Dans cet essai, très proche des réflexions de Günther Anders, Hannah Arendt conteste que la conquête de l'espace soit susceptible d'accroître la dimension de l'homme. Plus encore, elle craint que l'orgueil de l'homme, par la prétention à manipuler la nature, mène à la destruction de l'espèce humaine.
"Aujourd'hui, les perspectives d'un développement et d'une solution entièrement salutaires de la difficile situation actuelle de la science moderne et de la technologie ne paraissent pas particulièrement bonnes.
Notre capacité actuelle de "conquérir l'univers" est due à notre aptitude à manier la nature d'un point de l'univers extérieur à la Terre. Car c'est bien ce que nous faisons quand nous libérons des processus énergétiques qui ne se rencontrent ordinairement que dans le soleil, ou tentons de déclencher dans une éprouvette les processus d'évolution cosmiques, ou construisons des machines pour la production et le contrôle d'énergies inconnues dans la domesticité de la nature terrestre.
Sans que pour autant soit occupé réellement le point où Archimède eût souhaité se tenir, nous avons trouvé une manière d'agir sur la Terre comme si nous disposions de la nature terrestre en dehors d'elle, du point de l'observateur imaginé par Einstein qui "se tient librement en équilibre dans l'espace".
Si nous considérons d'un tel point de vue ce qui se passe sur la Terre et les diverses activités des hommes, autrement dit, si nous appliquons à nous-mêmes le point d'Archimède, alors ces activités ne nous apparaîtront vraiment comme rien de plus que des "comportements objectifs", que nous pourrons étudier avec les mêmes méthodes que celles utilisées pour l'étude du comportement des rats.
Vues à distance suffisante, les voitures dans lesquelles nous voyageons et que nous savons être construites par nous auront l'air, ainsi que Heisenberg l'a dit une fois, d'"être une partie aussi inaliénable de nous-mêmes qu'une coquille d'escargot pour son occupant".
Tout l'orgueil mis à ce que nous savons faire disparaîtra dans quelque mutation de la race humaine ; la technologie entière, vue à partir de ce point, aura en fait cessé d'apparaître "comme le résultat d'un effort conscient de l'homme pour étendre sa puissance matérielle, mais plutôt comme un processus biologique à grande échelle".
Dans ces conditions, la parole et le langage usuel auront vraiment cessé d'être une expression significative qui transcende le comportement alors même qu'ils ne font que l'exprimer et ils seront avantageusement remplacés par le formalisme extrême et en lui-même vide de sens des symboles mathématiques.
La conquête de l'espace et la science qui la rendit possible se sont périlleusement approchées de ce point. Si jamais elles devaient l'atteindre pour de bon, la dimension de l'homme ne serait pas simplement réduite selon tous les critères que nous connaissons, elle serait détruite."
Hannah Arendt, La crise de la culture, Huit exercices de pensée politique, traduit de l'anglais sous la direction de Patrick Lévy, Gallimard/Folio essais, "La conquête de l'espace et la dimension de l'homme", traduit pas Claude Dupont, p.354-355.