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"Le Confiteor de l'artiste" : ("Petits poèmes en prose", page 278, NRF, éditions de la Pléiade, oeuvres complètes, tome I) :

"Que les fins de journées d'automne sont pénétrantes ! Ah ! pénétrantes jusqu'à la douleur ! car il est de certaines sensations délicieuses dont le vague n'exclut pas l'intensité ; et il n'est pas de pointe plus acérée que celle de l'Infini.

Grand délice que celui de noyer son regard dans l'immensité du ciel et de la mer ! Solitude, silence, incomparable chasteté de l'azur ! une petite voile frissonnante à l'horizon, et qui par sa petitesse et son isolement imite mon irrémédiable existence, mélodie monotone de la houle, toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles (car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite !) ; elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement, sans arguties, sans syllogismes, sans déductions.

Toutefois, ces pensées, qu'elles sortent de moi ou s'élancent des choses, deviennent bientôt trop intenses. L'énergie dans la volupté crée un malaise et une souffrance positive. Mes nerfs trop tendus ne donnent plus que des vibrations criardes et douloureuses.

Et maintenant la profondeur du ciel me consterne ; sa limpidité m'exaspère. L'insensibilité de la mer, l'immuabilité du spectacle me révoltent... Ah ! faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau ? Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse-moi ! Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil ! L'étude du beau est un duel où l'artiste crie de frayeur avant d'être vaincu."

Lecture expliquée du poème :

Le titre du poème, "Confiteor" a un double sens : "je proclame solennellement, je confesse à Dieu, aveu des péchés commis + confesser sa foi, l'affirmer publiquement, profession de foi + aveu de ses insuffisances par rapport à l'idéal artistique (fautes), avouer la distance entre ce que je suis en tant qu'artiste et ce que je prétends être.

Poème en deux parties :

1) l'extase (du début jusqu'à "sans déduction")

2) La détérioration, la crise nerveuse

Que les fins de journées d'automne sont pénétrantes ! exclamation, automne : saison du déclin, de la mort, fin de la journée : crépuscule rouge orangé, mais Baudelaire ne décrit ni les couleurs de la nature, ni le coucher de soleil ; absence de "pittoresque". Le poème suggère plus qu'il ne décrit, sorte "d'impressionnisme". La première phrase instaure un climat de vague mélancolie ; "pénétrantes" : participe présent employé comme adjectif qualificatif. Baudelaire joue sur les deux sens du mot (cf. Verlaine : "J'ai fait ce rêve étrange et pénétrant", "quelle est cette langueur qui pénètre mon coeur?") : sens figuré (XVème siècle : qui procure une impression puissante),  sens propre : transpercer. Cette sensation puissante s'avère génératrice de douleur ; le mot annonce la crise évoquée dans la deuxième partie du poème. 

"car il est de certaines sensations délicieuses" : "de certaines sensations" : expression très vague mais pour évoquer quelque chose de très précis que les mots sont impuissants à nommer. Pour Baudelaire, l'expérience esthétique rejoint l'expérience mystique (cf. Saint Jean de la Croix, sainte Thérèse d'Avila, la spiritualité baroque)

"il n'est pas de pointe plus acérée que celle de l'infini" : le mot pointe renvoie au mot "pénétrer", Baudelaire n'aime pas la nature ; le paysage évoque l'infini parce qu'il est vide, il s'agit d'un paysage marin ; Baudelaire n'évoque ni la montagne, ni la campagne, ni un lac comme Lamartine ; absence de rives, d'obstacles. Mélange de plaisir et de douleur.

"Grand délice" reprend "sensations délicieuses" (cf. Hölderlin, "le bleu délicieux du ciel"), expression mystique... "que celui de noyer son regard dans l'immensité du ciel et de la mer !" Deuxième phrase exclamative qui traduit l'enthousiasme, le lyrisme ; jeu de mots sur "noyer" et "mer", volonté d'oubli, d'inconscience. Baudelaire voudrait se fondre dans le monde. Tonalité bleue ; Baudelaire ne décrit toujours pas, mais si l'on relie avec le paragraphe précédent, on s'aperçoit qu'il évoque une réalité devenue banale, qu'il renouvelle un "cliché" : un coucher de soleil sur la mer.

"Solitude, silence, incomparable chasteté de l'azur !" : troisième phrase exclamative ; "l'azur" = le ciel, mais désigne aussi la couleur bleue. Chasteté de l'azur opposée à la fertilité de la terre, dualisme de Baudelaire : le ciel représente l'idéal. Cf. "L'Etranger"  ; chasteté : vertu, comportement d'une personne chaste, ascétisme, continence, pureté, sagesse, chasteté conjugale, vœu de chasteté : qui impose la continence absolue ; "Il y avait autour de la jeune fille un tel parfum de chasteté, un tel charme de vertu (V. Hugo), contraire de : concupiscence, corruption, débauche, dépravation, dissipation, immodestie, impudeur, impureté, incontinence, indécence, lascivité, licence, lubricité, luxure, sensualité, vice, volupté.

Nostalgie de pureté, d'innocence, de solitude et de silence, vie monastique, religieuse. Cf. la double postulation vers le ciel et vers la terre. Solitude et silence de l'azur et du poète : assimilation au paysage, identification-fusion avec le décor.

"Une petite voile frissonnante à l'horizon" : un seul "objet" dans ce décor, une voile, élément aérien (blanche ?), "une seule", "petite" : solitude de la voile et solitude du poète. "Voile" désigne un bateau par métonymie.

"qui par sa petitesse et son isolement imite mon irrémédiable existence" : cf. Arthur Rimbaud, Le Bateau ivre (le poète s'identifie à un bateau) et "L'Albatros" ; on pense à la peinture pré impressionniste, aux côtes de la Manche (Boudin, Jongkind)

"irrémédiable" : sans remède, mot ambigü, à quoi on ne peut remédier, irréparable, l'adjectif annonce la seconde partie du poème (cf aussi la deuxième partie de "La Chambre double", Pléiade, page 280)

"Mélodie monotone de la houle" : allitération sur la consonne "m" ; "mélodie" : vocabulaire de la musique, mouvement ondulatoire qui agite la mer sans faire déferler les vagues (une sorte de musique sans bruit, de "musique visuelle")

Thème des correspondances :

Ciel + mer : l'infini

l'azur : la chasteté

la voile : le poète

la petitesse de la voile : son irrémédiable existence, son isolement.

"Toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles (car dans la grandeur de la rêverie, le "moi" se perd vite !") : "choses" : mot vague, le plus vague des mots ; retour sur le thème de l'identification-fusion au paysage, rêverie proche des fantasmes du haschisch, rêverie (cf. J.J. Rousseau "Les rêveries du promeneur solitaire", 5ème promenade) : thème romantique ; "se perdre" : double sens.

"Elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement, sans arguties, sans syllogismes, sans déductions." : la pensée artistique (musique, peinture) est opposée à la pensée logique, philosophique, scientifique.

Deuxième partie : la détérioration et la crise

"Toutefois" : adverbe marquant l'opposition... "ces pensées, qu'elles sortent de moi ou s'élancent des choses, deviennent trop intenses..." : passage du "très" au "trop", excès d'intensité, reprend "pénétrantes jusqu'à la douleur", l'énergie dans la volupté crée un malaise et une souffrance positive, la jouissance se transforme en souffrance, en névrose. "volupté" : cf. "L'Invitation au voyage : "Là tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté." Dans "La chambre double" (p. 280), c'est l'interruption extérieure de la rêverie qui provoque la détérioration ; ici, c'est l'excès. "Mes nerfs trop tendus ne donnent plus que des vibrations criardes et douloureuses." : la tension intérieur va transformer le paysage ; il n'y a pas "d'objectivité", il n'y a pas de spectacle, de paysage beau ou agréable "en soi", "être, c'est être perçu".

"Et maintenant la profondeur du ciel me consterne ; sa limpidité m'exaspère. L'insensibilité de la mer, l'immuabilité du spectacle, me révoltent..." : retour à une réalité insupportable ; "consternation", "exaspération", "révolte" :  gradation. Remarquer également le caractère savant, abstrait du vocabulaire : "profondeur", "limpidité", "immuabilité".

On peut opposer chaque assertion du dernier paragraphe à une assertion du premier :

"La profondeur du ciel me consterne" s'oppose au "délice de noyer son regard dans l'immensité du ciel."

"sa limpidité m'exaspère" s'oppose à "incomparable chasteté de l'azur" (désir de viol ?)

"l'insensibilité de la mer me révolte" à "immensité, mélodie monotone de la houle".

"L'immuabilité du spectacle me révolte" : le paysage redevient "extérieur", "étranger" au poète. (cf. A. de Vigny, le thème de l'indifférence de la Nature.)

Mais Baudelaire ne peut s'empêcher d'aimer la Beauté, d'y aspirer : "Ah ! faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau ?"

Dans le dernier paragraphe, le poète s'adresse à la Nature, "enchanteresse sans pitié" , on pense à Ulysse et au chant des sirènes ou à la magicienne Circé dans "l'Odyssée".

Nature = allégorie, lien entre une personnification d'abstraction, une concrétisation d'idée et un ensemble de métaphores, l'allégorie peut associer explicitement l'abstraction et sa métaphorisation.

Nature = personnification d'une abstraction + un ensemble de métaphores ("enchanteresse sans pitié", "rivale toujours victorieuse"), métaphore dite "filée", dans la mesure où l'on fait agir la personne de substitution à l'idée.

"L'étude du beau est un duel où l'artiste crie de frayeur avant d'être vaincu." "renvoie à "rivale toujours victorieuse". La nature est la rivale de l'art ; la lutte de Jacob avec l'ange, sujet biblique traité par E. Delacroix ; cf. aussi les mythes de Sisyphe et d'Icare, traités dans "Les Fleurs du Mal" : chute, défaite de l'artiste qui veut s'approcher trop près du soleil (qui enfreint la mesure, qui transgresse la frontière entre les dieux et les hommes, qui fait preuve "d'ubris")

Mais dans l'épisode du combat de Jacob, Jacob est blessé et non vaincu (ou tué). Idée de "combat spirituel".

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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