livres du lieu où ils vous ont saisi, des circonstances de leur lecture.

Il y eut donc cet éblouissement, dans une chambre d'une cité étudiante, rue Guy-Patin, dans le IXème arrondissement de Paris, où je découvrais pour la première fois Difficile Liberté, devant ma table de travail, annotant au crayon, soulignant chaque ligne de ces pages somptueuses où se disait l'être juif dans toutes ses dimensions, dans sa grandeur, dans sa misère, dans son quotidien, dans sa liturgie, dans ses ressorts, dans ses profondeurs. Soudain l'origine se ranimait.

J'avais quitté un dirceteur d'école bougon, dont on raillait le français aux accents slaves, et je retrouvais un penseur magnifique. Etait-ce vraiment la même personne ? Certains moments, j'en doutais.

Les années continuèrent à passer. Vint le deuxième choc, Totalité et Infini, lié dans le souvenir à l'un des plus beaux lieux de lecture, le bord de la mer, non loin de Montpellier. Comment pouvait-on lire Totalité et Infini à la plage ? Avant de partir en vacances, j'avais acheté, place de l'Odéon, dans une des librairies philosophiques, ce gros ouvrage à couverture bleu ciel, déconcertant dans sa facture et trop cher pour ma bourse, que publiaient les éditions Martinus Nijhoff. Et j'allais passer l'été à lire avec ardeur sans toujours ou tout comprendre mais sans cesser de me laisser porter comme par des vagues, avec le sentiment qu'à la fin, le même flot des mêmes phrases roulant sur les mêmes rives, tout finirait par entrer en connivence et s'éclairer.

La vie et la trace donc. De quoi est faite une vie philosophique ? A quoi ressemble une vie de philosophe ? J'ai voulu en savoir davantage, revisiter Lévinas vingt ans après ma découverte de l'oeuvre, trente après ma rencontre avec l'homme.

Afin d'éviter le double écueil de l'appropriation et de la paraphrase, j'ai décidé de chercher moins dans l'oeuvre elle-même que dans les archives, les témoignages des autres, les rencontres des proches, les marques des lieux où il est passé, les souvenirs des cours, tout ce qui garde sa mémoire et parle de lui.

Mais j'ai voulu savoir aussi ce que deviennent les morts. A l'image de cette promenade qu'évoque Gabriel Marcel dans la Dignité humaine et où, à l'âge de sept ou huit ans, il se demandait où s'en vont les défunts. On aimerait penser que la mort, oui, transforme la vie en destin. Qu'elle dépouille de tous les faux-semblants, qu'elle est une épure, qu'elle restaure la vérité des êtres. Qu'elle est cette épreuve même de la vérité. Et que ne restent des morts qu'un rapport profond que la disparition n'abolit pas.

Et, dans le même temps, chacun le sait bien depuis toujours, la mort est un abandon.

Aucune biographie n'est totale. Elle est toujours personnelle, soumise à ce titre à interprétations. Le posthume nous échappe. Il est disponible. On peut disposer de lui. Il est à tout lemonde. Il n'est à personne. Rien n'est assuré de la postérité d'une oeuvre. Tout est à reprendre encore et toujours. Et tout tient dans la faculté de maintenir les livres ouverts"

(Salomon Malka, Emmanuel Lévinas, la vie et la trace, p. 14-17)

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :