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Caliban est le titre d'un "stabile" d'Alexander Calder qui orne le hall d'entrée de la maison de la Culture de Bourges, depuis 1964, l'année de son inauguration par le général de Gaulle, en présence d'André Malraux, alors ministre de la culture.

C'est en participant l'année dernière, à une visite guidée avec des élèves du club théâtre du collège Saint-Exupéry que j'appris le nom de cette oeuvre monumentale dont la forme fait penser à un cheval.

La jeune femme qui nous servait de guide nous indiqua qu'il s'agissait d'un personnage de La Tempête de Shakespeare.

Je me renseignai le soir-même et je découvris que Caliban était  "un être monstrueux et vil, esclave du mage Prospero et fils de la sorcière Sycorax".


"Le duc de Milan, Prospero, après avoir été déchu et exilé par son frère, se retrouve avec sa fille Miranda sur une île déserte. Grâce à la magie que lui confèrent ses livres, il maîtrise les éléments naturels et les esprits, notamment Ariel, esprit positif de l'air et du souffle de vie, ainsi que Caliban, être négatif symbolisant la terre, la violence et la mort...

Caliban : un être mal dégagé de l'animalité (Calder le voit sous l'aspect d'un cheval sauvage), fruste et ignorant, aux réactions dangereusement imprévisibles...

Son nom serait l'anagramme de "canibal" et le personnage aurait (toujours au conditionnel) été inspiré à Shakespeare par la lecture de l'essai de Montaigne Des cannibales.

Dans le contexte particulier de la colonisation, Caliban fut pris comme symbole de l'indigère opprimé. C'est le cas dans la pièce d'Aimé Césaire intitulé non pas "La" mais  "Une" Tempête.

Quant aux intentions de Calder, impossible d'en trouver la moindre trace.

Mais Caliban en plein milieu du hall d'entrée d'une Maison de la Culture, n'est-ce pas tout un symbole ?

... Un symbole porteur, comme tous les symboles, de plus d'interrogations que de réponses : qu'est-ce que la culture ? A quoi sert-elle ? Y a-t-il une ou plusieurs cultures ? Une culture donnée peut-elle s'arroger le droit de dominer ou de nier les autres cultures ? La culture prémunit-elle contre la barbarie ? George Steiner a montré que non avec l'exemple de l'Allemagne nazie, mais alors elle est un scandale pour l'esprit, une dissociation intolérable.

"Quatuor Rosé. Au milieu de cette splendide oeuvre tardive, l'adagio de l'opus 125 de Beethoven, je sens sourdre en moi une question : comment est-il possible que dans le monde où existe une telle splendeur, en ce moment, à cette heure précise des hommes se déchirent à coups d'obus ? Question sans réponse. Tandis que résonnaient les sons divins, cela était pour moi plus insaisissable que la mort même", écrivait dans son Journal, le 14 décembre 1915, l'écrivain autrichien Stefan Zweig. Sigmund Freud, dont il fut l'ami et le biographe montrera dans Malaise dans la Civilisation (1929) que cette dualité s'enracine dans les profondeurs de la psyché humaine.

Caliban, cependant, nous interroge. C'est cet élève qui demande "pourquoi on fait du français, on le sait déjà" ou qui soutient que "le théâtre ne sert à rien", Caliban, ce sont ces gens innombrables qui n'ouvrent jamais un livre, ne vont jamais au théâtre, n'assistent jamais au moindre concert, ne mettent jamais les pieds dans les maisons de la culture... Toute une partie du "public captif" de l'Ecole. Tous ceux que la culture n'a pas touchés ou peu touchés ou mal touchés.

Caliban, c'est cet enfant perdu des banlieues (littéralement "des lieux de mise au banc", de relégation), dont le vocabulaire ne dépasse pas trois cents mots,  qui brûle son école et sa bibliothèque.

... Mais pas seulement l'enfant perdu des banlieues, car désormais, en dehors de quelques établissements "privilégiés" de centre-ville,  Caliban tend à devenir la norme. Ce n'est un secret pour personne, hormis pour Messieurs Baudelot et Establet et pour la Direction de l'Evaluation et de la Prospective du Ministère de l'Education nationale que le niveau des élèves en français (orthographe, grammaire, syntaxe, vocabulaire, maîtrise de la langue parlée et écrite) est en baisse constante depuis trente ans. Une majorité de petits français sont désormais  les enfants perdus de la langue.

Tout professeur, tout éducateur a affaire à Caliban, au silence buté de Caliban, à l'agitation incontrôlable de Caliban, aux mauvaises manières de Caliban.

La Journée de la jupe, l'Esquive, Entre les murs... ces trois films qui évoquent des collégiens d'aujourd'hui ne parlent que de Caliban : que faire avec Caliban ? Comment apprivoiser Caliban ?

Mais, diront certains,  après tout Caliban a une "culture", lui aussi (un langage, des habitudes vestimentaires, des goûts musicaux...) et une  culture en vaut une autre. Car Caliban fascine. La sous-culture ou la "contre-culture", pour rester politiquement correct a des thuriféraires enthousiastes jusque parmi les membres de la classe politique et de l'intelligentsia.

Freud, encore lui, a montré la fascination de "l'homme civilisé" pour les symboles du "narcissisme intact" : l'animal sauvage, l'enfant, la femme fatale, style "l'ange bleu". Mais cette fascination en dit long sur le "fasciné", sur la difficulté de renoncer aux "pulsions du çà" en faveur du "surmoi" qui est le propre de la civilisation.

René Girard a montré dans La voix méconnue du réel que la fascination pour le "narcissisme intact" est le vertige du désir métaphysique, de l'attirance toujours désastreuse pour le "modèle-obstacle".

Le " narcissisme intact " de Caliban...Ce n'est pas tout à fait ce qui ressort du très beau film d'Abdellatif Kechiche, L'Esquive où l'on voit des jeunes de la banlieue parisienne répéter Le Jeu de l'Amour et du hasard de Marivaux. Comme le dit leur professeur de français, la leçon de la pièce, c'est qu'il n'y a pas de hasard. Les maîtres ont beau s'habiller en valet et les valets en maîtres, les maîtres resteront toujours les maîtres et les valets les valets ; ce qui les différencie les uns des autres, ce sont des vêtements plus intimes que ceux qu'ils portent sur la peau car il font corps avec eux : les mots.

Le jeune héros du film, Abdelkrim (Krimo) restera rivé au vocabulaire de sa bande, à la "culture" de sa bande, du désoeuvrement aux "embrouilles" et des embrouilles à la délinquance,  aux stéréotypes et aux préjugés du milieu qui l'entoure et ne trouvera pas plus le chemin du coeur de sa belle que celui de la liberté.

Car la culture, ce n'est pas ce que l'on sait, mais ce que l'on ne sait pas. Ce n'est pas le petit monde qui nous entoure, mais le vaste univers, c'est le risque de la rencontre avec le tout autre.

Caliban en plein milieu du hall d'entrée de la Maison de la Culture de Bourges : la culture hantée par ceux qu'elle indiffère, le spectre de son double, ses territoires perdus.

Que nous le voulions ou non
, la culture n'est pas seulement  une affaire de gens "cultivés" ; elle ne saurait être indifférente à la politique, à l'éthique.

Elle ne peut éviter de s'interroger sur elle-même, sur sa capacité à s'incarner, à renforcer le lien social, à donner du sens et du sel à la vie, à réconcilier "l'esprit de l'air" (Ariel) avec "l'esprit de la terre" (Caliban), à toucher le coeur et l'esprit de Caliban.



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