Né en 1954, Pierre Bayard, normalien, professeur de Littérature française à l'Université Paris VIII et psychanalyste est l'auteur de nombreux essais dont Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? L'Affaire du chien des Baskerville s'inscrit dans un cycle qui comprend aussi Qui a tué Roger Ackroyd ? et Enquête sur Hamlet où l'auteur, ouvrant des perspectives vertigineuses, revisite les oeuvres d'Agatha Christie ou de William Shakespeare, pour montrer que la "solution" de l'énigme et l'identité du coupable pourraient être dans les deux cas tout à fait différents de celle proposée par l'auteur.
Il est l'inventeur d'une méthode d'enquête à laquelle il a donné le nom de "critique policière" "qui vise à être plus rigoureux que les détectives de la littérature et les écrivains, et à élaborer des solutions plus satisfaisantes pour l'esprit." (p.67)
Toutes les possibilités "mathématiques" ont été utilisées par les auteurs de romans policiers, le coupable pouvant être le narrateur du récit, un personnage insoupçonnable, ou au contraire le plus suspect, mais le lecteur se dit que "c'est trop simple" et qu'il y a une autre solution... plusieurs assassins, un assassin qui s'arrange pour faire semblant de mourir et dont on écarte la culpabilité, etc., mais il est une constante qui semblait résister jusqu'à présent à toute remise en question : la certitude d'un détective infaillible qui explique l'énigme et révèle à la fin du roman l'identité du ou des assassins.
Pierre Bayard remet en cause cette conviction et nous montre dans cet essai minutieux sur l'œuvre la plus célèbre d'Arthur Conan Doyle que les méthodes de Holmes ne sont pas aussi infaillibles que Watson voudrait le faire croire et qu'un faux coupable peut en cacher un vrai : Conan Doyle a laissé un Sherlock Holmes manipulé du début à la fin et obsédé par le caractère "fantastique" du crime, commettre l'erreur la plus magistrale de sa carrière en laissant accuser à tort un animal inoffensif, permettant ainsi au véritable assassin d'échapper à la justice.
"Il y a un double mystère dans Le Chien des Baskerville. Le premier concerne l'identité de l'auteur du meurtre, le second porte sur les circonstances de la création du livre et les raisons pour lesquelles Conan Doyle a laissé subsister autant d'invraisemblances, donnant parfois le sentiment de se désintéresser de l'intrigue." (p.111)
Selon Pierre Bayard, les personnages de roman ne sont pas de simples "êtres de papier", mais des créatures qui vivent d'une vie qui leur est propre : "Ainsi, écrit l'auteur, se trouve confirmée l'hypothèse selon laquelle il existe, entre les mondes de la fiction et le monde "réel" un monde intermédiaire propre à chacun, plus ou moins investi selon les sujets, et qui exerce une fonction de transition entre l'illusion et la réalité. Ce monde n'est ni complètement imaginaire, ni complètement réel, puisque viennent s'y croiser, en s'y mêlant, les habitants des deux univers (p.129)
Ce paradoxe vaut pour les lecteurs, mais s'applique aussi à l'auteur : Pierre Bayard laisse entendre que les relations entre le créateur et ses personnages sont loin d'être simples et que le héros qui apporte la célébrité et l'aisance financière peut devenir aussi l'objet d'un ressentiment inexpiable.
Conan Doyle se serait donc vengé dans Le chien des Baskerville de Sherlock Holmes et, par la même occasion, de ses lecteurs et de son éditeur qui l'avaient obligé à le ressusciter.
Pierre Bayard nous suggère qu'il ne faut pas prendre trop au sérieux le sérieux de ses analyses, que le lecteur a son mot à dire et qu'il reste, en dépit de la critique, de "l'indécidable".
Il rejoint sur ce point la leçon d'un autre poseur d'énigmes, Henry James, dans Washington Square : il y a encore et toujours autre chose à comprendre, "on ne sait jamais le tout de rien."
Pierre Bayard, L'Affaire du chien des Baskerville, Les Editions de Minuit (2008-2010)