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Fernand Braudel, Les modalités du temps historique
Fernand Braudel, Les modalités du temps historique

L'auteur :

Fernand Paul Achille Braudel, né le 24 août 1902 à Luméville-en-Ornois (Meuse) et mort le 27 novembre 1985 à Cluses (Haute-Savoie), est un historien français. Fermement convaincu de l'unicité profonde des sciences humaines, il est l'un des représentants les plus populaires de « l'École des Annales » et a marqué durablement les historiographies française et internationale par la définition de concepts « braudéliens » : l'étagement des temporalités, la longue durée, ou encore la civilisation matérielle sont des prismes à travers lesquels il observe le monde et dépasse très largement l'histoire traditionnelle en ouvrant sur des sciences telles que la géographie, l'économie, l'ethnologie, la sociologie, ou encore l'archéologie. (source : Wikipédia)

L'œuvre :

Dans son célèbre article de 1958 : "Histoire et sciences sociales", Braudel expose sa stratégie d'unification des sciences humaines : la longue durée, qu'il écrit à vif en réaction à la publication de Claude Lévi-Strauss Anthropologie structurale. Il refuse le temps bref  des événements qu'il considère comme divisant les sciences humaines, et rend, au passage, hommage à Karl Marx (qui a, selon lui, été le premier à créer un modèle scientifique unificateur à partir d'une longue durée historique (p. 739-741). Cet article est donc un manifeste pour l'unification de ces différentes sciences, qui passe par des thèmes fédérateurs ; la longue durée est alors, selon lui, un concept permettant la convergence désirée (p.753). Le lecture marxiste de l'histoire passe par la longue durée ; le concept de lutte des classes permet d'étudier aussi bien l'esclave et son maître dans l'Antiquité, le serf et le seigneur, ou encore le prolétaire et le bourgeois. Cette analyse, Marx l'a déclinée via des études historiques, sociologiques, économiques, etc. Il est donc à la genèse de la démarche de Braudel.

Braudel divise le temps en trois ; le temps long ou géographique, le temps social ou intermédiaire, le temps court ou événementiel : "en surface, une histoire événementielle, qui s'inscrit dan le temps court (...)  à mi-pente, une histoire conjoncturelle qui suit un rythme plus lent ; en profondeur, une histoire, de longue durée, qui met  en cause des siècles". Malgré l'échelle chronologique commune aux trois temps, l'auteur souligne "la multiplicité, la valeur, la notion d'équilibre" du temps long, qu'il oppose au temps court. Il le privilégie en raison des réalités de longue durée, de la persistance des héritages historiques. Ce temps occupe une place particulière, dominante dans l'histoire des civilisations, des événements, des héros. On le compte différemment, par siècle. Les civilisations sont liées au long terme. 

Fernand Braudel a toujours plaidé pour une nécessaire unification des sciences de l'homme. Tel est le thème commun des articles ici rassemblés. L'histoire, selon lui, part d'une réflexion sur la multiplicité des temps, elle est une dialectique de la durée, à la fois étude du passé et du présent.

Elle peut et doit à ce titre intéresser les sciences voisines et s'assimiler en retour leurs diverses techniques. Mais aucune science particulière, aussi plurielle soit-elle, n'est capable de mobiliser l'ensemble de l'humain.

Et l'historien qui se veut économiste, sociologue, anthropologue, linguiste... cède à un impérialisme scientifique que Fernand Braudel redoute autant que le cloisonnement des frontières. Souci de l'unité et respect de la diversité, tels sont les principes d'un "marché commun du savoir" auquel Fernand Braudel a contribué plus que tout autre.

Outre ses grands livres, la Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Civilisation matérielle et capitalisme, il a publié dans les grandes revues scientifiques d'importantes études consacrées aux liens entre l'Histoire et les autres sciences de l'homme, à la place que la recherche historique occupe dans la société contemporaine, à son insertion dans la dialectique du passé et du présent. Écrits sur l'histoire rassemble ces articles placés sous le signe de l'unité des sciences humaines.

Présentation du texte : 

"Braudel nous montre comment la conception du temps intervient dans la recherche historique. Déjà en 1949, dans son ouvrage La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, il avait décomposé l'histoire "en plans étagés" correspondant à un temps géographique, un temps social, et un temps individuel.

Le passage que nous reproduisons reprend ces idées. L'auteur substitue au temps unique, bref, de l'histoire événementielle, trois types de durée qui correspondent à trois types de causalité, à trois niveaux d'explication causale : ainsi se trouvent conciliées l'action des causes particulières et celles des causes générales.

Intervient alors une histoire plus large qui tend à rendre compte de tous les aspects significatifs du passé humain et à donner d'un événement particulier des dimensions multiples."

(André Roussel, Textes philosophiques Terminales F,G,H nouveau programme, Nathan Technique, 1984)

Le texte : "Les modalités du temps historique" 

"Tout travail historique décompose le temps révolu, choisit entre ses réalités chronologiques, selon des préférences et exclusives plus ou moins conscientes. L'histoire traditionnelle attentive au temps bref, à l'individu, à l'événement, nous a depuis longtemps habitués à son récit précipité, dramatique, de souffle court.

(...) Un événement, à la rigueur, peut se charger d'une série de significations ou d'accointances. Il porte témoignage parfois des mouvements très profonds, et par le jeu factice ou non des "causes" et des "effets", chers aux historiens d'hier, il s'annexe un temps très supérieur à sa propre durée. Extensible à l'infini, il se lie, librement ou non, à toute une chaîne d'événements, de réalités sous-jacentes, et impossibles, semble-t-il, à détacher dès lors les uns des autres. Par ce jeu d'additions, Benedetto Croce (historien et philosophe italien, 1866-1952) pouvait prétendre que, dans tout événement, l'histoire entière, l'homme entier s'incorporent et puis se découvrent à volonté. (...)

Alors, disons plus clairement, au lieu d'événementiel : le temps court, à la mesure des individus, de la vie quotidienne, de nos illusions, de nos prises rapides de conscience, - le temps par excellence du chroniqueur, du journaliste. Or, remarquons-le, chronique ou journal donnent, à côté des grands événements, dits historiques, les médiocres accidents de la vie ordinaire : un incendie, une catastrophe ferroviaire, le prix du blé, un crime, une représentation théâtrale, une inondation. Chacun comprendra qu'il y ait, ainsi, un temps court de toutes les formes de la vie économique, social, littéraire, institutionnel, religieux, géographique même (un coup de vent, une tempête) aussi bien que politique.

(...)

La rupture récente avec les formes traditionnelles de l'histoire du XIXème siècle n'a pas été une rupture totale avec le temps court. Elle a joué, on le sait, au bénéfice de l'histoire économique et sociale, au détriment de l'histoire politique. D'où un bouleversement et un indéniable renouveau ; d'où, inévitablement, des changements de méthode, des déplacements de centres d'intérêt avec l'entrée en scène d'une histoire quantitative qui, certainement, n'a pas dit son dernier mot.

Mais surtout, il y eu altération du temps historique traditionnel. Une journée, une année pouvaient paraître de bonnes mesures à un historien politique, hier. Le temps était une somme de journées. Mais une courbe de prix, une progression démographique, le mouvement des salaires, les variations du taux d'intérêt, l'étude (plus rêvée que réalisée) de la production, une analyse serrée de la circulation réclament des mesures beaucoup plus larges.

Un mode nouveau de récit historique apparaît, disons le "récitatif" de la conjoncture, du cycle, voire de l' "intercycle", qui propose à notre choix une dizaine d'années, un quart de siècle et, à l'extrême limite, le demi-siècle du cycle classique de KONDRATIEFF (Nikolaï Kondratieff, né en 1892 : économiste russe, auteur d'études sur les cycles économiques). Par exemple, compte non tenu des accidents brefs et de surface, les prix montent, en Europe, de 1791 à 1817 ; ils fléchissent de 1817 à 1852 : ce double et lent mouvement de montée et de recul représente un intercycle complet à l'heure de l'Europe et, à peu près, du monde entier. (...)

Au-delà des cycles et des intercycle, il y a ce que les économistes appellent, sans toujours l'étudier, la tendance séculaire. Mais elle n'intéresse encore que de rares économistes et leurs considérations sur les crises structurelles, n'ayant pas subi l'épreuve de la vérification historique, se présentent comme des ébauches ou des hypothèses, à peine enfoncées dans le passé récent, jusqu'en 1929, au plus jusqu'aux années 1870. Elles offrent cependant une utile introduction à l'histoire de longue durée. Elles sont une première clé.

La seconde, bien plus utile, est le mot de structure. Bon ou mauvais, celui-ci domine les problèmes de longue durée. Par structure, les observateurs du social entendent une organisation, une cohérence, des rapports assez fixes entre réalités et masses sociales. (...) Certaines structures, à vivre longtemps, deviennent des éléments stables d'une infinité de générations : elles encombrent l'histoire, en gênent, donc en commandent l'écoulement. D'autres sont plus promptes à s'effriter. Mais toutes sont à la fois soutiens et obstacles. Obstacles, elles se marquent comme des limites (...) dont l'homme et ses expériences ne peuvent guère s'affranchir. Songez à certaines limites de la productivité, voire telles ou telles contraintes spirituelles : les cadres mentaux, aussi, sont prisons de longue durée.

L'exemple le plus accessible semble encore celui de la contrainte géographique. L'homme est prisonnier, des siècles durant, de climats, de végétations, de populations animales, de cultures, d'un équilibre lentement construit, dont il ne peut s'écarter sans risquer de remettre tout en cause. Voyez la place de la transhumance dans la vie montagnarde, la permanence de certains secteurs de certaine secteurs de la vie maritime, enracinés en tels points privilégiés des articulations littorales, voyez la durable implantation des villes, la persistance des routes et des trafics, la fixité surprenante du cadre géographique des civilisations."

(Fernand Braudel, "Histoire et sciences sociales : la longue durée", Annales, Paris, octobre 1958)

Sujets de réflexion :

1. Que veut dire Braudel quand il déclare que "l'histoire traditionnelle" est "attentive au temps bref..." ?

2. Expliquez comment l'événement peut s'annexer "un temps très supérieur à sa propre durée".

3. Pourquoi l'histoire contemporaine est-elle une rupture partielle avec le temps court de l'histoire traditionnelle ? Expliquez : "... le récitatif de la conjoncture, du cycle, voire de l'intercycle". 

4. Pourquoi, selon l'auteur, la ""structure" domine-t-elle les problèmes de la longue durée" ?

5. Montrez qu'à chacune des formes de la durée historique correspond un type particulier de causalité.

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