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La publication anticipée de fragments des "Carnet noirs" ne laisse désormais aucun doute sur l'antisémitisme de Heidegger et il ne reste plus guère qu'une poignée de fidèles comme François Fédier pour s'obstiner à défendre sur ce point l'auteur de Sein und Zeit.

Reste à savoir de quel antisémitisme il s'agit. Heidegger n'est pas un antisémite "vulgaire". Son antisémitisme n'est pas fondée sur un racialisme biologique. Il n'en veut pas au "corps" des juifs. La lettre indignée à Hannah Arendt de 1933 à propos des exactions contre les juifs est certainement sincère.

Son antisémitisme est beaucoup plus profond, beaucoup plus philosophique. Il se traduit par une double forclusion :

La première forclusion est fondée sur une "différence ontologique" (fantasmée) au sein du peuple allemand. Les juifs représentent pour Heidegger  le déracinement, l'absence de patrie, ils représentent aussi l'argent, le calcul, cette pensée calculante qu'il exècre et qu'il oppose systématiquement à partir du Tournant (Die Khere) de la question de l'Etre à la "pensée méditante".

Heidegger s'en prend au judaïsme comme il s'en prend au christianisme, à l'américanisme, au communisme - mais pourquoi adhérer au national-socialisme ? -  comme phénomènes de masse et à la modernité en général.

Mais cette façon de "mettre dans le même sac" des réalités aussi diverses et de rester englué dans la "doxa" (le juif apatride, le juif avide, etc.) ne correspond guère à l'idée que l'on se fait  d'une grande pensée philosophique.

La deuxième forclusion des juifs et du judaïsme est le silence sur l'existence même d'une pensée juive et l'assignation de la culture occidentale à ses seules racines helléniques, alors que l'entreprise heideggerienne de "déconstruction" de la métaphysique (occidentale) aurait dû logiquement aboutir à la prise en considération de la pensée juive.

Heidegger ne veut rien savoir de plus sur le judaïsme que ce que lui en a appris Luther. Rien savoir du Talmud, rien savoir de la Kabbale, rien savoir de la langue hébraïque, rien savoir des prophètes où il aurait appris des choses au moins aussi importantes sur "l'imprononçable" (celui dont le nom s'écrit au futur avec la totalité des mots de la Torah) que dans les fragments d'Héraclite.

Un philosophe a certes le droit de choisir ses sujets d'intérêt, mais Heidegger n'est pas un philosophe parmi d'autres. Heidegger est un penseur qui se considère (non sans raison) comme une étape essentielle (terminale) dans le destin historial de la philosophie, au même titre que Platon, que Descartes, que Hegel ou que Nietzsche, si bien que le refus d'intégrer la pensée juive dans l'Histoire de la pensée occidentale, loin d'être anecdotique, devient un moment du destin historial (terminal) de cette pensée.

Heidegger ne veut pas éliminer physiquement les juifs (encore que !), mais il souhaite que les juifs s'éliminent eux-même, s'effacent de l'histoire de l'Europe et de la pensée.

Ces deux aspects (surtout le second) étaient déjà perceptibles dans l'oeuvre publiée jusqu'à présent. La publication (et surtout la traduction en français) au mois d'avril de l'intégralité des "Carnets noirs" devrait permettre de quitter les sables mouvants et de marcher enfin sur la terre ferme en se fondant sur des écrits.

PS : à l'heure où j'écrivais cet article, j'ignorais deux choses : a) la participation de Heidegger à la commission des lois aryennes, jusqu'en 1942,  qui mis en place la "solution finale" et le contenu exact de ses cours des années 30.

"Cinquante ans après la mort de Nietzsche, un autre philosophe allemand, Martin Heidegger, devait rester rivé à une problématique de la puissance dont il lui plaisait de penser qu'elle s'était, d'une manière ou d'une autre, affirmée sans avoir besoin de questionner sur les Juifs, à un moment où, pourtant, elle avait tenté de les exterminer. A aucun moment de sa vie et de son œuvre, ce philosophe ne jugea bon de réfléchir sur le destin que l'Europe nazifiée devait réserver aux Juifs : l'Extermination, ni mentionner pourquoi ce désastre n'avait produit aucun effet sur lui..."

"L'affaire de l'effacement de la dédicace de son livre Zein und Zeit à son maître Husserl, pour qu'il soit réédité, à l'époque du nazisme triomphant témoigne de la capacité de Heidegger d'annuler rétroactivement la trace juive dans la pensée allemande. Au lieu de dénoncer le national-socialisme dont il méprise la composante racialiste, Heidegger lui restitue de la spiritualité. Et quelle spiritualité ! En effet, en effaçant le nom de Husserl, Heidegger n'efface pas seulement la source juive, mais également, puisque Husserl s'était converti au luthéranisme en 1886, la source juive en tant qu'elle se nie elle-même.

La négation de cette négation culmine dans l'oubli de ce qui a été et continue d'être, même sous sa forme niée. "Le plus grand philosophe depuis les Grecs" a renié ses ascendances juives. Il y a là une trace à suivre : décrire la métaphysique allemande comme expurgée, à l'origine, de tout judaïsme. La purification en cours n'est pas son affaire. Elle est seconde, parce qu'en fantasme, elle a déjà eu lieu.

Dès lors Heidegger ouvre la boîte de Pandore : l'affirmation d'un monde originaire européen comme "ajuif" (inversion temporelle du "judenrein" nazi) que l'antisémite peut reprendre à son compte, sans s'avouer son antisémitisme. Sans s'être donné cette tâche à accomplir, il trouble le jeu de l'anti-antisémitisme, en y introduisant un nouveau cheval de Troie.

Avec Heidegger, l'anti-antisémitisme devient le vecteur de l'avenir anti"sémite" de l'Europe. Le philosophe Jacques Derrida semble l'avoir compris qui souligne, un moment, le dévoilement de la forclusion du sens du mot hébraïque "ruah" (souffle, esprit) par la pensée heidegerienne, mais non sans avoir auparavant amorti le trait de sa démonstration, en faisant précéder son argument métaphysique d'un argument moral curieux qui introduit une hiérarchie du "pire" dans l'évaluation du silence de Heidegger pendant et après la Shoah.

Ainsi la césure de l'annulation rétroactive demeure. Derrida en fut si conscient qu'il tenta l'alliance désespérée de Heidegger et de Freud."

(Gérard Huber, Guérir de l'antisémitisme, Pour sortir de la condition post-nazie, aux éditions Le serpent à Plumes)

NB : Jacques Derrida cherche à tout prix à "sauver" la pensée de Heidegger à laquelle il doit deux concepts fondamentaux : le concept de "différAnce" (chez Heidegger : la différence ou le "pli" de l'Être et de l'étant) et la "déconstruction" ("déconstruction" ou "désobstruction", chez Heidegger, de la métaphysique occidentale) ; cette filiation "oedipienne" lui interdit d'aller plus avant dans le questionnement sur l'antisémitisme de Heidegger (forclusion du soupçon quant au Père), non par racialisme, mais par forclusion du judaïsme et assignation de l'origine de la pensée européenne à ses seules racines helléniques.

 
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