Claude Tresmontant, Morale et religion

L'auteur : 

Claude Tresmontant est un philosophe français, helléniste et hébraïsant, né le 5 août 1925 à Paris et mort le 16 avril 1997 à Suresnes. Claude Tresmontant enseigna pendant de nombreuses années la philosophie médiévale et la philosophie des sciences à la Sorbonne. Il fut correspondant de l'Académie des sciences morales et politiques ; il obtint le prix Maximilien-Kolbe en 1973, et le grand prix de l’Académie des sciences morales et politiques pour l'ensemble de son œuvre en 1987.

Le texte :

Dans ce texte d'inspiration thomiste, M. Tresmontant indique que la "morale" n'est que l'ensemble des règles de bon sens qui président à l'épanouissement harmonieux des personnes vivant en société. Il y a donc une morale naturelle, parfaitement indépendante de toute "révélation" religieuse. Faire de la morale une suite d'interdits arbitraires imposés par Dieu, c'est pervertir l'essence même de la religion et de la morale. (source : Denis Huisman et André Vergez, La Philosophie contemporaine en cent textes choisis, Fernand Nathan)

"En somme, pour le développement de la personne, comme pour le développement de l'humanité dans son ensemble, il existe certaines normes que chacun peut apercevoir, que les anthropologues, les psychologues, les médecins peuvent dégager de mieux en mieux.

Ce qu'on appelait la morale ou l'éthique c'est l'ensemble de ces normes.

Elles sont fondées dans l'expérience et relèvent de l'analyse rationnelle, scientifique.

Si l'on dit au contraire aux gens d'aujourd'hui que les exigences morales ne sont pas fondées dans l'expérience, qu'elles ne sont pas justifiables aux yeux de notre intelligence, qu'elles dépendent de l'arbitraire d'un dieu qui se présente alors comme un tyran, on fera immanquablement prendre ce Dieu en horreur. C'est ce qui est arrivé.

"Si Dieu n'existe pas, tout est permis" : ce mot trop célèbre donne le ton. En réalité si Dieu n'existe pas, et s'il est cependant un monde avec des hommes vivants, massacrer l'homme reste mauvais pour ceux qui sont massacrés, opprimer l'homme est toujours mauvais pour les opprimés et ainsi de suite. C'est dire qu'il n'y a rien de changé si Dieu n'existe pas, il est toujours aussi mauvais de détruire ou d'abîmer l'homme qui existe.

Cette manière de faire dépendre ce qu'on appelle la "morale" de ce qu'on appelle "la religion" a provoqué la révolte que l'on sait. Elle constitue un des moteurs les plus efficaces de l'athéisme moderne.

La détestation de Dieu chez un grand nombre de nos contemporains provient pour une grande part de cette erreur infantile : ils s'imaginent que le dieu du judaïsme et du christianisme est venu apporter un ensemble d'interdits qui, sans lui, n'existeraient pas, ce qui nous laisserait la liberté de faire ce que nous voulons dans tous les domaines.

Que Dieu existe ou qu'il n'existe pas, nous pouvons dans tous les cas faire ce que nous voulons, nous pouvons nous entre-massacrer pour nous prouver notre "puissance", nous pouvons transformer notre planète en un vaste champ de bataille, amonceler des montagnes de cadavres et remplir les hôpitaux de mutilés - c'est ce qu'on a déjà vu dans les deux précédentes guerres mondiales.

Nous pouvons nous droguer, nous pervertir, nous abîmer biologiquement et psychologiquement, nous pouvons régresser, nous détruire intérieurement.

Mais que Dieu existe ou qu'il n'existe pas, avec le judaïsme et le christianisme ou sans eux, si nous voulons vivre et nous développer, si nous voulons que l'humanité vivre et qu'elle s'humanise, il nous faudra bien dégager et reconnaître l'existence de certaines conditions à cette vie et à ce développement, l'existence de certaines normes.

Inutile de s'en prendre au judaïsme et au christianisme parce qu'ils ont en effet formulé ces normes que tout le monde peut apercevoir dans la réalité objective, puisque précisément elles s'y elles s'y trouvent, et que tout homme raisonnable peut les y découvrir.

A propos de ce problème concernant les fondements de l'éthique, on constate que c'est une fois de plus l'irrationalisme et le fidéisme qui sont à l'origine de la crise de la conscience moderne et de sa "révolte" contre le judaïsme et le christianisme.

Si l'on enseigne aux gens que les exigences éthiques, les exigences normatives, n'ont pas de fondement dans la réalité objective, qu'elles ne sont pas induites de l'expérience scientifiquement explorée, que leur légitimité et leur excellence ne sont pas vérifiables, mais qu'elles dépendent de l'arbitraire d'un "dieu", dont l'existence est aussi invérifiable, on obtient immanquablement le résultat que l'on peut constater en ce moment : la conscience moderne vomit une éthique dont elle ne comprend plus le fondement, dont elle n'aperçoit pas la vérité, et elle vomit ce "dieu" qui se présente comme un préfet de police qui s'amuserait à imposer des ukases arbitraires et tyranniques, pour frustrer l'homme qu'il est supposé avoir crée, et le mutiler dans ses instincts et dans sa nature."

(Claude Tresmontant, Les problèmes de l'athéisme, pp. 337-338, Ed. du Seuil, 1972)

Question sur le texte :

1) Quelle est la thèse que développe Claude Tresmontant dans ce texte ?

2) Quels sont ses arguments ?

3) Quels exemples donne-t-il ?

4) Comment se définit la morale ou l'éthique, selon Claude Tresmontant ?

5) Quelles sont les deux thèses concernant  l'origine de la morale ?

6) Laquelle de ces deux thèses semble avoir triomphé de nos jours ?

7) "Si Dieu n'existe pas, tout est permis". Qui est à l'origine de cette affirmation ? Claude Tresmontant est-il d'accord avec elle ?

8) Selon lui, la morale dépend-elle de la religion ?

9) D'où vient l'athéisme, selon Tresmontant ?

10) La liberté de faire ce que nous voulons dépend-elle, selon lui, de l'existence de Dieu ?

11) Pourquoi l'existence de certaines normes est-elle nécessaire ?

12) Le judaïsme et le christianisme ont formulé ces normes. Les ont-elles inventées ?

13) Pourquoi est-il inutile de s'en prendre au judaïsme et au christianisme ?

14) Quel est l'origine de la crise de la conscience moderne et de sa révolte contre le christianisme et le judaïsme ?

15) Pourquoi la conscience moderne conteste-t-elle l'existence de Dieu ? De quel Dieu s'agit-il ?