L'auteur :
Vladimir Jankélévitch, né le 31 août 1903 à Bourges et mort le 6 juin 1985 à Paris, est un philosophe et musicologue français.
Présentation du texte :
Vladimir Jankélévitch pose dans ce texte le problème philosophique de la mort. La mort est à la fois un fait empirique, qui déclenche des processus administratifs, qui est l'objet des sciences positives comme la démographie, qui relève d'abord tout simplement de la biologie, et en même temps un événement métempirique, la disparition d'une ipséité, d'une personne. Gabriel Marcel aurait dit que la mort n'est pas seulement un problème mais aussi un mystère.
(Denis Huisman et André Vergez, La philosophie contemporaine en cent textes choisis, Editions Fernand Nathan, 1973)
Le texte :
"Les généralisations cosmologiques, d'une part, la réflexion rationnelle, d'autre part, tendent soit à bagatelliser, soit à conceptualiser la mort, à en réduire l'importance métaphysique, à faire de la tragédie absolue un phénomène relatif, de l'anéantissement total une disparition partitive, du mystère un problème, du scandale une loi ; qu'elle escamote la cessation métempirique dans une continuation empirique ou dans une éternité idéale, c'est de part et d'autre, la conscience philosophique qui se veut consolatrice : tantôt en neutralisant la surnaturalité de la mort, tantôt en rationalisant sa surnaturalité.
Mais l'évidence de la tragédie proteste à son tour contre la banalisation du phénomène ; l'ipséité de la personne disparue demeure irremplaçable, comme la disparition même de cette personne demeure incompensable ; et d'autre part la nihilisation dérisoire de l'être pensant ferait encore question, même si la pensée survit à l'être qui pense.
En somme, il y a deux évidences contradictoires qui paradoxalement sont évidentes toutes les deux à la fois, et nonobstant se tournent le dos.
Le caractère déconcertant et même vertigineux de la mort, si profondément analysé par P.L. Landsberg (Essai sur l'expérience de la mort, Ed. du Seuil, Paris, 1951), tient lui-même à cette contradiction : d'une part, un mystère qui a des dimensions métempiriques, c'est-à-dire infinies, ou mieux pas de dimensions du tout et d'autre part un événement familier qui advient dans l'empirie et s'accomplit parfois sous nos yeux.
Il y a certes des phénomènes naturels régis par des lois (encore que leur "quoddité" ou origine radicale soit, en définitive, toujours inexplicable), des phénomènes à l'échelle de l'empirie et toujours en relation avec d'autres phénomènes. Et il y a, d'autre part, des vérités métempiriques a priori, indépendantes de toutes réalisation hic et nunc, des vérités qui n'"arrivent" jamais, mais ont pour conséquence certains phénomènes particuliers.
Et entre les deux, il y a ce fait insolite et banal, ce monstre empirico-métempirique qu'on appelle la mort : d'un côté, la mort est un fait divers journalistique que le chroniqueur relate, un incident que le médecin légiste constate, un phénomène universel que le biologiste analyse ; capable de survenir à tout moment et n'importe où, la mort est repérable selon les coordonnées de temps et de lieu : ce sont ces déterminations circonstancielles, l'une temporelle et l'autre spatiale, que le juge d'instruction cherche à établir lorsqu'il enquête sur le ubi-quando du "décès". Mais en même temps, ce fait divers ne ressemble à aucun des autres faits divers de l'empirie ; ce fait divers est démesuré et incommensurable aux autres phénomènes naturels.
Un mystère qui est un événement effectif, quelque chose de métempirique qui advient familièrement en cours d'empirie, voilà sans doute tous les symptômes du miracle... avec pourtant cette double réserve : la thaumaturgie létale n'est pas une révélation positive, ni même une métamorphose bénéfique, mais elle est disparition et négation ; contrairement aux apparences féériques, elle n'est pas un gain, mais une perte : la mort est un vide qui se creuse brusquement en pleine continuation d'être ; l'existant, rendu soudain invisible comme par l'effet d'une prodigieuse occultation, s'abîme en un clin d'œil dans la trappe du non-être.
Et d'autre part, ce "miracle" n'est pas une interruption rarissime de l'ordre naturel, une déclinaison exceptionnelle dans le cours des existences ; non : ce "miracle" est en même temps la loi universelle de toute vie, ce miracle est le destin œcuménique des créatures ; à sa manière, qui est miraculeuse, la féérie de la mort est une féérie toute naturelle ; la mort est littéralement "extra ordinem", parce qu'en effet elle est d'un tout autre ordre que les intérêts de l'empirie et les menues affaires de l'intervalle : et pourtant rien n'est davantage dans l'ordre des choses ! La mort est par excellence l'ordre extraordinaire.
(Vladimir Jankélévitch, La mort, pp. 5-7, Editions Flammarion, 1966)