Paul Ricoeur, Etre, essence et substance chez Platon et Aristote, cours professé à l'université de Strasbourg en 1953-1954, texte vérifié et annoté par Jean-Louis Schlegel
"Dans son testament, Paul Ricoeur a interdit formellement l'édition de ses cours. Néanmoins, les éditions SEDES ayant publié le cours sur Platon et Aristote avec un ISBN en 1982, le comité éditorial en a décidé la reprise aux éditions du Seuil." (Jean-Louis Schlegel)
Mais l'argument de fond en faveur de cette édition réside dans sa qualité exceptionnelle, fruit d' un travail assidu de relecture et de correction sur les exemplaires déposés à la faculté de Strasbourg et à la Sorbonne.
Outre la maîtrise parfaite des idées et des oeuvres, la maîtrise de la langue originelle et la connaissance approfondie des commentateurs : Festugière, Moreau, Robin, Brochard, Jaeger, Goldschmidt... (ce que l'on peut, après tout, considérer comme allant de soi), ce cours illustre la faculté qu'avait Paul Ricoeur de rendre clair des choses compliquées, sans sacrifier pour autant à la complexité des problématiques ; on n'en veut pour exemple le développement sur la dialectique de l'Un et du multiple dans le Parménide de Platon qui a donné bien des maux de têtes à des générations d'étudiants en philosophie ! (pg. 111 et suiv.)
On ajoutera à ce don de pédagogue hors pair qui tenait autant à la clarté d'un esprit qu'à la personnalité d'un l'homme, une "musicalité" propre qui distingue le commentateur de "l'herméneute".
On remarquera également l'intérêt de Paul Ricoeur pour la question du langage, qui préfigure son oeuvre philosophique future.
"Professé d'abord et polycopié à Strasbourg dès 1953, puis devenu "Cours de Sorbonne" polycopié en 1957, ce Cours interprète avec rigueur le sens des trois mots du titre "être", "essence" et "substance" - les concepts fondamentaux de la métaphysique occidentale. Ils eurent une importance exceptionnelle dans l'histoire de la philosophie, bien au-delà de la scolastique médiévale et de la métaphysique classique, puisqu'au XXème siècle Heidegger et d'autres se mesurent encore et toujours à eux. Comment Platon, puis Aristote les pensent-ils ? Quels sens leur donnent-ils ? Outre l'intérêt intrinsèque du commentaire, très fouillé et très appuyé sur les textes, on note les connexions et les inversions que Ricoeur introduit au sein des deux philosophies et entre elles, et son insistance, déjà, sur la question du langage. Il met aussi en relief des évolutions surprenantes : un second Platon a critiqué un premier Platon (le Platon des Idées), et un second Aristote a critiqué Platon en le simplifiant et même en le caricaturant. "
But et plan de ce cours :
L'intention la plus lointaine de ce cours est de faire une répétition des fondements ontologiques de notre philosophie occidentale, d'en comprendre l'intention par le moyen de l'histoire de son commencement.
Son but le plus proche est de comprendre la portée du débat entre Platon et Aristote, d'y saisir l'origine d'un rythme de notre philosophie. Il est banal de dire que ce rythme est celui d'une philosophie de l'essence et d'une philosophie de la substance. Cela est vrai en partie. Mais la véritable contribution de Platon et d'Aristote à la métaphysique est au-delà. Platon n'est pas seulement le théoricien des Formes ou des Idées, mais celui qui a le plus vigoureusement réfuté un platonisme élémentaire et naïf qui pourrait se réclamer de la théorie des Idées ; à partir du Parménide se constitue une ontologie de second degréqui est l'apport véritable de Platon à l'ontologie. Encore faudra-t-il bien entendre ce que nous appelons l'ontologie de premier degré et retrouver les raisons très fortes de la théorie des Idées, puisque, aussi bien, la méditation sur les idées d'être et de non-être ne constitue pas un reniement de la première ontologie, mais une remise en question de ses fondements. C'est pourquoi nous nous arrêterons d'abord à cette première ontologie, dont nous chercherons la raison dans une justification de la parole humaine plus que dans une explication de la réalité ; c'est à ce plan que se constitue l'idée d'un "être véritable" (ontos on), qui est précisément l'Idée. L'ontologie radicale procède d'un redoublement de la question de l'être : qu'est-ce que l'être de ces êtres, de ces étants authentiques que nous avons appelés formes ? A quelle condition l'être est-il pensable ? C'est cette ontologie critique qui nous occupera dans la deuxième partie.
Mais Aristote n'est pas moins difficile et complexe : le symétrique apparent de l'essence platonicienne, c'est la substance aristotélicienne. Et pourtant, cette philosophie de la substance, que l'on ramène trop vite à celle de la substance sensible, physique, est prise elle aussi dans une investigation de "l'être en tant qu'être". La Métaphysique n'aborde la substance sensible qu'à partir de cette problématique radicale, que nous étudierons dans la première partie du cours consacré à Aristote. Bien plus, l'objet de la physique n'est introduit dans la Métaphysique que comme une étape entre l'élucidation de "l'être en tant qu'être" et la détermination d'une substance suprême, d'une substance excellente, première ; c'est cette dernière doctrine qui se donne comme la réalisation du programme de la Métaphysique. Nous l'étudierons dans la deuxième partie de ce même cours. Du coup, l'ontologie aristotélicienne n'est pas une simple antithèse du platonisme ; l'ontologie radicale d'Aristote est avec celle de Platon dans un rapport beaucoup plus subtil de continuite et d'opposition ; c'est cela qu'il faudrait comprendre pour donner sa portée véritable à l'opposition trop simple d'une philosophie de l'essence et d'une philosophie de la substance."
Organisation du cours :
I/ Platon :
Première partie : "L'Être véritable" ou l'Idée
Deuxième partie : L'idée de l'Être et du Non-Être
Troisième partie : L'Être et le "Divin"
II/ Aristote :
Première partie ; L'Être en tant qu'Être
Deuxième partie : L'Être et la Substance
I/ Platon :
"Le thème de cette première partie est l'indice ontologique que Platon a attaché aux Idées ou Formes ; il est difficile de revenir à l'origine du problème platonicien : il faut pour cela oublier la critique d'Aristote qui est conduite du point de vue de sa propre philosophie ; Platon aurait attribué aux Idées, qui ne sont après tout que des attributs possibles des choses, la dignité d'être qui revient de droit aux sujets d'attribution, aux choses même existantes. Si l'on commence ainsi, le platonisme apparaît d'emblée comme une grande absurdité qu'il n'est plus possible de répéter en soi-même. Il faut oublier, outre la critique d'Aristote, la question d'Aristote, qui est de comprendre "pourquoi" (le dioti) des choses existantes, donc de rendre raison du réel tel qu'il est. Il faut se laisser saisir par le style d'interrogation proprement socratique et entendre la question que lui nous pose, afin de déployer tout ce qui est impliqué dans sa question spécifique."
II/ Aristote :
"Les rapports entre Platon et Aristote, du point de vue de la doctrine de l'être, sont singulièrement plus complexes qu'il ne paraît d'abord. Tout serait simple si le platonisme était ce réalisme naïf que Platon dépeint lui-même sous les traits des "Amis des Formes" dans Le Sophiste et si Aristote était simplement son contraire, à savoir un ami de la Terre. L'opposition se réduit à celle d'une philosophie des "essences" et d'une philosophie des "substances", étant supposé en outre que le centre de gravité de la philosophie aristotélicienne s'appelle ousia - mot dérivé du participe substantivé to on, l'être : c'est donc son indice ontologique, si l'on peut dire, qui est tout de suite désigné ; de plus, ce qui fait "l'étance" de cet "étant" (pour traduire immédiatement le grec), c'est sa forme, son eidos ; ce même mot, que nous traduisons malheureusement par Idée chez Platon et par Forme chez Aristote, doit cacher à la fois une continuité et une opposition plus subtiles que celles qui apparaissent d'abord entre Platon et Aristote. Ce n'est pas le plus important ; ni l'ontologie platonicienne ni l'ontologie aristotélicienne ne se réduisent à une théorie des Idées ou des Formes ; les clés de "l'essentialisme" platonicien et du "substantivisme" aristotélicien sont à chercher plus loin..."