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Geneviève Rodis-Lewis, Epicure et son école, 1975, Ed. Gallimard, folio/essais

 

"Dès ici-bas, il existe une vie bienheureuse."

 

"Anxieux devant la mort, l'homme se précipite, avide, dans le néant d'un avenir indéfini : mythes terrifiants, mots creux, désirs insatiables. Epicure nous rend à la plénitude de la vie présente. Le jeune Marx, encore marqué par l'idéalisme hégélien, avait discerné, dans cette philosophie de la liberté, des éléments dialectiques. Le matérialisme épicurien est assez souple pour passer par degrés, sans méconnaître la nouveauté des stades supérieurs, de la sensation à la réflexion, de la nature à la culture, du plaisir corporel, racine du bien-être, aux joies actives du savoir et de l'amitié, assez fortes pour annuler la douleur. L'invitation d'Epicure à se libérer s'adresse à chacun : hommes et femmes de tous âges et de toutes conditions. Car il n'est pas besoin d'être savant, ni d'attendre d'avoir gaspillé sa vie, pour apprendre à être heureux, ici-bas, maintenant."

 

"Peut-être notre époque serait-elle plus apte à rejoindre l'essentiel de l'épicurisme, écrit Geneviève Rodis-Lewis, dans la mesure où elle éprouve une frénésie accélérée dans la possession du monde et de ses richesses, qui ne fait qu'acroître l'insatisfaction. la recherche d'une vie saine et simple, par de petites communautés, libérées des moralismes répressifs, et cependant réglées par une sagesse acquise peu à peu dans l'expérience, serait proche de la vie concrète des épicuriens.

 

Mais qu'est devenu l'esprit qui a nourri l'école pendant des siècles ? L'épicurisme fut une philosophie, et ne peut se réduire à un refuge pour s'abriter des remous de l'existence. Philosophie de la limite et de la sécurité, elle a paru étriquée ou mesquine. Pauvre Epicure, disait Nietzsche (La naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque, trad. G. Bianquis, Paris, 1938, p. 215). L'homme replié sur lui-même, mesurant ses rations pour ménager sa médiocre santé, n'a rien d'exaltant : ce n'est qu'un aspect, trop uniformément accentué par les florilèges.

 

Certes la figure d'Epicure est archaïsante par rapport à son temps. L'art hellénistique, extrêmement raffiné, cherche la mobilité, le frémissement sensible. Le philosophe concentré sur son bonheur statique a la rigueur et la vigueur du "style sévère" des hautes époques. Il faut pourtant se garder de l'identifier à cette statue : les lettres, d'une amitié si vive en leur langage hyperbolique, l'ironie cinglante à l'égard des adversaires, font rencontrer un homme vibrant, lors même que le professeur, par souci de bien inculquer au disciple les vérités fondamentales, est par moments accablant de lourdeur. Epicure fut un passionné, qui suscita un attachement non moins vif de ses nombreux disciples par son zèle pour faire partager sa découverte libératrice.

 

Elle s'insère si profondément dans la tradition grecque antique que, si nous en maintenons le délicat équilibre, sans rien en retrancher, elle n'est plus pour nous qu'une magnifique construction. Tout y repose en effet sur la confrontation entre l'homme et les dieux. Le précepte de Delphes : "Connais-toi toi-même" (Gnôti séautôn") signifie d'abord : connais-toi dans ta limite, homme et non dieu.

 

Platon, en approfondissant la méditation sur l'âme, y découvrait sa parenté avec le divin, la réminiscence d'un au-delà perdu, pour nous inciter à rejoindre ce monde idéal, à ressembler, autant que possible, aux dieux. Epicure dit : "Tu n'es qu'un homme limité, irrémédiablement mortel, et c'est ici-bas qu'il faut vivre. Mais en même temps, et c'est peut-être son originalité majeure, il renouvelle l'aspiration à ressembler à ces dieux, dont il n'attend rien d'autre que de nous montrer en quoi consistent félicité et indestructibilité : se trouver toujours en harmonie avec ce qui nous entoure.

 

Les dieux ont la chance de le faire spontanément et à jamais. L'homme se sait fragile, mais il découvre dans le présent une plénitude équivalente à celle de l'éternité. Alors sans s'évader de ce monde, sans envier ces êtres inaccessibles, comme les dieux, il est indifférent à ce qui peut advenir ; comme eux encore, il renforce sa félicité en la communiquant dans l'amitié, bien impérissable.

 

Ce point culminant est concentré dans la fin de la Lettre à Ménécée (135), conclusion qui parachève toute l'éthique : "Tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car il ne ressemble en rien à un mortel, l'homme vivant parmi les biens immortels."

 

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Geneviève Rodis-Lewis est une philosophe et universitaire française née en 1918 et décédée le 25 août 2004. Elle était professeur à l’Université Paris-Sorbonne où elle fonda le Centre d’études cartésiennes en 1981.


Spécialiste de la philosophie moderne, mais aussi de la philosophie antique et d’esthétique, elle a vu la plupart de ses ouvrages traduits dans de nombreux pays et souvent réédités. Elle est surtout connue pour ses travaux sur Descartes, à qui elle consacre une bibliographie en 1996, et dont elle éclaire les grandes lignes du développement de la pensée dans une étude générale parue en 1971 ; elle a notamment travaillé chez lui les questions souvent éludées de l'inconscient et de l'individualité. Elle a également travaillé sur certains auteurs postcartésiens, comme Desgabets (dont elle a rendu accessibles de nombreux inédits) ou Malebranche (auquel elle a consacré une monographie).

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