Première de couv. : Rembrandt, Aristote méditant sur le buste d'Homère, 1653, Metropolitan Museum of Art
Etienne Souriau, L'avenir de la philosophie, Gallimard/Idées, 1982
Platon dans sa République, voulait chasser les poètes de la Cité. Aristote, que Rembrandt a représenté méditant sur le buste d'Homère, les réhabilite dans sa Poétique, témoignant du fait que les oeuvres des poètes, par exemple l'Oedipe-Roi de Sophocle peuvent stimuler et enrichir la pensée philosophique.
Méditation d'un peintre méditant sur un philosophe qui médite sur un poète, le tableau de Rembrandt qui figure sur la première de couverture de l'ouvrage d'Etienne Souriau en édition de poche illustre ce que pourrait être, selon l'auteur, "la philosophie de l'avenir" : une philosophie qui ne prétend ni détenir, ni exercer le monopole de la pensée, mais qui trouve dans la littérature, la poésie, l'art - y compris le cinéma - le nectar d'une pensée affranchie de l'esprit de spécialisation.
La chaîne chatoyante qui orne la tunique sévère du philosophe pourrait bien symboliser ce qui rattache la pensée à l'histoire de la pensée, mais aussi à
toutes les formes d'expression de l'esprit humain à travers l'espace et le temps, y compris - pourquoi pas ? - ce que suggèrent les "choses muettes".
"Le 19 novembre 1979, Etienne Souriau s'éteignait, laissant inédits trois ouvrages auxquels il avait travaillé presque jusqu'à ses derniers instants. De L'art total, seuls existaient deux chapitres ; ils ont été publiés depuis dans le numéro spécial que la Revue d'esthétique a consacré à Etienne Souriau sous le titre "L'art instaurateur", et où figure sa bibliographie (Paris, U.G.E., 1980). L'acte poétique était très avancé, mais le dernier chapitre, en pleine transformation, n'a pas été mené à bout. L'auteur avait mis de côté ces deux livres pour terminer en priorité son testament philosophique, L'avenir de la philosophie. Il a eu le temps d'y mettre la dernière main et de terminer l'ultime révision du manuscrit deux mois avant sa mort (...)
L'avenir de la philosophie, par son titre même, forme le pendant, un demi-siècle plus tard, d'un des premiers ouvrages du même auteur, L'avenir de l'esthétique (Paris, P.U.F., 1929). C'est aussi la continuation de cette philosophies des philosophies dont Etienne Souriau avait publié l'autre pièce maîtresse, L'instauration philosophique (Paris, P.U.F., 1939). Car l'analyse profonde du travail philosophique considéré en lui-même s'ouvre sur les philosophèmes à venir. "Philosophie totale", aussi : l'Aristote de Rembrandt médite sur le buste d'Homère, de même le philosophe des philosophies doit prendre en compte, avec les philosophies spécialisées et professionnelles, toutes les "philosophies non techniques" (littéraires, poétiques) et même "non verbales" (celles de l'art, celle de l'action).
Ainsi un penseur d'une entière indépendance d'esprit, méditant sur la philosophie des philosophies, dans toute son étendue, y voit se dessiner déjà l'ombre des philosophes futurs." (Anne Souriau)
"Tout est achevé et rien n'est achevé. le fait, en tant qu'il est fait, est borné. Il est borné par lui-même. Il est ce qu'il est, et ne saurait être autre ni rien d'autre. Mais par cela même, il est fermé sur soi, serré dans les limites de son être affectif, qui est son imperfection. La plaie de l'être c'est qu'il est. Dès lors il est coupé comme à la hache de ses potentiels, de ses accomplissements virtuels, de la souplesse de ses perfections.
Ainsi l'humain réside dans le rétrospectif, il y est enclos. refuser de prendre en considération Dante ou Shakespeare, Bach ou Wagner, Leibniz ou Husserl, c'est refuser de prendre en considération l'humain. "Nous autres hommes", cela comprend Dante et Wagner. Cela comprend aussi, soyons-en sûrs, Gengis Khan et Cartouche, Erostrate et Papavoine ; car connaîtrait-il l'homme, celui qui fermerait les yeux sur ses capacités au crime ? La recherche de l'homme ne peut se dispenser de l'étude de son passé.
C'est pourquoi, malgré la protestation d'Antonin Artaud, Anouilh et Brecht ont pu ranimer Sophocle, chacun à sa manière. On peut relire, non seulement Sophocle, mais Platon ou Spinoza sans s'inféoder au passé. Ni Epicure, ni Zénon n'ont dit encore leur dernier mot. Et l'avenir de Zénon fait partie de l'avenir de la philosophie. Lui donner la parole est donc un procédé légitime d'invention. Et il est philosophique, bien qu'emprunté à la rhétorique. Car en son principe c'est la figure appelée prosopopée. C'est une prosopopée philosophique que de donner la parole à des morts tels que Zarathoustra, Socrate ou Léolin. Et non seulement il est inventif, mais, nous l'avons vu, il est fondé en raison s'il est artistiquement manié.
L'animation vitale de la philosophie, telle qu'on peut la deviner dans son proche avenir, comporte donc bien sa réanimation constante par l'exploration active des pistes abandonnées. Ce n'est certes pas un passéisme, puisque c'est au contraire une assidue exploration du futur - une recherche méthodique des futurs inéclos. N'oublions pas que la futurité est un mode d'existence." (Etienne Souriau, L'avenir de la philosophie, p. 304)
"S'identifier, par la pensée, à l'Homme des derniers Jours, ou plus précisément s'efforcer, en toute décision philosophique, de la prendre comme pourrait la prendre cet homme intégralement accompli, c'est une tâche à la fois spéculative et concrète qui met en jeu "l'âme entière". Je dis : y compris même son affectivité. car évoquer cet homme, en tenant compte de toutes ses participations, suppose une sorte d'héroïsme de l'affectivité."
(op. cité, p. 313)
Notes de lecture :
Chapitre I : "De la prévision"
Savoir ce qu'est une chose, c'est connaître son destin. Le destin de la philosophie, à l'aube du XXIème siècle, est-il de disparaître ou de perdurer ? Etienne Souriau énumère les cinq ressources dont dispose la connaissance discursive pour connaître le futur :
1) La prévision étiologique
2) La prévision ordinale
3) La prévision symptomatique
4) La prévision endoscopique
5) La prévision eschatologique
1) La prévision étiologique :
Ou précision fondée sur la connaissances des causes d'un phénomène (aïtias en grec). C'est celle qui, connaissant à fond le fait actuel et les lois qui le régissent, calcule les conséquences immanquables. Ce type de prévision est inopérante en philosophie.
2) La prévision ordinale
Elle est très utilisée dans la vie pratique. Etienne Souriau donne l'exemple des pêcheurs bretons qui calculent les heures des marées, sachant qu'elles avancent à peu près de 45 minutes par jour. La loi des trois états d'Auguste Comte (l'état métaphysique, l'état religieux et l'état positif) est une loi ordinale. La démarche ordinale doit être utilisée avec précaution ; elle observe les trajets entre les pensées ; le chemin entre Schopenhauer et Nietzsche passe par Wagner. Il y a un chemin entre Descartes et Spinoza. Mais cette démarche est difficile à appliquer à l'avenir car elle fonctionne retrospectivement.
3) La prévision symptomatique :
Elle est proche de la prévision ordinale. Elle est utilisée en médecine où l'on se base sur l'observation de certains symptômes plus apparents que d'autres pour diagnostiquer une maladie, par exemple la varicelle présente de nombreux simptômes, mais on se fonde sur l'un des plus apparents, l'apparitions de boutons rouges au pli du coude pour la diagnostiquer. Il ne s'agit plus de consécution, mais de faits contemporains les uns des autres : Thomas d'Aquin rédigeant la Somme contre les Gentils au moment de la VIIème croisade.
4) La prévision endoscopique :
Analogue à une extrapolation, elle consiste à se mettre en pensée à l'intérieur d'un mouvement d'idées pour en vivre intérieurement et en prolonger la trajectoire. Cette démarche, selon Souriau, force à avoir le courage de prévoir ce qu'on n'approuve pas nécessairement.
5) Le prévision eschatologique :
eschatologique vient du grec "eschatos" = fins dernières et appartient au vocabulaire religieux. La prévision escatologique consiste à s'appuyer sur un acte de foi envers un système pour lui promettre l'avenir. Souriau annonce qu'il n'en fera pas usage.
Les philosophes, disait Nietzsche, ne poussent pas comme des champignons après la pluie. Toute grande philosophie s'enracine dans un contexte, s'inscrit dans un horizon de savoir (Descartes et Gallilée, Kant et Newton...), à des événements historiques (Platon et Aristote sont contemporains de la fin de la Cité grecque), politiques (Kant est contemporain de la Révolution française et meurt le jour du sacre de Napoléon). Ce que disent les philosophes - ce que Souriau appelle les "philosophèmes" - est en rapport étroit avec les problèmes de leur époque.
En s'appuyant sur la notion de "prévision symptomatique", on peut donc conjecturer que les philosophèmes futurs porteront sur les problèmes qui se dessinent à
notre époque : les rapports de plus en plus destructeurs entre l'homme et la nature, les manipulations génétiques, la commercialisation du corps humain, la cybernétique, la domination de la
technique, la condition animale, la disparition des Etats nations. Le Principe responsabilité de Hans Jonas, la méditation obstinée d'Elisabeth de Fontenay sur la condition animale
montrent qu'Etienne Souriau avait raison de croire en l'avenir de la philosophie.
Face ces problèmes d'une nouveauté radicale et d'une gravité grandissante, la philosophie aura sans doute son rôle à jouer dans l'avenir, occupant une place - pas toute - au sein d'une pensée renouvelée, ouverte à l'art, à l'action, à la méditation, à la poésie, plus humble, moins bavarde, désireuse d'éveiller les consciences, de participer à l'avénement d'un homme intégralement" accompli" qui ne soit ni un "homme nouveau", ni un surhomme et qui assume pleinement ses responsabilités vis-à-vis du monde.
Les trois grandes règles de la critique appréciative :
1) Ce n'est pas sur sa propre pensée, c'est sur celle de son auteur que la critique doit se règler.
2) Sa tâche principale est de donner du projet de son auteur une image non seulement intègre, mais bien participable à son lecteur, quel qu'il soit.
3) Ces premiers points satisfaits, et seulement alors, il est possible au critique d'estimer les dimensions de succès ou d'échec de son auteur, par rapport au projet qu'il avait.
On observera que ces trois règles sont également applicables à la critique artistique ou littéraire. Elles lui confèrent alors une portée philosophique (p. 128)
Souriau rappelle par ailleurs les trois fonctions du dire historique (p. 268-269) :
"Tout historien (...) doit subvenir à trois fonctions du dire historique : narration du fait, recherche de ses causes, exposé de sa signification. Ces trois fonctions sont exigibles, bien que, selon la mentalité mise en acte, l'une ou l'autre puisse avoir l'hégémonie. Mais si elles ne sont pas remplies toutes les trois, il n'y a plus d'histoire. S'il n'y a que récit, cela peut paraître littérature, qu'analyse causale, ce sera sociologie ou économie politique ou géographie ou physiologie, etc., selon les cas ; et s'il n'y a qu'exposé des significations, c'est philosophie." (Souriau donne l'exemple, p. 267, de l'ouverture des Etats Généraux en 1789.)
Dans les derniers chapitres du l'ouvrage, Etienne Souriau explique la différence entre savoir et comprendre, définit l'utopie comme "un avenir imaginé sans passé" (la philosophie, ayant un passé sur lequel elle s'appuie, n'est donc pas une utopie), réfléchit sur la notion de finalité, sur le rapport entre la philosophie et l'art (littérature, architecture, cinéma), évoque l'avenir de la métaphysique et se demande s'il y a un langage des choses, une "skeuologie" (que nous disent, par exemple les constellations ?). Il met en garde contre les "ennemis de la philosophie", extérieurs et intérieurs : les malingres, les concrets, les dogmatiques, l'esprit de spécialité, la joie d'affirmer, la nostalgie scientiste, la fausse innovation et l'acédie.
Souriau montre que la philosophie n'a pas le monopole de la pensée. La grande littérature - Souriau donne l'exemple de Guerre et Paix de Léon Tolstoï - développe, elle aussi des considérations philosophiques. En employant le mot "foule" et non le mot "bataillon" dans l'évocation de la bataille d'Austerlitz, Tolstoï suggère que les grand hommes sont les instruments de quelque chose qui les dépasse.
L'auteur évoque par ailleurs la dimension "métaphysique" du cinéma et s'intéresse aux rapports entre le cinéma et le réel.
Étienne Souriau, né à Lille en 1892 et mort à Paris en 1979, est un philosophe français, spécialisé en esthétique. Il est le fils de Paul Souriau et le père d'Anne Souriau. (source : wikipedia)