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Le texte : 

"Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, était déjà debout, s'inquiétant de l'heure. Mais ils ne sortirent pas tout de suite ; elle eut la curiosité d'aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour ; et le zingueur, qui l'avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces de l'appareil, montrant l'énorme cornue d'où tombait un filet limpide d'alcool. L'alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre ; pas une fumée ne s'échappait ; à peine entendait-on un souffle intérieur, un ronflement souterrain ; c'était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet. Cependant, Mes-Bottes, accompagné de ses deux camarades, était venu s'accouder sur la barrière, en attendant qu'un coin du comptoir fût libre. Il avait un rire de poulie mal graissée, hochant la tête, les yeux attendris, fixés sur la machine à soûler. Tonnerre de Dieu ! elle était bien gentille ! Il y avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu qu'on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud l'emplir, lui descendre jusqu'aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau. Dame ! il ne se serait plus dérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussin de père Colombe ! Et les camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot, tout de même. L'alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d'alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris. Alors, Gervaise, prise d'un frisson, recula ; et elle tâchait de sourire, en murmurant : "C'est bête, ça me fait froid, cette machine. La boisson me fait froid."

Emile Zola, L'Assommoir, Chap. 2, Les désirs de Gervaise

Introduction : 

Ce texte est extrait de L'Assommoir, roman d'Emile Zola (1840-1902), chef de file du mouvement naturaliste. L'histoire se déroule sous le second Empire (1852-1870), à Paris, dans le milieu ouvrier.

A travers le destin de Gervaise, une blanchisseuse et de Coupeau, un ouvrier couvreur, le roman, publié en 1876, évoque les ravages de l'alcoolisme dans le milieu ouvrier parisien. Ce passage se situe vers le début du roman (chapitre 2).

Avant de quitter l'estaminet du père Colombe, les deux héros de L'Assommoir, Gervaise et Coupeau, attirés par l'étrange instrument qui sert à distiller l'alcool, vont le regarder de près. L'extrait met en scène trois personnages : Coupeau, Gervaise et Mes-Bottes.

Comment l'auteur aborde-t-il dans cet extrait le thème de l'alcoolisme dans le milieu ouvrier parisien sous le Second Empire ?

Nous étudierons la dimension réaliste du passage, puis sa dimension fantastique. Nous montrerons enfin la signification allégorique de l'alambic et sa fonction de mise en abyme.

I. La dimension réaliste :

Le texte comporte trois parties : la description de la machine, les paroles rapportées au style indirect libre de Mes-Bottes et la réaction de Gervaise. L'alambic est vu tantôt d'un point de vue interne, tantôt d'un point de vue externe, tantôt sous un aspect réaliste, tantôt sous un aspect fantastique, tantôt à travers le narrateur, tantôt à travers Mes-Bottes, tantôt à travers Gervaise. On parle de « polyphonie énonciative ».

La polyphonie énonciative, la présence de plusieurs voix narratives, celle de Coupeau, celle du narrateur, celle de Mes-Bottes, celle de Gervaise, contribue à la modalisation : la machine est décrite sous trois points de vue successifs dans l'axe chronologique du récit, à la manière d'une anamorphose. Elle est vu tantôt sous un aspect objectif, neutre (par Coupeau), tantôt sous un aspect positif (par Mes-Bottes), tantôt sous un aspect négatif, dysphorique (par le narrateur et par Gervaise).

"... Et le zingueur (Coupeau) qui l'avait suivie, lui expliqua comment ça marchait..." : Coupeau joue le rôle du "spécialiste" transmettant des informations aux "néophytes" : Gervaise et le lecteur. Le narrateur précise le métal dont est composé la machine : "cuivre", il emploie des termes techniques : "tuyaux", "cornue", "serpentin". Il prend soin de situer la machine de façon précise à l'aide de compléments circonstanciels de lieu : "derrière la barrière de chêne", "sous le passage de la petite cour". L'alambic est perçu par différents sens. La vue : "un filet limpide", "rouge". L'ouïe : "un ronflement souterrain".

Le réalisme se traduit dans la description de la machine, mais aussi dans la "parlure" des personnages qui reflète le langage argotique des ouvriers parisiens de l'époque : une périphrase : "machine à saouler", un juron : "tonnerre de Dieu", une tournure hypocoristique : "elle était bien gentille", des personnifications familières : "un gros bedon", une tournure exclamative : "Dame !", des expressions argotiques : "un fichu grelot".

Note : "parlure" (sociolecte) : la parlure permet de caractériser le parler d’une classe sociale (langue propre à un groupe ; exemples : argot, jargon). Par extension, le terme désigne les particularités d’expression d’un personnage.  

II. La dimension fantastique

Le narrateur  ne se contente pas de décrire l'alambic. Son imagination visionnaire métamorphose la machine. Cette évocation est placée sous le signe de l'ambiguïté : sous un aspect rassurant et "sympathique", l'alambic est évoqué comme un monstre inquiétant.

L’alambic est personnifié, d’abord sous un aspect rassurant, à travers les paroles rapportées de Mes-Bottes au style indirect libre : « gros bedon de cuivre », « elle était bien gentille ». On notera l’adjectif « gentille » au féminin et l’hypocoristique « bien gentille » qui insiste sur l’aspect maternel de la machine aux yeux du locuteur : la machine est assimilée à une « bonne mère » qui allaite son bébé (le bébé en question étant Mes-Bottes lui-même).

Mais bientôt les aspects dysphoriques  apparaissent à travers des modalisateurs négatifs : épithètes liées et détachés : « un travailleur morne, puissant et muet », groupes nominaux : « mine sombre », des substantifs : « vitriol », des tournures négatives : « sans une flamme, sans une gaieté », des syntagmes verbaux : « envahir la salle », «se répandre sur les boulevards ». Paris est comparé à un buveur, à un alcoolique à travers une métonymie : Paris = les habitants de Paris et une hyperbole « inonder le trou immense de Paris ».

Le narrateur note les effets ravageurs  de l'alcool sur le cerveau de Mes-Bottes : "Il avait un rire de poulie mal graissée, hochant la tête, les yeux attendris, fixés sur la machine à soûler"

L’alcool produit par l’alambic est évoqué à travers une métaphore filée, qui confère au texte une dimension fantastique et inquiétante : l’alcool est comparé à la sueur d’un « travailleur morne » qui se transforme en source, puis en déluge, noyant la ville entière.

III. La dimension allégorique

L’alambic revêt par ailleurs une signification allégorique. « Lui, aurait voulu qu'on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud l'emplir, lui descendre jusqu'aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau » : aux yeux de Mes-Bottes, l’alambic est une sorte de mère nourricière. Tel un bébé attardé qui refuse le sevrage, Mes-Bottes rêve de se faire souder le serpentin entre les dents, comme un sein maternel, fantasme d’une jouissance ininterrompue, sans désir et sans manque.

Mais le narrateur a soin de préciser que le liquide n’a pas les vertus du lait maternel : c’est du « vitriol ». L’assimilation de l’alambic à une personne joviale et rassurante correspond à l’attrait que représente l’alcool, symbole de chaleur et de convivialité, mais le narrateur suggère que cet aspect est trompeur. Sous son aspect rassurant et « sympathique », l’alambic est un « monstre froid » qui réduit ses adorateurs en esclavage.

C’est d’ailleurs ainsi que Gervaise le perçoit, comme prise d'un pressentiment : « Alors, Gervaise, prise d'un frisson, recula ; et elle tâchait de sourire, en murmurant : C'est bête, ça me fait froid, cette machine. La boisson me fait froid. »

"Très vite, écrit Colette Becker dans Lire le réalisme et le naturalisme (Dunod, 1992, p.23), la description bascule dans le mythique, grâce au regard de la jeune femme, fascinée et apeurée par ce qu'elle regarde : l'alambique devient, à ses yeux, un organisme vivant, terrifiant, infernal, par sa forme, mais surtout par son travail obstiné et silencieux. Ses enroulements de tuyaux-boyaux permettent au romancier d'utiliser pour la première fois dans le texte l'image du labyrinthe qui va revenir (...) et dont il se sert pour décrire la condition de l'homme aux prises avec ce qui le dépasse. Le réel (l'alambic) suggère l'image mythique, qui à son tour tire vie du réel, de la forme et du type de fonctionnement de la machine." 

Conclusion :

L'alambic est d'abord évoqué d'un point de vue réaliste, à travers les explications techniques de Coupeau. La "parlure" de Mes-Bottes contribue elle aussi à produire un effet réaliste. Mes-Bottes voit dans l'alambic une mère nourricière auquel l'ouvrier rêve d'être "soudé" pour jouir d'un plaisir ininterrompu. Cependant, l'imagination visionnaire du narrateur ne tarde pas à métamorphoser l'alambic en un monstre froid et inquiétant.

Le passage est comme une « mise en abyme » du roman tout entier, un condensé de l’intrigue : Gervaise et Coupeau se sont juré tous les deux de se garder de l’alcool dont ils connaissent par expérience personnelle et familiale les dangers et les ravages. Mais ils ne tiendront pas leur résolution et céderont pour leur malheur aux attraits trompeurs du « vitriol », « monstre froid » qui les mènera à la déchéance. Zola a choisi de construire son roman autour d'une machine. Il reprendra ce procédé dans La Bête humaine.  
File:Glenfiddich Distillery stills.jpgGlenfiddich Distillery stills. Copper, "swan-necked" stills in the shed. Dufftown is a famous, historic distilling town on the "Whisky Trail".

 

 

 

 

 

 

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