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 Bérénice Levet

 

9782234071032

 

Bérénice Levet, docteur en philosophie, est également professeur et collabore aux revues Esprit, Commentaire ainsi qu'à La Revue des Deux Mondes. Elle est l'auteur, avec François Boespflug, d'un livre d'entretiens sur l'art et le christianisme, La Pensée des images (Bayard, 2011). Le Musée imaginaire d'Hannah Arendt est son premier essai.

«Le Musée imaginaire d'Hannah Arendt : le titre est à entendre en un sens large, comme la métaphore des oeuvres littéraires, picturales, musicales qui ont nourri le vocabulaire de sa sensibilité et de son intelligence.

 

Les commentateurs d'Arendt ont remarqué, souligné la présence de la littérature dans son oeuvre - moins, mais il est vrai qu'elles sont plus discrètes, celles de la peinture ou de la musique.

 

Cependant, personne, jusqu'à présent, n'était entré dans son oeuvre exclusivement par cette voie. J'ai choisi de l'emprunter afin de comprendre pourquoi elle s'était ainsi volontiers tournée vers les écrivains et les artistes. Quelle est la spécificité de l'approche littéraire et artistique du réel ? A quoi les moyens de l'art doivent-ils d'être, comme elle le déclare, sans rivaux pour raconter la vie de quelqu'un ou dire ce qui s'est passé ? Au terme de l'enquête, la réponse s'impose : l'art est seul, pour Arendt, adéquat à l'étoffe dans laquelle l'existence humaine est taillée.

 

Le fondement de son parti pris artistique est ontologique. Et il n'est pas sans lien avec son expérience du XXe siècle, de l'épreuve et de l'examen des totalitarismes. Ces régimes qui se sont donné pour fin d'humilier et de nier le réel dans ses traits essentiels, de dérober à l'homme son humanité. Toutefois, je n'ai pas voulu simplement ajouter une nouvelle contribution aux études arendtiennes mais tenter de refonder, par le prisme d'une personnalité singulière, notre propre besoin des Humanités concurrencées, aujourd'hui, comme au temps d'Arendt, par les sciences humaines et sociales.»


Extrait de l'avant-propos

Allemagne, année 1952. Au cours d'un voyage de cinq mois à travers l'Europe, après Paris et avant d'autres villes européennes, Hannah Arendt séjourne à Munich. Elle assiste à un concert donné par l'orchestre philharmonique. Au programme : l'oratorio de Haendel, le Messie, dont elle rend compte à Heinrich Blücher en des termes fervents : «Quelle oeuvre ! L'Alléluia me résonne encore dans les oreilles et dans le corps. Pour la première fois, j'ai compris combien c'était formidable : un enfant nous est né. Le christianisme c'est quand même quelque chose !»

 

Et, dans ses cahiers, elle consigne et commente cette découverte, déposant les ferments d'une notion inédite dans le vocabulaire de la philosophie, la notion de natalité. Nous connaissions la dette contractée par Hannah Arendt envers l'Évangile de Luc, Virgile et saint Augustin pour l'inscription de cette notion au coeur de sa philosophie.

 

Sa correspondance et son Journal de pensée nous révèlent que c'est en écoutant Haendel qu'elle a eu, «pour la première fois», l'intuition de la fécondité philosophique du motif «For unto us a Child is born» ou, pour le dire avec les mots d'Heinrich Blücher, qu'elle a «pressenti ce que voulait dire la bonne nouvelle au sens métaphysique». Détail anecdotique, dira-t-on ? Je ne le crois pas. Que ce soit à l'influence d'une oeuvre musicale qu'Hannah Arendt doive l'une de ses harmoniques les plus originales me semble au contraire hautement révélateur de sa démarche, de la façon dont elle a su laisser son imagination de philosophe être fécondée par des oeuvres non philosophiques.

Hannah Arendt n'est pas la seule, assurément, parmi les philosophes, spécialement au XXe siècle, à tourner ses regards vers l'art et la fiction, à emprunter ses références à des domaines autres que théoriques. On met volontiers au crédit du siècle écoulé d'avoir présidé sinon aux noces de la philosophie et de la littérature, du moins à un décloisonnement des genres. Les frontières seraient devenues poreuses et les philosophes curieux d'oeuvres non conceptuelles. Cette façon de voir, flatteuse pour l'esprit contemporain, présente à l'évidence le défaut d'escamoter l'ambiguïté ancestrale des relations entre la philosophie et l'art, de réduire les forces d'attraction et de répulsion qui règlent leurs rapports en présentant une version en blanc et en noir dans laquelle Platon tient par avance le mauvais rôle.

 

Car, même si c'est en effet avec Platon, comme le rappelle Monique Dixsaut, que s'établit et se fixe la «distinction entre muthos : récit, fiction, histoire et logos : discours rationnel et vrai», entre récit forgé et discours véritable, c'est néanmoins le même Platon qui, tout en disqualifiant le premier au bénéfice du second, compose des fables à la manière d'Ésope, recycle ou forge des mythes. Et «tout cela laisse perplexe», avoue Monique Dixsaut dont la perplexité devrait nous instruire.


Notons qu'Arendt ne cède pas à ces facilités interprétatives. Non seulement, elle observe que les «deux premières paraboles de la pensée, les plus marquantes», incitent fortement à reconnaître que la philosophie, à son origine, «s'est mise à l'école d'Homère pour suivre son exemple» : «Je pense, précise-t-elle, au voyage de Parménide jusqu'aux portes du jour et de la nuit et à l'allégorie de la caverne de Platon dont le premier est un poème et la seconde, de nature essentiellement poétique, exploite de bout en bout le langage homérique.»

 

Mais, relisant, en 1952, avec une attention extrême la République, elle s'arrête sur la sentence de bannissement prononcée par Platon contre les poètes. Son examen des objections produites à charge contre Homère lui fait conclure à un manque de consistance de la condamnation platonicienne. Elle parle d'une «argumentation cousue de fil blanc» et incline à considérer qu'il entre dans cette velléité d'exiler les poètes de la cité plus de «jalousie» que de mépris de la poésie.

 

Il suffit de relire attentivement le livre X pour vérifier que la radicalité, la brutalité de la décision platonicienne n'est qu'à proportion de l'attrait que la poésie a exercé sur le philosophe. Son oeuvre entière porte l'empreinte d'une padéia toute littéraire, spécialement homérique, et rares, sans doute, sont les philosophes contemporains capables de rivaliser avec Platon dans l'amour de la poésie."

 


 

 

 


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