Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

 

Bel-Ami.jpg

(...)

- Monsieur Forestier, s'il vous plaît ?

- Au troisième étage, la porte de gauche.

Le concierge avait répondu cela d'une voix aimable où apparaissait une considération pour son locataire. Et Georges Duroy monta l'escalier. Il était un peu gêné, intimidé, mal à l'aise. Il portait un habit pour la première fois de sa vie, et l'ensemble de sa toilette l'inquiétait. Il la sentait défectueuse en tout, par les bottines non vernies, mais assez fines cependant, car il avait la coquetterie du pied, par la chemise de quatre francs cinquante achetée le matin même au Louvre, et dont le plastron trop mince se cassait déjà. Ses autres chemises, celles de tous les jours, ayant des avaries plus ou moins graves, il n'avait pu utiliser même la moins abîmée. Son pantalon, un peu trop large, dessinait mal la jambe, semblait s'enrouler autour du mollet, avait cette apparence fripée que prennent les vêtements d'occasion sur les membres qu'ils recouvrent par aventure. Seul, l'habit n'allait pas mal, s'étant trouvé à peu près juste pour la taille.

Il montait lentement les marches, le coeur battant, l'esprit anxieux, harcelé surtout par la crainte d'être ridicule et, soudain, il aperçut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient si près l'un de l'autre que Duroy fit un mouvement en arrière, puis il demeura stupéfait : c'était lui-même, reflété par une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue perspective de galerie. Un élan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu'il n'aurait cru. N'ayant chez lui que son petit miroir à barbe, il n'avait pu se contempler entièrement, et comme il n'y voyait que fort mal les diverses parties de sa toilette improvisée, il s'exagérait les imperfections, s'affolait à l'idée d'être grotesque.

Mais voilà qu'en s'apercevant brusquement dans la glace, il ne s'était même pas reconnu ; il s'était pris pour un autre, pour un homme du monde, qu'il avait trouvé fort bien, fort chic, au premier coup d'œil. Et maintenant, en se regardant avec soin, il reconnaissait que, vraiment, l'ensemble était satisfaisant. Alors il s'étudia comme font les acteurs pour apprendre leurs rôles. Il se sourit, se tendit la main, fit des gestes, exprima des sentiments : l'étonnement, le plaisir, l'approbation ; et il chercha les degrés du sourire et les intentions de l'oeil, pour se montrer galant auprès des dames, leur faire comprendre qu'on les admire et qu'on les désire.

Une porte d'ouvrit dans l'escalier. Il eut peur d'être surpris et il se mit à monter plus vite et avec la crainte d'avoir été vu, minaudant ainsi, par quelque invité de son ami. En arrivant au second étage, il aperçut une autre glace et il ralentit sa marche pour se regarder passer. Sa tournure lui parut vraiment élégante. Il marchait bien. Et une confiance immodérée en lui-même emplit son âme. Certes, il réussirait avec cette figure-là et son désir d'arriver, et la résolution qu'il se connaissait et l'indépendance de son esprit. Il avait envie de courir, de sauter en gravissant le dernier étage. Il s'arrêta devant la troisième, frisa sa moustache d'un mouvement qui lui était familier, ôta son chapeau pour rajuster sa chevelure, et murmura à mi-voix, comme il le faisait souvent : "Voilà une excellente invention." Puis, tendant la main vers le timbre, il sonna. La porte s'ouvrit presque aussitôt, et il se trouva en présence d'un valet en habit noir, grave, rasé, si parfait de tenue que Duroy se troubla de nouveau sans comprendre d'où lui venait cette vague émotion : d'une inconsciente comparaison, peut-être, entre la coupe de leurs vêtements.

new-stills-of-robert-pattinson-in-bel-ami-L-60FPfu.jpeg

Aide au commentaire :

Chercher la situation d'énonciation et le point de vue narratif.

Répondez aux questions suivantes : 

Où le personnage se rend-il ?

Pourquoi est-il mal à l'aise ?

Pourquoi est-il "stupéfait" ?

Cherchez les connecteurs temporels ("mais", "alors") ; quel est leur fonction ?

Plan du texte :

De la ligne 1 à 15 (jusqu'à "à peu près juste pour la taille") : la peur du ridicule

De la ligne 16 ("il montait les marches") jusqu'à la ligne 30 ("satisfaisant") : une heureuse surprise.

De la ligne 31 ("alors il s'étudia") jusqu'à la ligne 34 ("qu'on les désire") : minauderies

De la ligne 35 (voilà une excellente invention") à la fin : Duroy reprend confiance en lui-même et se présente.

Problématique :

Comment le narrateur évoque-t-il la succession contradictoire des états d'âme du personnage ?

Annonce du plan : 

Nous étudierons dans une première partie la façon dont le personnage se dévalorise, puis comment il reprend confiance en lui-même et comment cette confiance se manifeste.

Une introduction possible :

Cet extrait provient du roman Bel Ami de Guy de Maupassant, écrivain naturaliste de la fin du XIXème siècle. Le texte évoque la toute première visite du "héros" du roman, Georges Duroy, surnommé "Bel Ami" à un homme du monde influent, Georges Forestier. Cette première rencontre revêt un enjeu considérable pour Duroy car de l'impression qu'il donnera de lui dépend son entrée dans "le monde" et sa réussite sociale.

Comment le narrateur évoque-t-il la succession contradictoire des états d'âme de Duroy ?

Nous étudierons dans une première partie la mauvaise image que le personnage a de lui-même, sa peur du ridicule, la façon dont il se dévalorise, puis comment il reprend confiance en lui-même et la manière dont cette confiance se manifeste avant de retomber à nouveau.

1ère partie :

La mauvaise image que le personnage a de lui-même :

a) Le manque de confiance en lui-même :

"gêné", "intimidé", "mal à l'aise", "l'inquiétait", "défectueuse"...

"bottines non vernies", "la chemise à 4,50 francs achetée le matin même au Louvre", "plastron trop mince", "pantalon un peu trop large"

souligner le point de vue (interne) : le narrateur traduit l'image que le personnage a de lui-même.

b) les éléments positifs :

l'habit, les chaussures

2ème partie :

Duroy reprend confiance en lui-même (expliquer pourquoi et comment) :

Duroy se comporte comme un acteur de pantomime : il se sourit, il se tend la main, il fait des gestes, il exprime des sentiments (étonnement, plaisir, approbation), il expérimente des techniques de séduction. 

Milieu mondain où l'on s'intéresse davantage à l'apparence des gens, à l'image qu'ils renvoient qu'à ce qu'ils sont vraiment ; importance de la beauté, de l'aspect physique, de l'esprit, de la tenue vestimentaire...

Importance de l'effet que l'on produit sur les autres.

Rôle de la vanité : Duroy s'exerce à séduire en flattant la vanité de la gente féminine (le désir d'être admirée) ; le narrateur montre le rôle du jugement, du regard d'autrui. Duroy a compris que pour faire partie de ce milieu, il faut cacher ses vrais sentiments, porter un masque, jouer la comédie, ne jamais être vrai et sincère, ne jamais être soi-même.

Après la rencontre avec son "double" et la pantomime un peu ridicule à laquelle il se livre, le "héros" semble définitivement rassuré : "tournure vraiment élégante", mais verse dans l'illusion inverse ("une confiance immodérée en lui-même emplit son âme.") ; après s'être dévalorisé, il se survalorise.

"voilà une excellente invention" :

1) Le fait de disposer de trois glaces : une au premier et deux au deuxième étage de l'immeuble pour que les visiteurs puissent vérifier leur tenue, leur image.

2) Duroy est une "invention" de lui-même, il s'invente une personnalité artificielle, un double, un reflet.

Mais cette assurance est loin d'être acquise. En se trouvant en présence du valet qui lui paraît mieux habillé que lui, Duroy se trouble à  nouveau.

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :