Gérard Haddad, Archéologie du sionisme, Editions Salvador, 2024
"Notre humanité en partage, (...) Voilà la seule véritable garante des droits humains (Jan Karski)
L'auteur :
Gérard Haddad est psychiatre et psychanalyste. Il a publié de nombreux ouvrages dont Le jour où Lacan m'a adopté (Grasset, 2002) et Dans la main droite de Dieu (Premier Parallèle, 2015). Il est également l'auteur, chez Salvador, de Tu sanctifieras le jour du repos (2012), Le silence des prophètes (2019) et A l'origine de la violence (2021).
Quatrième de couverture :
"Comment comprendre la genèse du sionisme et ses conséquences jusqu'à aujourd'hui ?
Né au XIXème siècle, en pleine émergence des Etats-nations et du fait colonial, au sein d'un judaïsme très divisé en de multiples courants, celui-ci se donne pour projet de créer un Etat sur "un territoire sans peuple" (en Argentine, en Palestine, voire en Ouganda) pour permettre une "régénération" du peuple juif en rejetant souvent tout un pan de ses traditions.
Au contraire de Théodor Herzl, d'autres acteurs auront une vision nuancée comme Ahad Ha'am, Martin Buber ou encore Eliezer Ben-Yehouda qui permit la renaissance de l'hébreu. Ils promeuvent un sionisme s'inspirant de la parole prophétique de Zacharie : "Ce n'est pas par la violence que je triomphe, dit l'Eternel, mais par l'esprit."
Il y a un siècle, les inventeurs du sionisme ou "patriotisme juif" promettaient la solution de la question juive par la création d'un Etat ou d'un foyer refuge. Plus de cent ans après, qu'en est-il de cette promesse au vu de la récente actualité ? Est-il permis de réfléchir à une vision renouvelée de cette idéologie ?"
Table : Pourquoi cet Essai ? - Première partie : Le mouvement national juif avant Herzl - 1. "Nous ne monterons plus à la muraille" - 2. Le joug brisé - 3. Dans le ciel des idéologies - 4. Les précurseurs. De Spinoza à Moses Hess - 5. De la philanthropie au Bund - 6. Léon Pinsker. Autoémancipation et "Amour de Sion" - 7. Eliézer Ben-Yéhouda ou la psychose inversée - Deuxième partie : Le sionisme de Herzl - 8. Herzl et la création de l'Etat-nation juif - L'Etat des Juifs, Der Judenstaat - 10. Les congrès sionistes - 11. Les voyages de Herzl - 12. Le kibboutz, lumières et ombres - 13. Le retour du religieux - Conclusion : "Ce n'est pas par la force, ni par la puissance, mais par l'esprit, dit l'Eternel." (Zacharie 4,6)
Introduction :
Pourquoi cet Essai ?
Freud avait une passion pour l'archéologie. Il en appréciait les méthodes et les résultats. Elle lui paraissait la discipline la plus proche de celle qu'il avait fondée : la psychanalyse. Toutes deux, en effet, s'efforcent d'exhumer des pans d'un passé enseveli, de les mettre au jour et de les étudier. Cette méthode archéologique du savoir intéressa en France des penseurs de l'école structurale, particulièrement Michel Foucault.
A l'évidence, l'archéologie entretient aussi des liens étroits avec la discipline de l'Histoire. Les histoires du sionisme existent déjà, souvent hagiographique. Je ne suis ni historien ni archéologue. Qu'est-ce qui m'autorise dès lors à m'avancer sur ce terrain ? Ma pratique active du sionisme depuis ma première enfance.
Encore à l'école primaire, je fus inscrit dans un mouvement de jeunesse sioniste (Bne Akiva) afin de m'initier à l'hébreu moderne, dans le cadre du projet familial d'émigrer en Israël. Ce projet tourna court. Adolescent, j'ai milité dans d'autres organisations sionistes, y passant mes loisirs, multipliant randonnées et activités diverses. Je dois à cette activité, incluant le rêve romantique d'aller vivre en kibboutz, une partie de ma formation. Puis, mon intermède communiste mit mon sionisme en sommeil.
C'est au cours de ma psychanalyse, avec l'émergence de mon intérêt pour les grands textes hébraïques, que l'idée sioniste fit retour dans les fourgons de cet intérêt.
Après la mort de Lacan, le désastre de son école dont j'étais le témoin suscita en loi l'idée étrange d'une émigration à Jérusalem où j'aurais pu diffuser la pensée de mon maître disparu et développer l'étude de la relation entre les textes hébraïques et la psychanalyse. Contrairement au sionisme mondain que l'on cultive dans les cafés littéraires parisiens, je n'ai pas hésité à renoncer à une situation confortable, entraînant ma famille avec moi dans cette épreuve.
Pendant trois ans, j'ai dirigé un service dans l'hôpital psychiatrique de Ber-Sheva, celui de la consultation externe. Cette expérience fut décisive à maints égards. Elle me permit d'abord une acquisition suffisante de l'hébreu, laquelle m'ouvrit directement deux portes, sans recours à des traductions. Ce fut d'abord la découverte et la traduction de l'autobiographie du fondateur de l'hébreu moderne, Eliezer Ben-Yéhouda, auquel je donnai un titre au parfum psychanalytique : Le rêve traversé, ouvrage à mes yeux essentiel pour l'histoire du sionisme.
La seconde expérience essentielle fut la rencontre de Yeshayahou Leibowitz dont j'ai traduit au fil des ans sept ouvrages. Les quelques entretiens que nous avons eus, en particulier sur le sionisme, idéologie à laquelle il avait adhéré dès sa jeunesse mais dont il critiquait avec une violence toujours plus grande l'évolution, ont été pour moi d'une grande importance.
Ainsi, pendant plus de trois quarts de siècle, j'ai entretenu une sorte de corps-à-corps avec le sionisme, tirant de cette confrontation un savoir direct qu'il m'a paru soudain urgent de communiquer. Cette urgence est née des événements qui ensanglantent cette petite - mais si importante - région du monde depuis le 7 octobre 2023, avec sa traînée de morts et de destructions, emportant avec elle illusions et espérances."
Extrait de la conclusion :
"Ce n'est pas par la force, ni par la puissance, mais par mon esprit, dit l'Eternel" (Za 4,6)
"L'idée, ou plutôt la nécessité, de ce texte a surgi en moi une nuit de l'hiver dernier. De Gaza et d'Israël nous parvenait en une spirale ascendante, le récit d'horreurs que l'on croyait d'un autre temps. Les guerres israélo-arabes, sorte de rite sacrificiel régulier, ne duraient selon la coutume que quelques jours ou quelques semaines. Et volià que les mois défilaient, sans fin à l'horizon. Les cadavres se comptaient désormais par dizaines de milliers, enfants, femmes et vieillards compris. Morts sous les bombes, morts de faim, morts, morts de maladie sans soins, cet enfer a-t-il une issue ? Et ces êtres humains, déplacés au sud puis du sud au nord, toujours bombardés, toujours affamés, quel nom cela mérite ? Celui de génocide ? Et, dominant la scène, un Néron goguenard assistant à la destruction de la cité, celle de Jérusalem, qui avait osé le mettre en jugement, osant même rabrouer ses officiers, insuffisament cruels ? Folie des folies, dit Qihéleth, selon ma traduction. J'étais un Gazaoui.
Oui, la folie me menaçait, grimaçant au-delà du désespoir, il fallait réagir. Ce livre est cette réaction. Il a surgi tel quel, avec ses thèmes, ses chapitres, son style. Un surgissement d'inconscient que ma règle de vie m'impose d'accueillir.
Qu'était Gaza avant le 7 octobre 2023 ? On l'oublie et cela ne dérangeait pas les belles âmes aujourd'hui outrées : depuis dix-sept ans, elle était une prison à ciel ouvert où l'on avait confiné plus de deux millions de personnes, comme vous et moi, sans un port de pêche, sans un aérodrome, sans une frontière à ciel libre et que l'on contournait parfois par un souterrain. Quelques embarcations venues de Turquie avaient tenté un jour d'y aborder. Elles furent interceptées. "Verboten !", selon le nouveau langage. Gaza illustrait ce vers de l'enfer de Dante : "Lasciate ogni speranza voi ch'entrate !" Abandonnez tout espoir, vous qui entrez à Gaza. Gaza était la terre étroite ou l'espérance était interdite de séjour. Comment ne pas suffoquer sans cet oxygène de l'espoir ? Comment un jour ne pas se dire qu'il valait mieux mourir en combattant que cette mort lente, avec l'humiliation en prime ?
"Une machine à fabriquer des monstres", a dit de Gaza le cinéaste israélien Nadav Lapid. Un jour les monstres sont sortis de la machine. C'était le 7 octobre 2023 au matin. Des crimes monstrueux furent commis qu'il falait condamner fermement, mais il fallait aussi condamner fermement le fabricant de la machine monstrueuse. Après, ce fut la tuerie sans distinction, la destruction sans limites des hôpitaux, des universités, des mosquées et des églises, le retour à l'âge de pierre, suivant l'expression appréciée de la soldatesque. Folie des folies, tout est folie..."