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Portrait de Marcel Conche par Jean Leyssenne

 

Contempler la tourterelle, la pie, la grenouille, la mouche, c'est se placer, en mystique, devant le mystère de la vie, c'est éprouver, devant la tourterelle que l'on voit, et qui vit le monde en tourterelle d'une manière pour nous totalement inconnaissable... le sentiment du sacré.

Contempler, c'est ne pas aller au-delà de la chose même pour la réduire à ce qu'elle signifie, à une interprétation, à une connaissance. C'est prendre le monde tel qu'il est, sans vouloir l'expliquer par une cause ou une fin. Je vois ce monde comme n'ayant ni cause explicative, ni fin, ni modèle, ni fond caché, et, à chaque instant comme venant de naître. Il n'y a pas d'arrière-monde, et le monde ne recèle aucun mystère. Il est lui-même le mystère. Ce mystère est si voyant qu'il faut l'homme pour ne pas le voir. Car l'homme ne voit que l'homme.

Ce qui ne se donne qu'à la dépréoccupation, la préoccupation ne peut le rencontrer. Ne soyons plus qu'un regard pur et sans intention. Alors, ce qui nous est le plus proche cesse de nous être lointain.

Le vouloir qui arraisonne les choses, l'entreprise de la vie font obstacle à l'ouverture accueillante de ce qui existe, de ce qu'il y a. Mais, comme l'âme dans l'état mystique s'oublie elle-même, oublions l'homme en nous, et, dans l'extase mondaine, laissons le mystère se livrer à nous. La chose en soi n'ayant pas de rôle à jouer, ne renvoyant à rien au-delà d'elle-même, se montre alors avec l'insistance de sa singularité.

Ici, la pensée du philosophe et celle du poète s'orientent différemment. Le philosophe, qui ne peut résister à l'appel de l'universel, voit, représentée dans cette chose singulière, la condition de toutes les choses singulières. Sa précarité, sa périssabilité sont celles de toutes et de tout... C'est un autre chemin que suit le poète. Il ne philosophe pas, mais il cède à un charme. Car toute chose singulière dégage une sorte de charme pour qui sait aimer... Être poète suppose une capacité de sympathie, d'empathie, grâce à laquelle on est sensible à ce qu'apporte chaque chose singulière et qu'elle est seule à apporter. Le langage conceptuel est comme un filet aux mailles trop larges pour retenir le poisson. Le poète défie le concept, le supplée par l'image.

Pour le poète et le philosophe cependant, contempler, c'est refuser d'intervenir dans la vie du monde ; c'est laisser libre ce qui est au monde ; c'est se perdre dans l'admiration de ce monde, riche, au-delà du monde humain, de mondes innombrables.

Marcel Conche, Vivre et philosopher (PUF - 1993).

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