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"Petits Poèmes en Prose" : "Any Where out of the world"

"N'importe où hors du monde", XLVIII, classiques Larousse, page 56, Editions de la Pléiade, tome 1, page 356 :

 

Note de Claude Pichois à propos du titre du poème (éditions de la Pléiade, tome I, page 1348) : "Première parution : "Revue nationale et étrangère", 28 septembre 1867 (...) C'est du Bridge of Sighs de Thomas Hood, traduit par Baudelaire en avril 1865 que provient la citation qui sert de titre à ce poème et dont nous avons respecté la graphie fautive en deux mots ("any where" au lieu de "anywhere"). Edgar Poe avait déjà cité cette formule dans The Poetic Principle."

 

" Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre.


Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.


« Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud, et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l’eau ; on dit qu’elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu’il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût ; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir ! »


Mon âme ne répond pas.


« Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle  du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante ? Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré l’image dans les musées. Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui aimes les forêts de mâts, et les navires amarrés au pied des maisons ? »


Mon âme reste muette.


« Batavia te sourirait peut-être davantage ? Nous y trouverions d’ailleurs l’esprit de l’Europe marié à la beauté tropicale. »


Pas un mot. — Mon âme serait-elle morte ?


« En es-tu donc venue à ce point d’engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal ? S’il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort. — Je tiens notre affaire, pauvre âme ! Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons plus loin encore, à l’extrême bout de la Baltique ; encore plus loin de la vie, si c’est possible ; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu’obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu d’artifice de l’Enfer ! »


Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : « N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! »

 

 

Construction du poème :


I/ Depuis :  "Cette vie est un hôpital" jusqu'à :  "fenêtre" :

Une image frappante de la condition humaine : insatisfaction et désir de changement

 

II/ Depuis :  "Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas" jusqu'à : "un feu d'artifice de l'Enfer !"


Dialogue du poète avec son âme : propositions de voyage


a) depuis :  "Il me semble" jusqu'à :  "marié à la beauté tropicale"

 

Voyager pour guérir (se rapprocher du poêle) :


- Lisbonne

- La Hollande

- Batavia

 

b) depuis :  "Pas un mot. - Mon âme serait-elle morte ? jusqu'à  : "feu d'artifice de l'Enfer !" 

 

Voyager pour approfondir son mal (se rapprocher de la fenêtre) :

 

- Tornéo

- La Baltique

- Le Pôle

 

III/ Depuis :   "Enfin mon âme fait explosion" jusqu'à : "hors de ce monde !" (les trois dernières lignes du poème) :

 

La réponse de l'âme

   

Explication du poème :

 

"Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de  changer de lit" : formule frappante, vision pessimiste de l'existence." Baudelaire n'a pas écrit "comme un hôpital" (comparaison) mais "est un hôpital" (métaphore) ; la métaphore établit un lien entre le comparé et le comparant  (identité), plus fort que la comparaison (analogie) ; la métaphore se poursuit sur plusieurs lignes (malade, lit, poêle, fenêtre), on parle de "métaphore filée".

 

Cette" (démonstratif) vie s'oppose à la vie après la mort ; la vie terrestre est associée à l'idée de souffrance, de laideur.

 

"Possédé" est un terme fort, à connotation religieuse (possédé par le diable), démoniaque ; goût de Baudelaire pour l'horrible, le macabre , "voudrait", "guérirait" : conditionnels présents ayant la valeur d'irréels du futur. "

 

Voudrait" : idée d'un désir, d'un voeu irréalisable car une condition essentielle n'est pas remplie ; idée de désir, de déplacement et d'insatisfaction ; "souffrir en face du poêle" = aller vers le sud / "guérir à côté de la fenêtre" = aller vers le nord. "N'être bien nulle part" = l'acédie dans le langage monastique médiéval, ne pas pouvoir rester en place (les moines "gyrovagues")

 

Baudelaire s'identifie aux deux malades qu'il vient dévoquer : "être bien là où je ne suis pas" est impossible, donc je ne peux être bien nulle part. 

 

"Cette question du déménagement" : ironie, formulation triviale, humour noir, désinvolture.

 

"Dis-moi, mon âme..." : dialogue avec l'âme, connotation religieuse, platonicienne. Chez Platon, l'âme est l'objet d'un dialogue, "Le Phédon" ; l'âme devient ici l'interlocutrice du dialogue ; originalité de Baudelaire, dédoublement ironique, humoristique.

 

Le poème entame le dialogue au style direct ; "pauvre âme refroidie" : pitié, compassion, thème du spleen, froid moral, psychologique. Recherche d'une guérison.

 

Le premier pays : le Portugal, pays chaud, méditerranéen, ensoleillé. "lézard" : animal à sang froid qui a toujours besoin de se réchauffer au soleil, symbole de paresse, d'inactivité ("lézarder", se prélasser comme un lézard)

 

"eau", "marbre" : on notera l'absence de végétation ; on sait la haine de Baudelaire pour le monde végétal (cf. "Déjà!") et sa prédilection pour les paysages "abstraits" (cf. Le confiteor de l'artiste")

 

Le deuxième pays : la Hollande, les Pays-Bas. Le repos et le spectacle du mouvement (cf. "Le Port") ; "la Hollande, cette terre béatifiante" : bonheur mystique, connotation religieuse ("beatus" = heureux en latin et "saint" dans la tradition catholique). La béatitude, c'est le bonheur parfait dont jouissent les élus dans le ciel.

 

"Rotterdam (...) les forêts de mâts et les navires amarrés au pied des maisons" : cf. "L'Invitation au voyage", le thème de la Hollande. En réalité, Baudelaire n'y est jamais allé, il la connaît essentiellement à travers la peinture hollandaise (Van Eyck, Vermeer)

 

"Mon âme reste muette" : sorte de refrain (cf. E. Poe "Le Corbeau" = "Nevermore")

 

Le troisième pays : "Batavia (...) l'esprit de l'Europe, marié à la beauté tropicale", pays "hybride", utopique.


"Pas un mot - Mon âme serait-elle morte ? En es-tu venue à ce point d'engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal ?" : inquiétude

 

Recherche d'une correspondance entre paysage et âme spleenétique, dans le but, non de guérir, mais d'approfondir son mal (cf. "Les Fleurs du Mal", "Le Poison"), rôle du haschich et de l'opium.

 

Apparition du thème pascalien du "divertissement".

 

"Je tiens notre affaire" : expression triviale. "Tornéo" ou plutôt "Tornea" est à la frontière de la Suède et de la Finlande ; il ne s'agit plus de s'éloigner du froid, mais de s'en rapprocher pour approfondir un mal dont on ne peut guérir.

 

"encore plus loin de la vie, si c'est possible" : thème de la correspondance mort/paysage ; un paysage analogue à la mort : le froid, la monotonie, l'absence de lumière ou la lumière perpétuelle.

 

"Longs bains de ténèbres" : volupté et souffrance ; réapparition du thème du divertissement  ("nous divertir") "feu d'artifice de l'Enfer !" : jubilation sarcastique, humour grinçant.

 

La réponse de l'âme "Enfin mon âme fait explosion, et sagement elle me crie..." : "fait explosion" : comme si elle s'était contenue trop longtemps. La réponse de l'âme est très brève (3 lignes) par rapport au reste du texte : "N'importe où ! n'importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde !" paradoxe qui reprend "il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas."

 

L'âme est "sage". Baudelaire lui donne raison. Pastiche de la Bible qui oppose la sagesse des hommes à la sagesse de Dieu, "La sagesse de ce monde est folie aux yeux de Dieu." Le monde n'a pas seulement une signification géographique, mais théologique ; le monde dans la Bible, en particulier le Nouveau Testament, c'est ce qui est soumis au péché ; "le prince de ce monde" = le diable.

 

L'âme se sent en exil dans le monde (cf. le jeu de mots de Socrate sur "soma" = le corps et "séma" = le tombeau) "D'ici-bas vers là-haut s'envoler au plus vite." (Le Phédon).

 

Comparer avec "Les Projets" ("Petits Poèmes en Prose"), contemporain de "Any Where out of the world" : vanité des projets, de tout projet ; le seul projet possible pour Baudelaire, c'est l'évasion définitive hors du monde, c'est-à-dire la mort.

 

On peut parler de manichéisme, voire de catharisme (une hérésie religieuse issue du manichéisme qui distinguait entre un "bon démiurge" et un "mauvais démiurge" qui a crée le monde sensible, la matière)

 

Le monde sensible s'oppose au monde des Idées, des essences, au monde intelligible. Le monde, ce monde, ce bas monde est opposé à l'autre monde que les âmes sont censées habiter après la mort.

 


 


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