C'est au château de Duino, sur les bords de l'Adriatique, où il avait été invité par la princesse de La Tour et Taxis et trouvé un havre provisoire de paix, qu'en janvier-février 1912 Rilke compose les deux premières des dix Élégies (Duineser Elegien) et écrit quelques ébauches des suivantes. Mais celles-ci ne verront définitivement le jour que dix ans plus tard, au château de Muzot, dans le Valais suisse, avec les cinquante-cinq Sonnets à Orphée. Les Élégies, tout comme les Sonnets, les textes de Rilke les plus traduits en français, furent considérés par leur auteur comme son « plus grand travail ».
L'Ange de Tobie du peintre Hossein Naqqash, Ecole Moghole, vers 1590, Musée Guimet, Paris
Première Elégie :
"Qui, si je criais, qui donc entendrait mon cri
parmi les hiérarchies des Anges ?
Et cela serait-il, même, et que l'un d'eux soudain
me prenne sur son coeur : trop forte serait sa présence
et j'y succomberais.
Car le Beau n'est rien autre que le commencement du terrible,
qu’à peine à ce degré nous pouvons supporter encore ;
et si nous l'admirons, et tant, c'est qu'il dédaigne
et laisse de nous anéantir.
Tout Ange est terrible..."
(Reiner Maria Rilke, Les Elégies de Duino, oeuvres 2, Poésie, éditions du Seuil, pages 315 et suivantes, traduction Armel Guern.)
On ose à peine "s'attaquer" au commentaire de ce poème de Rilke qui semble aussi terrible pour le commentateur que les Anges le sont pour le poète !
"Tout Ange est terrible" : les Anges ne ressemblent nullement aux puttis qui figurent sur les plafonds baroques...
Rilke pressent l'existence du monde invisible et il sait que cet univers qu'il ne voit pas par ses yeux de chair, mais dont chaque objet du monde qu'il voit est le reflet, "existe" et existe d'une vie plus dense et plus "réelle" que les objets du monde sensible.
Notre relation à l'invisible est d'abord une relation de crainte, de stupeur et de tremblement et il est bon que nous respections la dimension du sacré et que nous ne nous en approchions tout d'abord qu'en tremblant.
Par ailleurs, nous sommes naturellement attachés au monde sensible, mais nous percevons une demande de la part de l'Ange que nous ressentons (à tort) comme une exigence d'arrachement et nous ne savons pas comment y répondre.
Deuxième Elégie :
"Tout Ange est terrible.
Et pourtant, malheur à moi !
pourtant je vous invoque, oiseaux de l'âme,
si près de nous êtres mortels, en toute connaissance.-
Où sont-ils les temps où Tobie, où sur le simple seuil de la maison
se tint le plus resplendissant de vous,
juste un peu déguisé pour le voyage,
et qui déjà n'était plus effrayant ?
(Un autre adolescent pour cet adolescent, curieux, qui le voyait paraître.)
Or, maintenant s'il s'en venait, l'Archange, le dangereux,
de derrière les étoiles, s'il faisait un pas
pour descendre et s'approcher :
si fort le coeur nous battrait, si haut il bondirait, éclatant,
que nous serions quasi frappés de mort. - Qui êtes-vous ?"
Le poète reprend l’expression de la Première Elégie pour qualifier les Anges : « Tout Ange est terrible », mais il ajoute "pourtant, malheur à moi ! pourtant je vous invoque, oiseaux de l’âme, si près de nous êtres mortels, en toute connaissance."
Le poète énonce un paradoxe : les Anges sont lointains et terribles, mais pourtant proches et il ne peut s'empêcher de les invoquer ; il fait ensuite allusion à un épisode touchant de l’Ancien Testament :
Andréa del Verrochio (entre 1470-1480)
Le livre de Tobie raconte l'histoire d'un Judéen nommé Tobit, devenu aveugle après avoir reçu de la fiente d'oiseau dans les yeux, qui est déporté à Ninive et qui envoie son fils Tobie recouvrer une dette en Médie. L'Archange Raphaël conduit Tobie à Ecbatane où il fait l'acquisition du coeur, du foie et du fiel d'un poisson. Il rencontre sa future femme, Sara, que tourmente un démon, Asmodée, qui fait périr ses sept maris.
L'Archange Raphaël indique alors à Tobie qu'il doit prendre cette femme pour épouse, et comment la délivrer du démon. Sara, de son côté, prie le Seigneur pour être guérie.
Avec le fiel d'un poisson, comme le lui indique l'Archange qui l'accompagne, Tobie retourne à la maison paternelle et guérit la cécité de son père.
Ce n’est pas l’Archange céleste (le plus resplendissant de tous) qui se présente à Tobie, mais l’Archange Raphaël déguisé en adolescent, le double humain de Tobie.
L’être qui se présente à Tobie a voilé son éclat, il est et il n’est pas ce qu’il est : il n’est pas l’Archange, le dangereux dont la vision entraîne la mort que pressent le poète et que n’a pas reconnu Tobie.
D’où l’interrogation du poète : « Qui êtes-vous ? » ; seul celui qui s’est approché de l’Archange céleste est capable de formuler une telle question et d’y répondre :
« Réussites heureuses et tôt parfaites, vous, favoris de la création :
Lignes des hauteurs, arêtes empourprées à l’aurore
De tout ce qui fut crée – pollen de la divinité épanouie en fleurs,
Articulations de la lumière, passages, degrés, trônes,
Espaces, d’essence qui s’est faite espace, boucliers de délices,
Tumultes impétueux du sentir en extase, et soudain, solitaires,
Miroirs éblouissants de beauté répandue
Et puisée à nouveau, reprise en leur propre visage… »
L'Ange représente la perfection ("réussites heureuses et parfaites"), l'émanation du divin ("pollen de la divinité"), la lumière, l'espace qualitatif ("Espaces, d'essence qui s'est faite espace"), la Joie ("boucliers de délices"), la sensation pure ("Tumultes impétueux du sentir en extase"), le reflet du Très Haut ("Miroirs éblouissants de beauté répandue et puisée à nouveau, reprise en leur propre visage"), tout en demeurant des entités individuelles - la création ne se confond pas avec le créateur - ("mais soudain solitaires")
A la fin de la Quatrième Elégie, le poète rapproche le thème de l’Ange de celui de l’amour entre l’homme et la femme qui figurait déjà implicitement dans la première Elégie (l'archange Raphaël favorise l'amour entre Tobie et Sara). L’Archange est la figure de l’amour parfait parce qu'il nous apprend ce qu'est l'amour et à aimer :
Ange ! il doit être une place - mais nous ne la connaissons pas -
Où sur un tapis ineffable, les Amants,
qui jamais ici ne vont jusqu’à l’accomplissement,
là dresseraient à l’évidence
les très audacieuses figures de l’élan du Cœur,
Les donjons de leur Volupté, et leurs échelles,
depuis longtemps qui demeureraient, là où le sol faisait défaut,
appuyées seulement l’une à l’autre en tremblant,
- et là, devant l’anneau des spectateurs,
les innombrables morts silencieux,
Oui, ils seraient capables de cela… »
Le poète fait ici allusion à un autre épisode de l'Ancien Testament : le songe de Jacob (Livre de la Genèse).
Le nom de Jacob signifie « il talonnera », car il est né en tenant son jumeau premier-né Esaü par le talon. Plus tard, il achète contre un plat de lentilles le droit d'aînesse de son frère Esaü affamé (G. 25 25-34).
Avant sa mort, leur père Isaac, devenu aveugle, veut rétablir Ésaü dans ses droits. Rébecca profite de la cécité de son mari pour lui faire donner sa bénédiction à Jacob. Ésaü, furieux, décide de tuer son frère dès la mort d’Isaac. Rébecca découvre ses intentions et implore Jacob de fuir chez son oncle Laban à Haran.
William Blake, the lader of Jacob
Au cours de son voyage vers Harran, Jacob passe la nuit à Béthel et y a la vision d’une échelle atteignant le ciel et de Dieu se tenant en haut de cette échelle GN (28 10-15) : " Jacob quitta Bersabée et partit pour Harân. Il arriva d'aventure en un certain lieu et il y passa la nuit, car le soleil s'était couché. Il prit une des pierres du lieu, la mit sous sa tête et dormit en ce lieu. Il eut un songe : Voilà qu'une échelle était dressée sur la terre et que son sommet atteignait le ciel, et des anges de Dieu y montaient et y descendaient ! Voilà que Yahvé se tenait devant lui et dit : "je suis Yahvé, le Dieu d'Abraham ton ancêtre et le Dieu d'Isaac. La terre sur laquelle tu es couché, je la donne à toi et à ta descendance..."
L'échelle est donc le symbole du lien entre le ciel et la terre et ce qui donne un sens à l'existence errante de Jacob : Yahvé promet à Jacob de lui donner une nombreuse descendance (le Peuple hébreu) et d'habiter le pays où il lui a parlé.... "Que ce lieu est redoutable ! Ce n'est rien de moins qu'une maison de Dieu et la porte du ciel !" s'écrie Jacob... "Levé de bon matin, il prit la pierre qui lui avait servi de chevet, il la dressa comme une stèle et répandit de l'huile sur son sommet. A ce lieu, il donna le nom de Béthel ("La Porte du ciel"). (La Bible de Jérusalem)
Eugène Delacroix, combat de Jacob avec l'Ange
Les anges jouent un rôle important dans la vie de Jacob. Plus tard, Jacob se battra toute une nuit contre un inconnu au gué de Yabboq. Au matin, cet inconnu refuse de lui donner son nom. Désormais, Jacob sera appelé Israël, c’est-à-dire "celui qui a lutté avec Dieu" ou "fort contre Dieu" (GN 32-38). Certaines traditions, influençant les peintres qui ont représenté la scène, considèrent que Jacob a en fait combattu un ange.
La relation avec l'Ange, l'ouverture à la transcendance, n'est pas de tout repos ; la vie de l'esprit est un combat, mais elle est la condition de "l'accomplissement" ("Oui, ils seraient capables de cela" écrit R.-M. Rilke). La seule horizontalité est stérile ; sans verticalité, l'homme ne fait qu'errer à la surface de la terre ; il a besoin, pour exister véritablement, d'une ouverture vers le ciel qui sanctifie l'espace ("Ce n'est rien de moins que la maison de Dieu et la Porte du Ciel.")
Au début de la neuvième Elégie, le poète définit la relation de l'être humain avec l’Ange :
« Chante le monde à l’Ange, et non pas l’ineffable ;
Tu ne peux devant lui te vanter des splendeurs de ton seul sentiment ;
dans l’univers où il éprouve un plus sensible sentiment, toi tu es un novice ;
Montre-lui donc, simple, la chose, génération après génération
lentement façonnée, et qui vit comme nôtre,
Près de la main et dans notre regard.
Les choses, dis-les lui, les choses, dont il sera tout étonné,
Ainsi que le cordier de Rome ou du potier du Nil, toi, tu le fus.
Montre-lui comme heureuse une chose peut être, et nôtre et sans péché… »
Il y a donc des « choses » que l’Ange ne connaît pas et que l’homme seul connaît parce qu’il a un corps charnel. Le « métier » d'homme ne consiste pas à imiter l’Ange (« Chante le monde à l’Ange, et non pas l’ineffable ; tu ne peux devant lui te vanter des splendeurs de ton seul sentiment ; dans l’univers où il éprouve un plus sensible sentiment, toi, tu es un novice...»)
… Mais à tendre vers lui sans cesser d’être soi-même. L’ange, le « double de lumière de l’homme » - chacun d’entre nous a le sien - désire ardemment le monde sensible, la matière et seul l’homme peut réunir en lui la création pour la lui présenter. Mais il ne peut le faire que si son regard sur le monde est le regard d’un poète.
Le monde « objectif » n’intéresse pas l’Ange qui n’est que qualité pure ; seule le monde transformé par une âme humaine, les « objets » du monde sensible transfigurés dans l’espace intérieur d’une âme humaine méritent son attention.
« Tout Ange est terrible » car l’Ange détient la différence essentielle, la puissance spirituelle, mais l’Ange aspire non pas seulement à l’accompagner et à l’aider comme le fit Raphaël avec Tobie, mais à s’unir à l’Homme et à réaliser dans cette union la jonction amoureuse entre la création et le monde divin entre lequel l’homme, résumé des trois règnes (minéral, végétal et animal) et lui seul, est le pont et à collaborer intimement (et non plus extérieurement comme du temps de Tobie) avec lui.
Les Elegies de Diuno marquent une évolution notable dans le propos de Reiner-Maria Rilke au sujet des Anges. "Tout Ange est terrible" : l'Ange est obligé de voiler sa puissance et sa lumière car l'Homme ne peut contempler le divin face à face sans mourir, mais l'Ange n'est pas inaccessible : il désire au contraire la rencontre, il aspire à connaître la Terre, les choses, la matière et tout cela à travers l'Homme, le Quatre, le luminaire central du chandelier à sept branches, le coeur du sceau de Salomon, de l'Etoile de la Rédemption, le pont entre la pierre, la plante, l'animal et le monde supra-sensible où se tiennent l'Ange, l'Archange et Celui qu'on ne peut nommer. L'Ange fait la moitié du chemin vers l'Homme. Mais si l'Ange aspire à rencontrer " l'Homme en "descendant" vers lui, l'Homme ne peut rencontrer l'Ange qu'en se tenant au sommet de lui-même.
Pour éclairer mon propos, je donne ici la traduction d'une adaptation par Tom Cheetham de After Prophecy, Imagination, Incarnation and Unity of the Prophetic Tradition (Après la Prophétie : Imagination, Incarnation et Unité de la Tradition Prophétique) :
Au sujet des Anges, il y a, selon Henry Corbin, une convergence remarquable entre certains courants mystiques islamiques et la poésie de Reiner-Maria Rilke. Rilke pensait en effet que sa conception de l'Ange s'apparentait davantage à celle de l'islam qu'à celle du christianisme dans lequel il avait été élevé.
La vision mystique de Rilke implique une cosmologie qui refuse l'existence d'un fossé entre la ciel et la terre : le ciel et la terre sont en continuité. C'est, il me semble, cette intuition fondamentale qui rend l'oeuvre de Rilke si importante aux yeux de Corbin. Ce dernier, dont la connaissance de la théologie, de la philosophie et de la littérature allemandes était extraordinairement étendue et profonde, pensait que les Elégies formulaient explicitement, littéralement, les thèmes centraux de la vision mystique de l'islam qu'il défendait avec passion. Il note après la lecture d'une lettre bien connue que Rilke écrivit un an avant sa mort : "notre tâche est de graver en nous la demeure provisoire et périssable de la terre si profondément, si douloureusement et si passionnément qu'elle puisse ressusciter "invisiblement" en nous. Nous devons accomplir la transfiguration du visible dans l'invisible."
C'est dans la figure de l'Ange, centrale dans les Elégies, que cette transformation apparaît comme déjà accomplie. L'Ange des Elégies, écrit Rilke, est l'être qui aspire à la reconnaissance dans l'invisible d'un ordre plus élevé de réalité. - Par conséquent "terrible" ("Tout Ange est terrible.") pour nous, car nous continuons toujours à nous accrocher au visible (...) Tous les mondes de l'univers plongent leurs racines dans l'invisible qui est leur réalité la plus profonde... Nous sommes les êtres qui transformons la terre ; notre existence tout entière, les extases et les retombées de l'amour, tout nous qualifie pour accomplir cette tâche en dehors de laquelle aucune autre n'est essentielle.
C'est précisément, explique Corbin, la conception d'Avicenne, de Suhrawardi, de Mulla Sadra et d'Ibn 'Arabi. Dans des mots qui reflètent ceux de Rilke, le théologien chiite du XXème siècle, Mohammad Hosayn Tabataba'i disait que le rôle du gnostique dans ce monde est d'être l'artisan de l'invisible, de la transcendance. L'imagination en nous fournit le lieu de rencontre nécessaire entre ce monde et le monde divin. Corbin nous parle d'une tradition chiite qui prétend que le sang de l'Iman Hosayn, Prince des Martyrs, doit rester suspendu pour toujours entre le Ciel et la Terre, car s'il venait à verser, le monde toucherait à sa fin. L'Ange nous permet de percevoir toutes choses comme suspendues entre Ciel et Terre dans le mundus imaginalis (le monde imaginal). L'Imagination crée la possibilité d'une "jonction entre les deux mers" là où Moïse et Khidr, "le Verdoyant" se rencontrent.