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Antoine-Augustin Cournot, Science et sensation
Antoine-Augustin Cournot, Science et sensation

L'auteur :

Antoine Augustin Cournot, né le 28 août 1801 à Gray (Haute-Saône) et mort le 30 mars 1877 à Paris, est un mathématicien et philosophe français qui s'est intéressé notamment à la formalisation des théories économiques. Il est ainsi un des premiers à avoir formulé un modèle de l'offre et de la demande.

Le texte : 

"Tout en sachant beaucoup de gré à Locke d'avoir mieux expliqué que ses devanciers les fonctions de l'entendement humain, au moyen des sensations qui nous arrivent, de l'attention et des réflexions qu'elles provoquent de notre part, Condillac veut aller plus loin, et la découverte capitale dont il s'applaudit, c'est que l'attention, la réflexion, la comparaison, le jugement, le raisonnement tout cela n'est encore que la sensation diversement modifiée ou transformée.

La découverte en effet aurait du prix, quand même on l'entendrait en ce sens, le seul raisonnable, que dans ces métamorphoses successives la Nature est la magicienne, et que nous ne connaissons pas du tout ses procédés pour passer ainsi d'une forme à une autre.

Je m'explique. Les botanistes modernes ont très bien montré que la stipule, l'écaille, le sépale, le pétale, le nectaire, l'anthère, le pistil, le carpelle, ne sont que la "feuille" diversement modifiée et transformée.

Voilà un point acquis à la science ou à la philosophie de la science, et très digne de curiosité, quoiqu'il faille toujours, aussi bien en botanique, qu'en jardinage, se garder de confondre un pistil avec une anthère, et l'un ou l'autre organe avec une feuille proprement dite.

Il est possible, nous dirons plus, il est probable que la Nature a de tels secrets pour passer, par nuances insensibles, d'une sensation de saveur à une sensation d'odeur, de la sensation du fœtus à celle de l'adulte, de la sensation du mollusque à la sensation telle que l'éprouve l'animal des classes supérieures et l'homme lui-même, dans le sommeil des facultés d'un autre ordre : de sorte qu'on soit autorisé à regarder tous ces phénomènes comme des phénomènes congénères ou, si l'on veut, comme le même phénomène modifié et transformé.

Mais Condillac n'envisage point les choses de cet œil de naturaliste : il les voit plutôt en algébriste pour qui la formule concise ou syncopée et la formule développée sont identiques foncièrement et ne diffèrent que par l'expression.

Il ne voit pas qu'on ne saurait passer d'une sensation à une connaissance comme on passe d'une sensation à une autre sensation, d'une connaissance à une autre connaissance.

Tout à l'heure, Kant nous montrait bien cette distinction, mais des preuves d'un autre genre feront peut-être plus d'impression sur d'autres esprits.

Que l'on se donne la peine de discuter nos connaissances les plus nettes, les plus développées, les mieux fixées, c'est-à-dire nos connaissances scientifiques, et que l'on retranche ce qui, dans un tel ordre de connaissances, tient essentiellement à tel ordre de sensations, de manière que l'abolition d'un ordre de sensations entrainât forcément l'abolition d'un ordre correspondant de connaissances ; on serait surpris de tout ce qui pourrait être aboli en fait de sensations, sans altération nécessaire du système de nos connaissances, non seulement dans les sciences qualifiées d'abstraites, mais en mécanique, en astronomie, en physique, en chimie, etc.

Nous l'avons prouvé ailleurs. L'homme serait naturellement insensible à la chaleur et au froid que les physiciens auraient pu construire les thermomètres les plus délicats et être aussi avancés qu'ils le sont dans la théorie de la chaleur ; de même qu'ils sont parvenus à construire la théorie du magnétisme, quoiqu'aucune sensation spéciale ne nous avertisse des changements d'état du barreau d'acier, selon qu'il est aimanté ou qu'il a perdu son aimantation.

Les sensations de saveurs, d'odeurs, de couleurs sont pour le chimiste des réactifs souvent commodes, jamais indispensables, qui finalement n'entrent pour rien dans les théories du chimiste, dans la connaissance qu'il a et dans les idées qu'il se fait de la constitution chimique des corps.

Ce qu'il sait le moins, ce qu'il ne saura jamais, ce qui est en dehors de toute science possible, c'est précisément le rapport qu'il y a entre la composition chimique des corps, objets de notre connaissance, et la propriété qu'ils ont de nous causer telles sensations de chaleur, de saveur, d'odeur, de couleur.

Non seulement les sensations de chaleur, de saveur, d'odeur, de son, mais une foule de sensations tactiles et visuelles, comme la sensation de poli et celle des couleurs, pourraient être entièrement abolies, sans qu'aucune de nos théories physiques pas même l'acoustique ou l'optique en fût changée ; sans qu'il y eut même d'obstacle insurmontable aux brillantes découvertes dues ces derniers temps à la comparaison des spectres lumineux et de leurs raies obscures ou diversement colorées.

Car les sons, pour le physicien, seraient encore caractérisés par la durée et l'amplitude des vibrations, et des rayons lumineux par les indices de réfraction.

Saunderson ne jouissait pas comme nous des bienfaits de la lumière, mais il "savait" l'optique autant qu'homme de son temps pouvait la savoir ; et il lui aurait suffi d'avoir une rétine sensible à la lumière, quoique incapable de discerner les couleurs, pour qu'il fût à la rigueur capable d'inventer par lui-même l'Optique de Newton.

Au contraire, la fameuse stature de Condillac pourrait pendant les siècles "se sentir odeur de rose, odeur de jasmin" et bien des choses encore, sans être capable d'acquérir la moindre connaissance et des idées qui présentement figure sur notre bilan scientifique. 

Nos sensations et nos idées ne sont donc pas deux choses congénères, encore moins la même chose transformée : ce sont deux systèmes foncièrement distincts qui se touchent ou s'influencent par quelques points seulement."

(Cournot, Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes, Livre IV, chap. III)

 

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