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Prof au jury du bac, comment j'ai cogité vos copies
 Témoignage de Mathieu Boghossian, professeur

« Alors, on lui donne ? » Vous avez eu entre 10 et 10,1 de moyenne au bac ? Alors probablement, vous ne l’avez pas eu. Ce n’est pas grave, on vous a repêché. Pour un jeune prof comme moi, qui corrige le bac pour la première fois et qui a été convoqué aux jurys de délibération, voilà une des premières choses que je découvre. Une demi-découverte, pas la plus grande.

Les coulisses du baccalauréat ne manquent pas de piquant. C’est déjà l’occasion de voir du pays. Après avoir surveillé le bac dans mon lycée, assisté à une « commission d’entente » dans un autre (réunis par discipline, les professeurs s’entendent sur le barème de notation), corrigé les copies à domicile, m’être rendu à une « commission d’harmonisation » (les mêmes professeurs harmonisent leurs notes et débattent des copies difficiles à évaluer), je me rends au « jury de délibération ».

Making of

Que se passe-t-il dans les coulisses du jury du bac ? C’est ce que nous explique Mathieu Boghossian. Un pseudo : le jeune prof ne souhaite pas se faire repérer, d’autant qu’il a un dernier jury ce lundi.

A noter que l’année dernière, Rue89 avait publié un témoignage d’un professeur de philosophie, remonté par « une parodie de délibération ». E. Br.

Quatrième ville et ultime étape de la correction du bac. Hormis les oraux de rattrapage qui reproduisent cinq jours plus tard le même principe, le jury de délibération est la fin du parcours. Et l’occasion d’apprendre beaucoup de choses. On y discute les moyennes des candidats au bac, la veille de l’affichage public des résultats nationaux.

Nous sommes jeudi 5 juillet. Mon premier jury est à 8h30. J’en ai deux et je suis un peu stressé. Objectif : traiter le cas de 70 candidats au bac en série technologique. Il est composé de :

  • nous (les professeurs qui ont corrigé les candidats) ;
  • le président du jury, un universitaire qui n’a pas corrigé de copies car il doit diriger les débats et donner un avis impartial. Il est un peu perdu : c’est aussi sa première fois ;
  • cinq personnes de l’administration du lycée (principalement des CPE) qui expliquent au président du jury la procédure à suivre, mais ne participeront pas aux délibérations (ils l’assisteront et tamponneront les procès-verbaux).

Un point en plus sur toutes les copies

La procédure est très simple. Un par un et dans l’ordre, le président lit à haute voix le numéro du candidat (anonymat oblige) et donne sa moyenne : un score à trois chiffres qui n’évoque rien à personne car toutes les notes ont été additionnées et coefficientées… Le président paraît perdu. Moi aussi. Heureusement, l’administration a inscrit au tableau les tables de correspondances : tant de points pour avoir 8/20 (et être admissible à l’oral), tant pour avoir 10/20 (et obtenir le bac directement), et tant pour les mentions.

Si l’élève est trop loin des scores indiqués, l’affaire est vite pliée. Le candidat est refusé, rattrapé, admis avec ou sans mention. Pour l’instant, le président de séance égrène des chiffres sans que personne n’ait de raison d’intervenir. J’ai l’impression de jouer au bingo.

En voilà un à qui il manque six points pour avoir huit de moyenne. Au dessus-de dix ou quinze points à rattraper, ça ne sert à rien. Sinon, autant brader le bac. Surtout que les professeurs de biologie-physiopathologie sont remontés, furieux même : ils ont appris en venant ce matin que, sans les consulter ni les avertir, l’Inspecteur général d’académie de la discipline a décidé d’ajouter un point à toutes les copies.

Motif invoqué : la moyenne de cette matière était trop faible, environ 6,5/20. Sachant que pour les élèves en question, il s’agit d’un coefficient sept, on leur a donc déjà fait cadeau de sept points chacun. Les professeurs concernés ont annoncé la couleur : on se permet d’augmenter leurs notes, eux n’en remonteront aucune aujourd’hui. Il ne faut pas pousser. Ils disent avoir la méchante impression de ne servir à rien.

Les comptes d’apothicaires commencent

« Alors ? Ces six points, on lui donne ? » demande le président, tout sourire d’être enfin tombé sur un cas intéressant. Les profs de biologie-physiopathologie rechignent. Ils rappellent qu’en réalité, il manque treize points, puisque sept ont déjà été offerts… Pour décider, la procédure veut que le président lise à haute voix les appréciations écrites dans le livret scolaire, sans donner aucune information sur l’identité du candidat ou sur son établissement d’origine.

C’est dans ce livret qu’on trouve parfois le fameux : « Doit faire ses preuves à l’examen ». Dans ce cas-là, le jury fera rarement de cadeau à l’élève en difficulté. Mais lorsque les avis sont meilleurs (assez favorable, favorable, très favorable), on ira lire les moyennes et les appréciations dans chaque discipline.

Si l’élève semble relativement travailleur et assidu, et s’il a eu au bac des notes inférieures à son niveau habituel, le jury se montre indulgent. Commencent les comptes d’apothicaires. Celui-là a eu dix de moyenne générale cette année, et 7/20 avec moi. Je suis prof de philosophie, je dis :

« Moi je peux lui rajouter un point à sa copie, coefficient deux, ça fait déjà deux points. »

Je suis une matière faible… Un autre correcteur, avec un peu plus de coefficient, se propose de lui donner un autre point. A plusieurs, on parvient à l’envoyer au rattrapage. De toute manière, peu de chances qu’il s’en sorte à l’oral. Ça lui fait trop de points à rattraper.

« On croit rêver »

Le jeu de bingo reprend. De temps en temps, on est réveillé de sa torpeur par un candidat qui a réussi l’exploit d’avoir pile-poil dix de moyenne. Comme s’il venait d’exécuter à la perfection un triple saut périlleux les yeux bandés. Certains en revanche échouent de peu. Ceux qui ne sont qu’à deux doigts d’être admis directement finiront peut-être dans le contingent des 10,1…

Pour eux, d’abord, la même procédure se répète, et la lecture des appréciations et des moyennes donne lieu à un débat parfois morne, parfois houleux. Quelqu’un se rend compte qu’un prof, assis tout près du président, a décidé sans consulter les autres de donner sept points à un candidat pour qu’il ait 10/20. Il l’a dit à voix basse et derrière nous n’avions pas entendu.

Près de moi, la prof qui avait corrigé la copie se formalise mais, pour ne pas faire traîner les discussions, accepte de ne pas revenir en arrière. C’est qu’il reste un paquet de candidats à traiter. Je lui glisse : « Celui-là aura eu le bac sur un malentendu. » S’il savait.

Cinq minutes plus tard, un prof d’histoire propose de remonter sa propre note de trois points d’un coup. La copie passera de 7/20 à 10/20 !

« Avec le peu de points qui lui manquent, il vaut mieux qu’il l’ait directement plutôt que de venir à l’oral lundi. La journée sera surchargée, et il récupérera ses points de toute façon. »

Certains sont scandalisés :

« Attends ! Est-ce qu’on est là pour ménager notre journée de lundi ou pour faire des évaluations pédagogiques ? On croit rêver. »

Le prof d’histoire s’emporte :

« On se bat contre des moulins à vent, là. On sait très bien que le problème vient en réalité de beaucoup plus loin, qu’il est le résultat de la diminution progressive des exigences. »

Un vagin à la place du cœur

Je découvre aujourd’hui tout l’enchevêtrement des enjeux pédagogiques et politiques qui pèsent sur la délibération finale : les débats sur le niveau de cette année et sur le niveau général, la question de l’évolution des programmes scolaires, les controverses sur le rattrapage, la plus ou moins grande sévérité des appréciations sur les livrets scolaires suivant les établissements, la cohérence des décisions prises par le jury, l’interventionnisme de certains inspecteurs…

Pourtant, aucun prof ne paraît blasé. Au contraire, chacun participe quand un cas litigieux se présente, sans pourtant se départir de l’air un peu amer de celui qui participe à la grande braderie du bac, dont le niveau général, dit-on, baisse sans cesse. Une prof de biologie me dit qu’elle a honte d’avoir dû mettre 7/20 à un candidat qui, sur un schéma, a placé le vagin à la place du cœur. Mais les barèmes sont les barèmes.

Au premier jury, il y aura à peine quelques mentions, et aucune mention Très bien. Idem au second jury de la journée. Il paraît, de toute manière (et c’est une vieille rengaine), que le bac ne vaut plus rien.

J’apprends en revanche que si on le rate avec au moins 8/20 de moyenne, on obtient tout de même un diplôme qui, en dépit de l’échec final, indique qu’on a « le niveau bac » [sic]. Ça s’appelle le Certificat de fin d’études secondaires (CFES). Et si bientôt le « niveau bac » remplaçait le bac ?

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