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Emile Benveniste, C'est le langage qui crée la catégorie de la personne
Emile Benveniste, C'est le langage qui crée la catégorie de la personne

L'auteur : 

Émile Benveniste est un linguiste français né à Alep, en Syrie, le 27 mai 1902 et mort à Versailles le 3 octobre 1976. Il s'est illustré par ses travaux dans le domaine de la grammaire comparée des langues indo-européennes, ainsi qu'en linguistique générale.

L'œuvre Les Problèmes de linguistique générale sont deux ouvrages du linguiste français Émile Benveniste, parus en 1966 et 1974. Ils rassemblent une série de 48 articles publiés antérieurement. Les recueils sont considérés par le linguiste Jean-Michel Adam en 1976 comme des « grands textes de la linguistique moderne ». La linguiste Mariagrazia Margaritto fait l'éloge de leur clarté et de leur rigueur méthodologique. Les deux volumes ont connu une grande influence dans le champ des sciences de l'information et de la communication. (source : Wikipedia)

Le texte : 

"L'installation de la "subjectivité" dans le langage crée, dans le langage et, croyons-nous, hors du langage aussi bien, la catégorie de la personne. Elle a en outre des effets très variés dans la structure même des langues, que ce soit dans l'agencement des formes ou dans les relations de la signification. 

Ici nous visons nécessairement des langues particulières, pour illustrer quelques effets du changement de perspective que la "subjectivité" peut introduire.

Nous ne saurions dire quelle est, dans l'univers des langues réelles, l'extension des particularités que nous signalons ; pour l'instant, il est moins important de les délimiter que de les faire voir. Le français en donne quelques exemples commodes.

D'une manière générale, quand j'emploie le présent d'un verbe aux trois personnes (selon la nomenclature traditionnelle), il semble que la différence de personne n'amène aucun changement de sens dans la forme verbale conjuguée.

Entre je mange, et tu manges, et il mange, il y a ceci de commun et de constant que la forme verbale présente une description d'une action, attribuée respectivement, et de manière identique, à "je", à "tu", à "il".

Entre je souffre et tu souffres et il souffre, il y a pareillement en commun la description d'un même état. Ceci donne l'impression d'une évidence, déjà impliquée par l'alignement formel dans le paradigme de la conjugaison (...).

On discernera mieux encore la nature de cette "subjectivité" en considérant les effets de sens que produit le changement des personnes dans certains verbes de parole. 

Ce sont des verbes qui dénotent par leur sens un acte individuel de portée sociale : jurer, promettre, garantir, certifier, avec des variantes locutionnelles telles que s'engager à..., se faire fort de...

Dans les conditions sociales où la langue s'exerce, les actes dénotés par ces verbes sont regardés comme contraignants.

Or ici, la différence entre l'énonciation "subjective" et l'énonciation "non subjective" apparaît en pleine lumière, dès qu'on s'est avisé de la nature de l'opposition entre les "personnes" du verbe.

Il faut garder à l'esprit que la "3ème personne" est la forme du paradigme verbal (ou pronominal) qui ne renvoie pas à une personne, parce qu'elle se réfère à un objet placé hors de l'allocution.

Mais elle n'existe et ne se caractérise que par opposition à la personne je du locuteur qui, l'énonçant, la situe comme "non-personne".

C'est là son statut. La forme il... tire sa valeur de ce qu'elle fait nécessairement partie d'un discours énoncé par "je". 

Or je jure est une forme de valeur singulière, en ce qu'elle place sur celui qui s'énonce je la réalité du serment. Cette énonciation est un accomplissement : "jurer" consiste précisément en l'énonciation je jure, par quoi Ego est lié. 

L'énonciation je jure est l'acte même qui m'engage, non la description de l'acte que j'accomplis.

En disant je promets, je garantis, je promets et je garantis effectivement. Les conséquences (sociales, juridiques, etc.) de mon jugement, de ma promesse, se déroulent à partir de l'instance de discours contenant je jure, je promets.

L'énonciation s'identifie avec l'acte même.

Mais cette condition n'est pas donnée dans le sens du verbe ; c'est la "subjectivité" du discours qui la rend possible.

On verra la différence en remplaçant je jure par il jure.

Alors que je jure est un engagement, il jure n'est qu'une description, au même plan que il court, il fume.

On voit ici, dans des conditions propres à ces expressions, que le même verbe, suivant qu'il est assumé par un "sujet" ou qu'il est mis hors de la "personne", prend une valeur différente.

C'est une conséquence de ce que l'instance de discours qui contient le verbe pose l'acte en même temps qu'elle fonde le sujet."

E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1971, pp. 264-265)

 

 

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