En voici la conclusion :
On disposait jusqu’ici de rares études réalisées dans les pays de langue française au cours des années 1990 et comparant les démarches d’enseignement de la lecture.
Concluant à l’efficacité sensiblement supérieure des apprentissages qui font travailler le code graphophonologique par rapport à ceux qui ne l’enseignent pas, ces recherches sont venues confirmer
les constats sur le terrain de l’impuissance des méthodes purement globales, et légitimer leur abandon (Voir notamment Jean-Marc Braibant et François-Marie Gérard, « Savoir lire, une question de
méthode ? », Bulletin de psychologie scolaire et d’orientation, I, 1996 ; et Roland Goigoux, « Apprendre à lire à l’école : les limites d’une approche idéo-visuelle », Psychologie française,
45-3, 2000).
Beaucoup plus nombreuses, les enquêtes menées aux États-Unis dans la même période vont dans le même sens. La synthèse de 38 d’entre elles, menée à partir de
critères méthodologiques précis permettant d’agréger leurs données, conclut qu’un enseignement «phonique» (i.e. centré sur l’étude des correspondances graphophonologiques) systématique est plus
efficace qu’un enseignement phonique non systématique, a fortiori qu’en enseignement non phonique (exclusivement global donc) ; et qu’il est plus efficace non seulement du point de vue du
déchiffrage mais aussi du point de vue de la compréhension (Cf. “Teaching Children to Read”, National Reading Panel Report, 2000 - texte aisément accessible sur internet).
Le contexte français est certes aujourd’hui marqué par la dévaluation des approches purement globales ou idéo-visuelles, et la généralisation
d’un travail sur le code en cours de CP, mais il est aussi caractérisé par une grande diversité des formes de ce travail sur le code, qui variedans son intensité,
sa systématicité, ses modalités.
Notre enquête confirme à son tour que la réussite des apprentissages au CP est à la mesure de la place faite au travail sur le code. Elle permet toutefois de
préciser que toutes les approches du code sont loin de se valoir, montrant que la question principale de la didactique de la lecture aujourd’hui n’est plus de savoir s’il convient ou non de faire
place à l’étude du code, mais de la façon d’aborder cette étude. Ce sont les classes dans lesquelles l’apprentissage est résolument centré sur le déchiffrage, considéré comme la clé de l’accès au
sens, et organise son étude de façon progressive et systématique, l’élève pouvant déchiffrer de façon autonome tout ce qu’on lui propose à lire, sans recours à la lecture devinette, qui
obtiennent des résultats dont la supériorité est statistiquement bien établie. La fluidité du déchiffrage s’avère difficilement séparable, dans ces résultats, de l’appréhension du
sens.
La présence dans l’enquête de quelques classes utilisant des manuels de la méthode syllabique et obtenant des résultats médiocres aurait pu, même si ces derniers ne
suffisent pas à modifier la tendance statistique principale, affaiblir la portée de cette conclusion. Paradoxalement, ces classes «déviantes» viennent au contraire la renforcer, puisqu’il s’avère
que les enseignants qui les ont en charge ont dérogé aux principes d’apprentissage dont notre enquête souligne l’efficacité supérieure.
L’observation des effets-classes met en relief, du même coup, un aspect complémentaire des données collectées. L’analyse des variations du rendement pédagogique des
manuels ne renvoie pas à une opposition bloc à bloc entre méthode mixte et méthode syllabique. Tous les manuels de la mixte n’ont pas le même rendement, et il en va de même des manuels de la
syllabique. En réalité, il semble que ce soit la même loi, selon laquelle le rendement d’un apprentissage de la lecture est à la mesure de la priorité donnée au déchiffrage et de l’efficacité de
son enseignement, qui explique à la fois l’efficacité supérieure de la syllabique et les différences de rendement des manuels au sein tant des méthodes mixtes que des méthodes syllabiques Au plan
plus général de la confrontation de l’institution scolaire aux inégalités sociales, cette enquête débouche sur deux constats de forte signification.
Elle souligne d’abord l’importance des marges de jeu dont dispose l’école face au poids des héritages culturels. Certes, ceux-ci ne se font jamais oublier, même
dans les classes les plus performantes : mais leur impact y est considérablement réduit. Il existe donc des moyens sérieux de lutter contre les déterminismes sociaux, et l’institution scolaire ne
saurait se satisfaire de prendre acte d’inégalités qui ne dépendent pas d’elle pour les transformer en inégalités scolaires (Rappelons qu’actuellement, loin de compenser les inégalités
socioculturelles, l’école élémentaire les accompagne, et fait peut-être plus que les subir : les écarts culturels et cognitifs moyens entre un enfant de cadre et un enfant d’ouvrier sont
multipliés par deux entre l’entrée au CP et la sortie du CM2 - voir Jean-Paul Caille et Fabienne Rosenwald, « Les inégalités de réussite à l’école élémentaire : construction et évolution »,
France, portrait social, INSEE, 2006).
En second lieu il est frappant de constater que le manuel qui se révèle le plus efficient avec les élèves des milieux les plus défavorisés soit aussi le
plus exigeant non seulement dans l’apprentissage technique du code, mais aussi dans ses contenus intellectuels, de par l’ambition lexicale et littéraire des textes qu’il propose à la lecture des
élèves.
Notre recherche contredit à cet égard, sous un double aspect, les orientations du « Plan de rénovation de l’enseignement du français à l’école élémentaire »
(1971) qui a inspiré les instructions officielles de 1972 (Lesquelles ont ouvert la voie à la grande modernisation pédagogique du système éducatif en France dans les années 1970/80). Les auteurs
de ce plan plaçaient leurs espoirs de démocratisation de l’école dans une approche de la culture écrite qui, d’une part, donnerait la primauté à la compréhension sur le décodage, et éviterait
d’autre part « les savoirs abstraits et la ‘performance’ littéraire », inaccessibles aux publics populaires du fait de l’insuffisance de leurs ressources culturelles et cognitives. Or on voit
ici, quarante après, d’abord que déchiffrage et compréhension sont indissociables, l’accès au sens exigeant une grande habileté dans le déchiffrage ; et ensuite que la meilleure progression des
publics populaires suppose une grande exigence à leur égard, tant en ce qui concerne la rigueur dans la qualité du déchiffrage que pour ce qui est de la richesse lexicale et littéraire des
contenus.
Ces observations rappellent a contrario combien la culture professionnelle des enseignants du primaire reste aujourd’hui fortement marquée par la thématique
de la rénovation pédagogique des années 1970/80. L’apprentissage du déchiffrage est souvent vécu comme le « sale boulot » de l’enseignement de la lecture, comme un temps soustrait à l’essentiel,
le travail sur la compréhension, dont les publics populaires sont estimés avoir un besoin prioritaire. Ce qui explique sans doute la diffusion si paradoxalement faible de la méthode syllabique
dans les quartiers les plus défavorisés, comme nous l’avons constaté.
Peut-on espérer, dans ce contexte, que seront entreprises des recherches sur l’apprentissage de la lecture portant sur de plus vastes effectifs que la
nôtre, qui permettraient une mesure précise des effets-maître, de l’impact de la formation initiale et de l’ancienneté dans le métier ; et qui ne renonceraient pas a priori, au nom de la liberté
pédagogique des enseignants (comme si celle-ci n’avait pas tout à gagner à s’exercer de façon mieux informée), à interroger le rôle des manuels, dont notre enquête révèle le poids si crucial
?