Eléments biographiques :
Henri Bergson naît le 18 octobre 1859
Elève au lycée Condorcet, très doué en Sciences et en Lettres, Bergson refuse de préparer Polytechnique et entre en 1878 à l'Ecole Normale Supérieure. Il obtient l'agrégation de Philosophie en 1881 et enseigne à Angers, puis à Clermont-Ferrand.
1889 : soutenance de thèse : Les données immédiates de la conscience, mention "honorable"
1897 : Matière et Mémoire - professeur à Paris
1900 : Maître de conférences à l'E.N.S., professeur au Collège de France
1900 : Le rire
1907 : L'évolution créatrice
1919 : L'énergie spirituelle (articles et conférences)
1922 : Durée et simultanéité
1928 : Prix Nobel
1932 : Les deux sources de la morale et de la religion
1934 : La pensée et le mouvant
Bergson est attiré par le catholicisme, mais renonce à se convertir par solidarité avec les autres juifs persécutés
Il meurt le 4 janvier 1941
Sa femme, sa fille, Paul Valéry (académie française) et Edouard Le Roy, son successeur au Collège de France suivent sa dépouille.
Henri Bergson fit preuve d'un grand courage personnel et d'une impressionnante dignité en assumant ouvertement son judaïsme et en refusant les hautes protections dont il aurait pu bénéficier. On sait moins qu'il joua un rôle politique et diplomatique important pendant la première guerre mondiale : il fit partie d'une mission chargée de convaincre les Américains d'entrer en guerre aux côtés des Alliés et entre les deux guerres, auprès du président Wilson et du gouvernement américain ; il est l'un des inspirateurs de la société des nations (SDN), l'ancêtre de l'organisation des nations unies (ONU), ainsi que de l'UNESCO. Bergson pensait que l'éducation et la culture était appelées à jouer un grand rôle dans le maintien de la paix par le développement de l'intelligence, du repect de l'autre et de l'esprit critique.
C'est en 1881-1883, alors qu'il est professeur à Angers que Bergson devient bergsonien. Séduit par l'évolutionnisme mécaniste de Spencer, il songe à rédiger une thèse d'épistémologie et médite sur les notions fondamentales de la science moderne. Influencé par la théorie de l'évolution, il réfléchit sur la notion de temps et fait une découverte capitale : ce que la science appelle "temps" n'est pas réellement le temps, la durée concrète et vivante : on pourrait imaginer une accélération du cours du temps et un vieillissement plus rapide, sans que la science ait à modifier aucune de ses lois. La science nie la durée sans s'en apercevoir ; quand le savant prétend mesurer le temps, c'est l'espace qu'il mesure (l'espace parcouru par un mobile en mouvement supposé uniforme) ; une heure comporte 6 fois 10 minutes : temps homogène, calqué sur l'espace, différent de la durée psychologique, telle que ma conscience l'éprouve. Une heure ne "passe" pas de la même manière selon que je m'ennuie ou que je me passionne.
La durée intérieure n'est ni homogène, ni mesurable, ni accessible aux prises de la science.
Espace et durée :
Les sciences de la matière sont des sciences de l'espace, l'intelligence excelle à connaître l'espace car elle s'est d'abord exercée sur le monde extérieur, sur la nature, mais elle ne comprend pas la vie. L'homme a été pressé par les exigences de l'action (homo faber) ; dans ce long commerce avec la matière, l'intelligence a pris des habitudes bien enracinées : celle d'expliquer en divisant, en analysant, en mesurant. La mesure est liée à l'analyse de l'espace : mesurer, c'est reporter une unité de longueur sur une longueur donnée, c'est l'acte essentiel des sciences de la matière. Bergson ne critique pas la science, mais le scientisme, la tendance à hypostasier la science, à en faire un absolu, la mesure de la vérité, à vouloir tout expliquer par la science ; la science atteint en effet la vérité, mais uniquement dans son domaine, le domaine spatial.
Façonnée par l'action sur le monde extérieur, l'intelligence a tendance à ignorer la durée, la vie, elle ne peut comprendre le mouvant indivisible de toute vie, notamment de la vie intérieure concrète, fluide et continue. Pour connaître le mouvant, la vie, la durée, il faut faire appel à l'intuition (autre concept clé chez Bergson), "sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec lui, avec ce qu'il a d'unique, d'inexprimable."
L'évolution créatrice :
a) La plupart des évolutionnistes nient toute création ; ils déduisent les formes les plus complexes de la vie à partir des formes élémentaires, ils déduisent la vie de la matière. Selon Darwin, le milieu sélectionne mécaniquement les êtres vivants, seuls les mieux adaptés survivent ; l’œil se réduit à des éléments optiques et nerveux. Pour Bergson, l'évolution ne trace pas une voie tracée d'avance.
b) Pour Bergson, l'évolution n'a lieu que parce que "l'élan vital" (ou l'élan créateur) fait surgir des formes vivantes de plus en plus complexes, des nouveautés imprévisibles qui sont autant de solutions originales à un problème posé par les nécessités vitales. L'évolution créatrice s'oppose donc à l'évolutionnisme matérialiste. L'esprit est de la matière évoluée, complexifiée, la matière a l'esprit comme origine lointaine. L'étendue matérielle est la retombée de l'élan vital, l'extension une tension qui s'est détendue, une durée morte, une durée dont l'élan s'est figé. La matière est un produit dévitalisé de l'élan vital, de l'esprit éteint.
c) L'intelligence n'est pas un perfectionnement de l'instinct, l'intelligence et l'instinct sont deux solutions différentes, aussi élégantes l'une que l'autre, au problème de l'adaptation biologique.
instinct : l'élan vital donne à l'animal des instruments tout faits et l'aptitude innée à s'en servir.
intelligence : il donne à l'animal humain les moyens de fabriquer des outils.
L'intelligence suppose la conscience, le choix, la liberté, mais l'aptitude à utiliser les choses, la technique n'est pas une connaissance profonde et intime. La science demande : "Comment ça marche ?" et non "Que signifie cela, qu'est que cela véritablement ?"
L'intuition rassemble la sympathie divinatrice de l'instinct et la clairvoyance de l'intelligence. Dans l'intuition, L'élan vital se réfléchit lui-même comme dans un miroir.
Extrait de L'évolution créatrice :
"Je constate d'abord que je passe d'état en état. J'ai chaud ou j'ai froid, je suis gai ou je suis triste, je travaille ou je ne fais rien, je change donc sans cesse. Mais ce n'est pas assez dire. Le changement est bien plus radical qu'on ne le croirait d'abord.
Je parle, en effet, de chacun de mes états comme s'il faisait bloc. Je dis bien que je change, mais le changement m'a l'air de résider dans le passage d'un état à l'état suivant ; de chaque état pris à part, j'aime à croire qu'il reste ce qu'il est pendant tout le temps qu'il se produit. Pourtant un léger effort d'attention me révélerait qu'il n'y a pas d'affection, pas de volition qui ne se modifie à tout moment ; si un état d'âme cessait de varier, sa durée cesserait de couler. Prenons le plus stable des états internes, la perception visuelle d'un objet extérieur immobile. L'objet a beau rester le même, j'ai beau le regarder du même côté, sous le même angle, au même jour : la vision que j'en ai n'en diffère pas moins de celle que je viens d'avoir, quand ce ne serait que parce qu'elle a vieilli d'un instant. Ma mémoire est là, qui pousse quelque chose de ce passé dans ce présent. Mon état d'âme, en avançant sur la route du temps, s'enfle continuellement de la durée qu'il ramasse ; il fait, pour ainsi dire boule de neige avec lui-même." (Henri Bergson, L'Evolution créatrice)
Commentaire et intérêt philosophique du texte :
L'erreur de la pensée classique, selon Bergson, réside dans le fait d'avoir divisé le changement, le mouvement, ce qui n'est possible que si, sous le changement, on suppose une texture, un tissu toujours identique ; c'est ce que met en relief Descartes dans la Méditation II (le morceau de cire) et Kant dans La Critique de la Raison pure, (Analytique des principes, deuxième analogie) : on ne peut comprendre le changement, selon Kant, qu'en le réduisant à la relation a priori de causalité. Or la catégorie de la causalité suppose encore celle de substance. La pensée classique, donc, fait du changement le changement de quelque chose qui demeure. Or, selon Bergson, ce faisant, on se trompe. En effet, il n'y a pas de moments, "d'états", c'est artificiellement qu'on les distingue. Le changement, en réalité, est continu, perpétuel.
"Je constate d'abord que je passe d'état en état" : Bergson part d'une opinion courante qui n'a pas encore été soumise à la réflexion et à la critique philosophique. Si je prête une attention superficielle à ma vie intérieure, je constate que je passe par une série d'états différenciés. Bergson en donne trois exemples : le passage d'une sensation de chaleur à une sensation de froid, le passage d'un sentiment à un autre : la joie, puis la tristesse, le passage de l'activité à l'inertie. C'est ce passage d'un état à un autre que l'opinion définit comme "changement".
"Mais ce n'est pas assez dire..." : Or, en définissant ainsi le changement, objecte Bergson, nous nous trompons ; nous concevons en fait le changement comme le passage d'un état à un autre, d'une essence stable à une autre essence stable. Comme si nous étions tout entiers perception de chaleur, puis perception de froid, sentiment de gaieté, puis de tristesse, tout entiers "travailleurs", puis "inactifs".
"Pourtant un léger effort d'attention me révélerait..." Mais pour peu que nous prêtions attention à ce qui se produit en nous, nous comprendrions que notre vie psychique est tout entière dans ses modifications, elle est fluence de part en part. Cet effort d'attention, ce n'est pas à l'esprit d'analyse qu'il faut le demander, car l'intelligence analytique, au moyen des concepts, divise le donné en états distincts, mais à l'intuition. En effet, seule l'intuition, qui est la véritable attention à ce qui se passe réellement en nous, peut nous faire connaître la vraie nature du temps qui est durée pure.
Tout se modifie en nous, à tous moments, aussi bien ce qui tient à notre affectivité (émotions, sentiments, plaisir, douleur...) que ce qui tient à un acte de l'esprit qui doit aboutir à l'exécution d'une action (la volition).
On pourrait croire qu'il y a davantage de stabilité dans un acte de volonté que dans un état affectif parce que lorsque nous exerçons notre volonté, nous nous sentons tout entiers tendus vers un but unique, mais il n'en est rien.
Le changement ne peut se comprendre qu'à partir du changement et non à partir de la stabilité, car si nous admettons qu'il y a des états stables, nous arrêtons le temps réel, le temps vécu, la durée qui ne cesse de couler et nous nous interdisons de la comprendre. La continuité n'est pas divisible.
"Prenons le plus stable des états internes..." : l'exemple le plus défavorable sera le plus apte à conforter la thèse, s'il s'avère qu'il l'illustre encore. La perception d'un objet immobile paraît beaucoup plus stable qu'une sensation, un sentiment ou une volition, parce que rien ne nous semble plus stable qu'un objet. Or, même si l'on admet que l'objet ne change pas et même si je m'oblige à le regarder fixement, ma vision de cet objet n'est jamais la même. La vision que j'ai actuellement de cet objet a vieilli d'un instant. Elle a donc changé, au moins sous le rapport du temps.
"Ma mémoire est là..." : La fin du texte fait intervenir la notion de mémoire, notion centrale dans la psychologie bergsonienne (Matière et Mémoire). C'est la mémoire qui unifie mes états de conscience et me permet de ressentir cet instant comme présent par rapport à un instant révolu. Il s'agit, en l’occurrence, non pas de la mémoire habitude que j'exerce quand je récite une leçon que j'ai apprise par cœur, mais de la mémoire pure, où le souvenir est représentation pure.
Le passé est conservé dans sa totalité et vient sans cesse "pousser" l'instant présent. Le texte se clôt sur une comparaison : ce processus est à l'image d'une boule de neige qui, tout d'abord de petite taille, se grossit continuellement en roulant sur une pente. Ainsi en est-il de notre vie intérieure ; mon état d'âme actuel est nourri du souvenir d'un état antérieur, comme le suivant le sera de mon état actuel et de tous mes états antérieurs. Tout change sans cesse, rien ne se répète, mais rien n'est vraiment détruit, oublié.
Faire du changement une série d'états juxtaposés, c'est dénaturer le temps en l'assimilant à l'espace. Le temps, la durée, procèdent de l'instinct vital qui n'existe que comme continu que dans la mesure où il change constamment.
Chaque moment n'existe pour ma conscience que dans sa propre différence avec un autre moment ; c'est donc la différence et l'hétérogénéité des "moments" qui fonde la continuité de la durée. On ne peut rien comprendre à partir de l'immuable ; coïncider avec la durée vécue, c'est s'éveiller à une certaine manière de philosopher : "La pensée du mouvement met la pensée en mouvement."